d) La pointe herméneutique de l’argumentation (Abr., 199)

Alors que l’allégorie constitue un moyen privilégié de dépasser le monde des réalités sensibles pour accéder à un regard intelligible et transcendant sur le récit scripturaire, Philon paraît sauter cette étape pour mettre directement en contact la lettre du texte et la transcendance divine la plus absolue. C’est cette volonté qui transparaît dans la conclusion herméneutique par laquelle se clôt le passage, et qui vient faire écho à la rapide remarque similaire livrée à la fin de l’exposé narratif. Philon, après avoir souligné fortement une nouvelle fois le contraste entre Abraham et toute autre personne 235, en tire une conclusion sur la réception de cette vertu par le lecteur :

‘ὡς τόν γε μὴφύσει βάσκανον καὶ φιλοπόνηρον καταπλαγῆναι καὶ θαυμάσαι τῆς περιττῆς ἄγαν εὐσεβείας, οὐχ ἅπαντα ὅσα εἶπον ἀθρόα εἰς νοῦν βαλλόμενον, ἀλλὰ κἂν ἕν τι τῶν πάντων· ἱκανὴ γὰρ καὶἡἑνὸς φαντασία τύπῳ τινὶ βραχεῖ βραχὺ δʼ οὐδὲν ἔργον σοφοῦ μέγεθος ψυχῆς καὶὕψος ἐμφῆναι (« de telle sorte que celui qui n’est pas par nature, calomniateur et amateur du mal, est frappé et admire la piété particulièrement exceptionnelle, s’il projette en son intellect non pas toutes les choses que j’ai dites, toutes à la fois, mais même une seule parmi toutes celles-là : en effet, la représentation d’une seule est capable, par une sorte de type réduit – mais aucun acte du sage n’est réduit – de manifester la grandeur et la hauteur de son âme » ; § 199).’

Sans se priver d’une dernière pique acerbe contre ses adversaires, modèles de la mauvaise compréhension de l’Écriture, Philon expose comment l’exemplarité d’Abraham peut et doit être reçue. Appartient encore au registre de l’éloge l’idée qu’un seul des éléments présentés par Philon suffit à faire connaître la perfection du sage, mais le plus significatif est la manière dont celle-ci peut ou doit être reçue. Elle relève d’une opération de l’intellect (εἰς νοῦν) et s’exprime au moyen d’une théorie traditionnelle de la perception, de type stoïcien, que l’on rencontre de façon plus développée ailleurs chez Philon 236 : les « sensations » (αἰσθήσεις) produisent des « représentations » (φαντασίαι) qui viennent imprimer des « marques » (τύποι) dans « l’intellect » (ὁ νοῦς). Le stoïcisme a plutôt recours au terme de τύπωσις, que Philon emploie également 237, mais le terme de τύπος permet à Philon de croiser le vocabulaire spécifique de la sensation avec celui du modèle, en évoquant ce qui apparaît comme un archétype, à savoir une « action du sage » (ἔργον σοφοῦ), et ce qui s’imprime dans l’intellect sous la forme d’une « sorte de type réduit » (τύπῳ τινὶ βραχεῖ). Philon reformule ainsi l’image antérieure de la stèle en lui faisant correspondre le vocabulaire stoïcien de la représentation, pour pouvoir non seulement rendre compte du fait que vienne se graver dans l’intellect (ou dans l’intelligence : διανοία ; § 177) du lecteur la « grandeur et la hauteur de l’âme » du sage (μέγεθος ψυχῆς καὶὕψος), mais encore expliquer comment cela se produit.

L’idée d’une réalité qui vient s’imprimer en plus petit dans le cadre d’une lecture de l’Écriture n’est pas spécifique à ce passage, puisqu’on la retrouve exposée de façon plus détaillée dans un passage du De opificio mundi :

‘ὡς γὰρ τῶν κολοσσιαίων μεγεθῶν τὰς ἐμφάσεις καὶἡ βραχυτάτη σφραγὶς τυπωθεῖσα δέχεται, οὕτως τάχα που καὶ τὰ τῆς ἀναγραφείσης ἐν τοῖς νόμοις κοσμοποιίας ὑπερβάλλοντα κάλλη καὶ ταῖς μαρμαρυγαῖς τὰς τῶν ἐντυγχανόντων ψυχὰς ἐπισκιάζοντα βραχυτέροις παραδηλωθήσεται χαρακτῆρσιν, ἐπειδὰν ἐκεῖνο μηνυθῇ πρότερον, ὅπερ οὐκ ἄξιον ἀποσιωπῆσαι (« de même en effet que la représentation de statues colossales peut tenir gravée dans le sceau le plus petit, de même peut-être, j’imagine, les beautés suréminentes de la création du monde relatée dans les Lois, ces beautés qui offusquent de leur éclat l’âme de qui les aborde, se laisseront-elles figurer en caractères plus petits dès qu’aura été révélé d’abord ce qu’il n’est pas convenable de taire » ; Opif., 6 238).’

Il est notable que, dans les deux cas, Philon expose l’idée d’une impression spontanée mais accompagnée ou permise par la médiation d’une illustration de la lettre de la Loi. Du moins, ce qui est explicite dans le De opificio mundi est nécessairement impliqué dans le De Abrahamo où Philon met tant de soin à rendre compte de la perfection d’Abraham, pourtant présentée comme évidente.

L’enjeu de cette brève présentation est en réalité complexe. Au centre, Philon expose que la perception d’un acte produit une impression correspondante dans l’intellect du lecteur, ce qui renvoie directement à une théorie de la perception. Mais celle-ci passe sous silence la médiation du texte : tout se passe comme si le texte scripturaire, ou la présentation qu’en donne Philon, faisait directement voir, de façon sensible, l’acte du sage. En réalité, il faudrait sans doute parler d’une forme d’analogie, puisque l’intellect, à travers les mots qu’il déchiffre au cours de sa lecture, reçoit une représentation des actions d’Abraham qui n’est pas physique mais constitue déjà une forme de représentation. C’est ce qui explique que, selon Philon, ce n’est pas tant l’acte en lui-même qui est reçu, que la grandeur et la hauteur de l’âme de celui qui l’a accompli. Si l’on rétablit la chaîne entière de cette relation, il apparaît qu’elle commence avec la perfection de l’âme d’Abraham, qui se concrétise ensuite dans un acte, consigné dans l’Écriture, éventuellement elle-même interprétée par Philon. Le lecteur peut ainsi se représenter l’acte concret, dans sa propre âme, et en même temps percevoir que cet acte manifeste la perfection d’Abraham. La chaîne se poursuit encore par une dernière étape, si l’on rapproche ce passage du prologue dont il constitue un approfondissement : cette représentation doit « exhorter les lecteurs et les conduire au même zèle » (τοὺς ἐντυγχάνοντας προτρέψασθαι καὶἐπὶ τὸν ὅμοιον ζῆλον ἀγαγεῖν ; § 4). La compréhension conduit à l’imitation, refermant ainsi la boucle. Or, passant par-dessus le détail de toutes ces médiations, Philon s’efforce de réduire à sa plus simple expression ce processus, notamment en employant le registre de la perception qui semble suggérer que tout se fait de manière spontanée, et même sans l’assentiment explicite du lecteur aux représentations qu’il reçoit.

Il vise sans doute par là à présenter comme une évidence le fait que la simple considération d’une action d’Abraham fasse connaître sa perfection, alors même que son exposition de la narration, ainsi que la longue défense argumentée qui suit, montrent que cette évidence n’a rien de certain, sauf peut-être à être soi-même non pas l’un de ces adversaires que Philon invective, mais une âme vertueuse identifiant immédiatement la vertu d’une autre âme. Cette esquisse d’une théorie de la réception du texte par un lecteur, dans sa concision, semble dresser en creux le portrait du lecteur idéal souhaité par Philon, capable de saisir instantanément le caractère parfait des actions d’Abraham.

Plus précisément, l’exégèse de Philon engage deux compréhensions possibles, dont l’enjeu herméneutique est majeur. Philon fait comme si son lecteur comprenait immédiatement que le récit manifeste la perfection d’Abraham : mais en ce cas, l’Écriture ne lui apporterait rien de fondamentalement nouveau, puisqu’il connaîtrait déjà par lui-même la vertu qui y est représentée. Le deuxième cas correspond en réalité non pas à ce que Philon postule, mais à ce qu’il opère réellement : le lecteur est celui à qui il est possible de faire comprendre finalement la perfection d’Abraham à travers un certain nombre de médiations (exposition de la narration, argumentation serrée contre diverses objections), pour que finalement son excellence le frappe et s’inscrive dans son âme. Philon paraît souhaiter l’absence de toute médiation au moment même où son exposé littéral est le plus complexe et nécessite l’engagement le plus ferme de la part de l’exégète. Il n’est pas anodin que chacune des deux affirmations sur la facilité avec laquelle la perfection d’Abraham se grave dans l’esprit des lecteurs se situe à la fin de chacune des deux étapes de l’exposé : c’est seulement arrivé à ce point, après avoir bénéficié de l’exégèse proposée par Philon, qu’il est possible d’espérer que son interprétation devienne évidente. L’exégèse semble bien se faire protreptique (προτρέψασθαι ; § 4) pour permettre à l’Écriture d’opérer une action sur ses lecteurs.

Cette conclusion, comme celle de la narration littérale, constitue un appel au lecteur à correspondre au modèle idéal développé par Philon : c’est un dernier trait rhétorique de la part de Philon qui cherche à faire accepter son argumentation, si compliquée soit-elle, comme un simple retour à l’évidence.

Notes
235.

Τί δὴ τῶν εἰρημένων πρὸς ἑτέρους κοινόν; τί δʼ οὐκ ἐξαίρετον καὶ παντὸς λόγου κρεῖττον; (« Qu’y a-t-il parmi ce qui a été dit qui soit commun avec les autres ? Qui y a-t-il qui ne soit particulier et plus beau que toute parole ? » ; § 199) : l’adjectif ἐξαίρετος a déjà été employé juste auparavant par Philon (§ 197), et la formule παντὸς λόγου κρεῖττον calque celle du paragraphe 196 : λόγου παντὸς μεῖζον.

236.

À propos de l’intellect (νοῦς) et des sensations (αἰσθήσεις), Philon écrit que celles-ci « faisant pénétrer au dedans les apparences extérieures, les lui annoncent et les lui présentent, en imprimant les marques de chacune d’elles, et en suscitant l’affection correspondante. Semblable en effet à une cire, [l’intellect] reçoit les images qui lui viennent par les sens, et c’est par elles qu’il saisit les corps, puisqu’il en est incapable par lui-même » (ᾧ τὰ φανέντα ἐκτὸς εἴσω κομίζουσαι διαγγέλλουσι καὶ ἐπιδείκνυνται τοὺς τύπους ἑκάστων ἐνσφραγιζόμεναι καὶ τὸ ὅμοιον ἐνεργαζόμεναι πάθος· κηρῷ γὰρ ἐοικὼς δέχεται τὰς διὰ τῶν αἰσθήσεων φαντασίας, αἷς τὰ σώματα καταλαμβάνει διʼ αὑτοῦ μὴ δυνάμενος ; Opif., 166). Nous soulignons les termes communs avec notre passage.

237.

Leg. I, 61 ; Deus, 43 : φαντασία δέ ἐστι τύπωσις ἐν ψυχῇ(« la représentation est une impression dans l’âme »).

238.

Traduction de R. Arnaldez (OPA).