c) L’éloge paradoxal d’Abraham (Abr., 192-198)

De fait, conformément au registre sur lequel Philon a choisi de se situer, ce n’est pas la qualification de l’acte en lui-même qu’il s’efforce de mettre en évidence, puisqu’il ne la récuse pas, mais l’écart que cet acte constitue par rapport à une situation de départ, pour montrer que cette « action, en réalité, mérite d’être louée et est digne d’amour » (τῷὄντι ἐπαινετὴ καὶἀξιέραστος ἡ πρᾶξις ; § 191). Plus encore, « cela est facile à voir à partir de multiples choses » (ἐκ πολλῶν εὐμαρὲς ἰδεῖν ; ibid.) : cette affirmation reprend l’idée de Philon que le sens littéral doit assumer une forme d’évidence, et qualifie donc bien l’enjeu du passage. Cette dernière partie de l’argumentation reprend à la fois les enjeux de la discussion qui précède immédiatement – mais en la réduisant aux deux seuls thèmes qui ont une portée pour le passage, le rôle de la coutume et l’attachement naturel d’un père pour son fils – et les motifs d’éloge déjà développés avec insistance par Philon dans son exposé de la trame narrative du passage : l’obéissance à Dieu, de nouveau l’attachement d’Abraham pour Isaac, ainsi qu’une dimension cultuelle qui était seulement esquissée dans la mention du fardeau de piété imposé à Isaac, la victime (§ 171), mais présente dans les actes de préparation du sacrifice. Quatre types d’arguments se succèdent, avec un degré croissant de force et de caractère paradoxal.

Le premier est qu’Abraham « a eu souci par-dessus tout d’obéir à Dieu » (τὸ πείθεσθαι θεῷ[…]ἐν τοῖς μάλιστα ἐπετήδευεν ; § 192), ce qui est manifestement une référence qui dépasse le seul épisode du sacrifice, puisque Philon précise : ὡς μηδενὸς πώποτε τῶν προστεταγμένων ἀλογῆσαι (« au point de ne jamais négliger aucune des choses qui lui étaient prescrites » ; ibid.). La vertu passée explique la vertu présente d’Abraham : παρὸ καὶ τὸ χρησθὲν ἐπὶ τῷ υἱῷ γενναιότατα καὶ στερρότατα ἤνεγκεν (« c’est pourquoi il supporta également ce qui lui était proclamé concernant son fils avec une très grande noblesse et une très grande fermeté » ; ibid.). Cet oracle inouï est donc placé dans la perspective de ceux qui précèdent : puisque Abraham a agi avec piété les fois précédentes, et notamment lors du premier oracle qui lui ordonnait sa migration (Gn 12, 1), son acceptation n’est rien d’autre qu’une nouvelle preuve de sa piété. Philon atténue quelque peu la portée de ce qui est demandé à Abraham, en rappelant que les ordres précédents pouvaient être remplis « de peines et de souffrances » (πόνων τε καὶἀλγηδόνων ; § 192), sans rappeler le caractère extrême de ce dernier commandement : il cherche plutôt à reprendre son développement dans la perspective de la piété bien établie d’Abraham.

Le deuxième argument reprend la question de la coutume pour mettre en lumière, plus encore que précédemment, le caractère absolument unique d’Abraham. « Les sacrifices humains n’étant pas coutume dans la région, comme ce l’est peut-être chez certains » 222 (οὐκ ὄντος ἔθους ἐν τῇ χώρᾳ, καθάπερ ἴσως παρʼ ἐνίοις ἐστίν, ἀνθρωποθυτεῖν ; § 193), Abraham « s’apprêtait, le premier, à entamer quelque chose de tout à fait nouveau et extraordinaire » (ἔμελλε πρῶτος ἄρχεσθαι καινοτάτου καὶ παρηλλαγμένου πράγματος ; ibid.) : l’emploi de καινός (qui plus est au superlatif), qui décrit aussi bien la simple nouveauté que ce qui est révolutionnaire, ou encore du verbe ἀνθρωποθυτεῖν, un hapax chez Philon, très rare par ailleurs 223, suggère le caractère inouï de l’acte d’Abraham, alors qu’il n’a pas le secours de la « répétition continue » (τῇσυνεχείᾳ ; ibid.) de ces sacrifices pour affaiblir la représentation qu’il en a 224. Philon précise que « personne ne l’aurait supporté, même s’il s’était fait l’âme en fer et en acier » (ὅ[…] μηδεὶς ἂν ὑπομεῖναι, καὶ εἰ σιδήρου τὴν ψυχὴν ἢἀδάμαντος κατεσκεύαστο ; ibid.225. Cela fait écho, avec un effet de surenchère, à toutes les images précédentes sur la fermeté absolue d’Abraham, mais particularise plus encore ce dernier comme une personne absolument unique. Enfin, le proverbe anonyme qu’il cite pour conclure son argument : “φύσει ἔργον μάχεσθαι” (« combattre la nature est un lourd travail » ; ibid.) lui permet d’approfondir encore sa réflexion : alors qu’il avait associé la coutume répétée à une forme de nature (§ 185), Philon parle désormais directement, si l’on prend à la lettre les termes de ce proverbe, de la nature elle-même, pour suggérer par cette citation qu’Abraham agit de façon contraire à la nature. L’éloge d’Abraham se présente donc comme tout à fait paradoxal, si l’on songe que le stoïcisme, comme nous l’avons déjà rappelé, donne comme définition du bien souverain ἀκολούθως τῇ φύσει ζῆν (« vivre selon la nature ») : Abraham est exemplaire lorsqu’il agit parfaitement à rebours de la nature humaine, ce qui semble aller à l’encontre des affirmations de Philon lui-même sur les patriarches dans le prologue du traité, comme nous en avons déjà fait mention à propos de ce précepte stoïcien (voir § 6).

Philon creuse cette réflexion sur la nature en évoquant les motifs d’attachement d’Abraham à Isaac. Le premier est « le sentiment légitime de bienveillance » (τὸ πάθος[…] τῆς εὐνοίας γνήσιον) éprouvé par Abraham pour son seul fils légitime (γνήσιον[…] υἱὸν[…] μόνον ; § 194), attachement lui-même exceptionnel, puisqu’il « surpasse les amours raisonnables et les amitiés qui se sont attirées du renom » (ὑπερβάλλον τοὺς σώφρονας ἔρωτας καὶ τὰς φιλίας, ὅσαι διʼ ὀνόματος γεγόνασι ; ibid.). Le caractère naturel ou nécessaire de cet attachement est souligné par la répétition de γνήσιον (« légitime »). Le second motif est qu’Isaac a été engendré par Abraham quand celui-ci était « non pas dans la fleur de son âge, mais dans sa vieillesse » (μὴ καθʼ ἡλικίαν ἀλλʼ ἐν γήρᾳ ; § 195), ce qui motive un « enchantement exerçant une très forte contrainte » (βιαστικώτατον φίλτρον ; ibid.). Philon l’explique en faisant œuvre de psychologue, décrivant comment « les parents sont comme fous pour ces enfants nés tardivement » (τοῖς ὀψιγόνοις ἐπιμεμήνασί πως οἱ τοκεῖς ; ibid.), mais il revient encore une fois à la notion de nature, puisqu’à travers ces enfants « la nature s’arrête là comme contre une barrière finale et ultime » (τῆς φύσεως ἐνταῦθα ἱσταμένης ὡς ἐπὶ τελευταῖον καὶὕστατον ὅρον ; ibid.). Philon omet de mentionner qu’Isaac est précisément né au-delà de cette barrière, d’après le texte scripturaire qui rapporte l’annonce de la naissance d’Isaac 226 : cela n’en marque que plus clairement son souci de détacher le cas d’Abraham sur le fond d’une multitude d’autres cas familiers et répondant à une psychologie bien connue, pour le rendre par contraste plus unique encore.

Le dernier motif qui attache de façon unique Abraham à Isaac est que celui-ci est son seul fils. Philon expose de façon significative qu’il n’y a « rien de paradoxal » (παράδοξον οὐδέν ; § 196) à offrir en sacrifice l’un de ses enfants lorsque l’on en a beaucoup. L’action d’Abraham est donc bel et bien « paradoxale » : il « accomplit un acte plus grand que toute parole » (λόγου παντὸς μεῖζον ἔργον διαπράττεται ; ibid.), en négligeant la parenté (οἰκειότητι ; ibid.), mais « en pesant de tout son poids du côté de ce qui est cher à Dieu » (τὸθεοφιλές ; ibid.). Cette dernière image peut surprendre : alors qu’Abraham était précédemment décrit à plusieurs reprises comme celui qui n’incline d’aucun côté, Philon le présente soudainement comme penchant aussi fortement que possible dans une direction donnée, celle de Dieu. Contre toute la force conjuguée de ses attachements naturels, physiologiques et psychologiques envers Isaac, Abraham incline volontairement et d’une façon totalement paradoxale vers Dieu. Par cette réflexion, qui ramène le développement vers la question de la relation entre Abraham et Dieu, de façon plus approfondie que la mention de l’obéissance à Dieu faite plus haut (§ 192), Philon commence à livrer de façon claire l’enjeu de son argumentation : contre toute nature humaine, contre tout penchant et tout attachement naturel, l’exemplarité d’Abraham consiste à ne tenir compte que de Dieu. L’enjeu d’une comparaison entre Abraham et toute autre personne est de faire ressortir le caractère unique d’un acte qui apparaît comme suscité par Dieu, et orienté uniquement vers lui. L’attachement à Dieu, l’obéissance à ses ordres, contre la nature, constitue la marque d’une véritable piété, qui est digne d’éloge précisément parce qu’Abraham, contrairement à ce qu’affirmaient les adversaires de Philon, accomplit quelque chose d’unique.

Philon ne s’arrête toutefois là et ajoute un dernier point qui nous permet de préciser encore son propos, en annonçant quelque chose « de particulier, n’ayant été fait à peu de choses près que par lui » (ἐξαίρετον καὶ μόνῳ σχεδόν τι τούτῳ πεπραγμένον ; § 197) : contrairement aux exemples de l’histoire et de la mythologie grecque, par exemple à Agamemnon 227, à tous ceux qui « détournent les yeux, ne supportant pas de regarder, pendant que d’autres font le sacrifice » (τὰς ὄψεις ἀποστρέφονται θεάσασθαι μὴὑπομένοντες, ἄλλων ἀναιρούντων ; § 197), contrairement donc aux « autres » (οἱ μὲν γὰρ ἄλλοι ; ibid.), Abraham, « comme un prêtre, allait commencer le sacrifice » (ὁ δ’ ὥσπερ ἱερεύς κατήρχετο τῆς ἱερουργίας ; § 198). Philon ajoute un détail surprenant mais très significatif de ce qu’il veut faire voir : « il l’aurait peut-être même démembré selon la loi des holocaustes, offrant son fils en sacrifice membre par membre » (ἐμέλισε δʼ ἂν ἴσως καὶ νόμῳ τῶν ὁλοκαυτωμάτων κατὰ μέλη τὸν υἱὸν ἱερουργῶν ; § 198). Philon fait d’Abraham un exécutant fidèle de tous les commandements de Dieu, y compris ceux qui n’ont pas encore été formulés à son époque et ne le seront que par Moïse. Alors qu’il avait évité précédemment d’utiliser un vocabulaire sacrificiel tiré de l’Écriture, Philon ne craint pas ici d’évoquer précisément une prescription du Lévitique, (Lv 1, 6) avec un terme technique et proprement scripturaire, ὁλοκαύτωμα 228, même si Philon lui associe deux termes qui n’ont pas de fondement scripturaire direct et renvoient plutôt aux sacrifices du monde grec : τῆς ἱερουργίας (« le sacrifice ») etἱερουργῶν (« sacrifiant ») 229, sans doute pour atténuer l’étrangeté du terme. Non seulement cette référence vise à suggérer la parfaite connaissance de la part d’Abraham des lois qui régissent les sacrifices, contre ceux qui pourraient opposer à Philon la condamnation par Moïse des sacrifices idolâtriques des Cananéens, mais elle rend particulièrement explicite que ce qu’il est demandé à l’homme d’accomplir, ce n’est pas ce qui répond à sa nature, mais ce sont les commandements de Dieu : ceux que Dieu a adressés particulièrement à Abraham, dont la vie est l’archétype des autres lois (voir § 3), tout autant que ceux qu’il a adressés par Moïse au peuple hébreu.

La perfection d’Abraham vient, comme Philon l’exprime en recourant une nouvelle fois à l’image de la balance, de ce qu’ « il n’a pas penché en partie vers son enfant, en partie vers la piété » (οὐ τὸ μέν τι μέρος ἀπέκλινε πρὸς τὸν παῖδα, τὸ δέ τι πρὸς εὐσέβειαν ; § 198), mais « a consacré son âme tout entière et intégralement à la sainteté » (ὅλην τὴν ψυχὴν διʼ ὅλων ὁσιότητι προσεκλήρωσεν ; ibid.). Le changement d’image est très suggestif de la démarche argumentative : ce qui apparaissait sur un premier plan comme une parfaite immobilité du sage, à l’égard des réalités humaines, est en réalité à considérer, sur le plan des réalités divines, comme une consécration totale à Dieu, de tout son poids. Le renversement de l’image exprime le basculement de perspective qu’il est nécessaire d’adopter pour comprendre la perfection d’Abraham. L’équilibre parfait d’Abraham à l’égard de son attachement pour Isaac, que Philon avait déjà présenté, non pas comme un pur détachement à l’égard des passions, mais comme le signe de la domination totale d’un désir passionné pour Dieu (ἔρωτι θείῳ ; § 170), est en même temps une inclination radicale vers Dieu 230 : à la nature humaine ordinaire se substitue un ordonnancement divin, une nature divine qui se manifeste par une injonction qui va totalement à son encontre 231.

La référence à la notion de sainteté (ὁσιότης) n’est pas neutre. Dans le contexte de ce développement, elle signale que le terme de la route vers la sainteté empruntée avec Isaac est atteint (§ 172), illustrant la perfection d’Abraham sur un registre religieux. Mais de même que Philon emploie pour parler des sacrifices un vocabulaire essentiellement tiré des usages courants de la langue grecque, plutôt que de l’Écriture, la référence à l’ὁσιότης peut être rattachée avant tout à des emplois dans la littérature grecque 232, et notamment chez Platon, où se trouvent 16 des 25 emplois du terme dans la littérature grecque antérieure à Philon. En particulier, cette notion fait l’objet d’une longue discussion, aporétique, dans l’Euthyphron, à laquelle le développement philonien paraît précisément apporter une réponse. En effet, la véritable sainteté, qu’Euthyphron et Socrate ont échoué à définir de façon claire et univoque, proposant successivement d’y voir ce qui plaît aux dieux (Euthyphron, 6 e 11), ce qui est approuvé par tous les dieux (ibid., 9 d 3), et enfin ce qui est juste (ibid., 11 e 7-12 a 2), est atteinte par Abraham. La recherche philosophique aporétique trouve une réponse concrète dans l’exemple d’Abraham : sa sainteté est l’obéissance parfaite aux commandements divins tels qu’ils sont révélés aux hommes. L’incertitude platonicienne sur ce qui est conforme à la divinité est tranchée par l’Écriture qui est la révélation de la volonté de Dieu et la description de la manière dont un homme, Abraham, a su y répondre totalement. Au-delà d’un conflit d’interprétations qui peut s’inscrire au sein du judaïsme, Philon illustre également la manière dont la réflexion philosophique trouve son achèvement et sa réalisation concrète dans l’Écriture.

À l’image du développement initial sur la migration d’Abraham, il serait possible de voir dans ce passage l’expression d’une référence à la conception stoïcienne de la sagesse, à travers le thème de la lutte contre l’οἰκείωσις, c’est-à-dire des « comportements qui paraissent naturels à la plupart des hommes et qui le sont effectivement, mais d’une manière autre qu’on ne le croit communément » 233, par exemple tous les besoins vitaux ou l’attachement à sa famille. Or « ces “convenables” ne suffisent pas à exprimer par elles-mêmes la rationalité de l’homme. D’où ce double paradoxe : l’on peut accomplir scrupuleusement toutes les actions qui sont considérées comme naturellement bonnes, sans pour autant être véritablement un sage et, en revanche, on pourra dans certains cas commettre des actions habituellement considérées comme répréhensibles, sans pour autant perdre sa sagesse » 234. Cette conception sert de marchepied à Philon, qui a de fait mentionné, à la fin de son développement sur les différentes modalités de l’attachement éprouvé envers Isaac par Abraham, que ce dernier « ne cède rien à l’οἰκείωσις » (§ 196), c’est-à-dire en un premier sens aux liens de parenté qui l’unissent à Isaac, mais sans doute aussi, sur un registre philosophique, à son comportement naturel. Toutefois, comme c’était déjà le cas aussi bien à propos de la migration que dans le récit du sacrifice, Philon reconfigure ce que la conception stoïcienne lui fournit de suggestif, dans l’idée d’une conduite exemplaire paradoxale, en la ramenant non pas au pur travail de la raison, mais à la seule volonté de Dieu. C’est véritablement la nature humaine tout entière, y compris sa dimension rationnelle, qui est dépassée par l’exigence de l’obéissance à Dieu.

Ce passage s’inscrit donc dans la perspective du prologue du traité : il ne convient pas d’opposer la Loi de Moïse aux pratiques antérieures d’Abraham et des autres patriarches, mais de comprendre que la vertu d’Abraham est la même que celle des fidèles de la Loi de Moïse. Ce que Philon expose à travers le cas d’Abraham, c’est la vertu d’obéissance à Dieu dans la mesure où les commandements sont révélés directement ou sont contenus dans la Loi transmise par Moïse : Philon réfléchit au statut de la Parole révélée comme source d’autorité absolue, parce qu’elle est d’origine divine et transcendante. Il expose qu’il est nécessaire, pour comprendre cela, de dépasser une première évidence superficielle : ce n’est pas la nature humaine qu’il faut suivre, ce n’est pas à l’aune d’une simple juxtaposition d’expériences diverses qu’il faut juger Abraham, mais c’est en vertu de son obéissance parfaite à Dieu, la même que celle qui est attendue de ceux qui obéissent à la Loi. Peu importe donc le contenu de l’ordre ; ou plutôt, son caractère inouï ne fait que mettre d’autant mieux en lumière la vertu parfaite d’Abraham, modèle d’obéissance et de piété.

C’est un problème anthropologique et théologique majeur, concernant la relation entre les hommes et Dieu et leur identité respective, que pose Philon. Si les adversaires qu’il se donne semblent accepter l’autorité de Loi de Moïse, ils reconnaissent également comme autorité une certaine vision de la nature humaine appuyée sur une culture classique (l’histoire et la mythologie grecque) et religieuse (la Loi de Moïse) comme sur des connaissances que nous qualifierions aujourd’hui d’ethnologiques (les gymnosophistes). Philon oppose à cette anthropologie une autre définition de la perfection humaine, appuyée sur une double démarche : une approche critique, fondée sur une analyse méthodique des expériences culturelles qui ont été évoquées, et une reconnaissance de l’autorité absolue de toute la Loi de Moïse : ce sont les commandements donnés par Dieu, par l’intermédiaire de Moïse ou directement à Abraham, qui constituent la route par laquelle un homme peut arriver à la perfection. Contre le danger d’un certain relativisme, Philon propose une démarche à la fois rationnelle, qui ordonne et unifie les données de l’expérience, et pleinement soumise à l’autorité transcendante de Dieu qui énonce sa volonté dans les commandements qu’il donne aux hommes.

Notes
222.

Cette dernière mention prolonge un peu plus la mise en cause de l’idée qu’il s’agirait d’une pratique généralisée, avancée par les adversaires de Philon et que celui-ci, nous l’avons vu, a commencé à critiquer au paragraphe 184.

223.

Il n’y a que deux occurrences antérieures à Philon, chez Théophraste (De la piété, 13, 23) et Strabon (XI, iv, 7, 12), et seulement deux après lui jusqu’à la fin du troisième siècle, chez Plutarque (Des proverbes des Alexandrins, 10, 22) et Porphyre (Abst., 2, 27).

224.

Philon répète ici la substance du paragraphe 188, où était déjà présente l’idée que cette répétition continue affaiblit les représentations : les termes φαντασίαι et συνέχεια sont présents de part et d’autre.

225.

Cette image n’a qu’un seul autre équivalent chez Philon, dans le De vita Mosis, où elle sert à décrire les oppresseurs égyptiens du peuple hébreu, « plus impitoyables que le fer et l’acier » (σιδήρου καὶ ἀδάμαντος ἀπειθέστεροι ; Mos. I, 43). Il s’agit sans doute d’une réminiscence d’une expression métaphorique vive du Gorgias, où elle est qualifiée de « plutôt rustre » (ἀγροικότερον), pour exprimer la solidité extrême : σιδήροις καὶ ἀδαμαντίνοις λόγοις (« des raisons de fer et d’acier » ; Grg., 509 a 1-2).

226.

Voir Gn 18, 11-12, où est affirmé clairement qu’Abraham comme Sarah sont trop vieux pour avoir un enfant.

227.

Euripide, Iphigénie à Aulis, v. 1547-1550.

228.

On en relève 106 occurrences dans le Pentateuque et seulement deux dans la littérature grecque antérieure à Philon, l’une dans les Testaments des douze patriarches (Lévi, 9, 7), qui dépend de l’Écriture, et l’autre chez Zénodore (Περὶ τῆς συνηθείας, 256, 1).

229.

Le substantif n’apparaît que très tardivement dans un écrit hellénisé (4 M 3, 20), tandis que le verbe n’est pas attesté. Philon peut toutefois s’appuyer, mais seulement de façon indirecte, sur les 311 occurrences, dans le Pentateuque, du mot ἱερεύς (« prêtre »).

230.

Philon ne parle ici que d’obéissance et d’amour pour Dieu. Toutefois, ce passage peut s’apparenter à d’autres où Philon oppose à une critique stoïcienne classique des passions la domination d’une passion positive qui peut être une véritable folie, comme l’a montré Carlos Lévy (« Philon et les passions », dans Laëtitia Ciccolini, CharlesGuérin, StéphaneItic, SébastienMorlet (dir.), Réceptions antiques. Lecture, transmission, appropriation intellectuelle, Paris, Rue d’Ulm : Presses de l’ENS, 2006, p. 27-41). Le « départ de la raison » (ibid., p. 40) qui qualifie la folie est ici assumé par le caractère parfaitement paradoxal de l’action d’Abraham, qui s’arrache à toute οἰκείωσις pour suivre la volonté de Dieu.

231.

Il faudrait également souligner que la fin de la phrase, ὀλίγα φροντίσας συγγενικοῦ αἵματος (« accordant peu de considération à une parenté de sang ») renvoie de façon directe et surprenante à la mention des Grecs, « qui accordaient peu de considération à ceux qu’ils avaient engendrés » (ὀλίγα φροντίσαντας ὧν ἐγέννησαν ; § 180) : Philon se permet de revendiquer pour Abraham ce qu’il considérait comme un véritable motif de blâme pour les Grecs. Philon ne cherche clairement pas à défendre Abraham sur le plan où il est attaqué, sa vertu humaine, mais à forcer le paradoxe pour apporter un autre type de défense à sa perfection.

232.

Il n’y a qu’un seul emploi dans le Pentateuque du substantif (Dt 9, 5), trois de l’adjectif ὅσιος (Dt 29, 18 ; 32, 4 ; 33, 8), et seulement huit autres du substantif dans toute la Septante, dont quatre dans le seul livre de la Sagesse.

233.

C. Lévy, Les philosophies hellénistiques, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 164.

234.

Ibid.