3) Conclusion

Au terme de notre analyse, il apparaît donc que la difficulté posée par la défense de la lettre du récit du sacrifice d’Isaac pousse Philon dans ses derniers retranchements d’exégète littéral. Alors qu’il balaie le sens littéral dans le De migratione Abrahami en expliquant qu’Isaac n’est pas « un être humain » (ἄνθρωπον), puisque « le sage n’est pas un tueur d’enfants » (οὐ γὰρ τεκνοκτόνος ὁ σοφός ; Migr., 140), Philon est obligé, s’il veut s’en tenir au sens littéral, de rendre compte malgré tout de l’exemplarité d’Abraham qui s’apprête à commettre un acte odieux. Alors que les exposés littéraux précédents ne paraissaient jamais remettre profondément en cause le sens premier du texte, sauf à en donner la véritable clé de compréhension dans l’allégorie, Philon se sent tenu ici de répondre dans le registre littéral à toutes les objections possibles contre l’idée que la perfection d’Abraham s’y manifeste. Cela paraît impliquer que la nature même des objections constitue un problème auquel il est primordial de répondre sur le même plan, plutôt que de réserver à l’allégorie une explication plus profonde de la manière d’agir d’Abraham, comme c’était le cas dans le deuxième chapitre. L’enjeu qui se pose, en effet, est la question de l’obéissance même à Dieu, de façon générale, et plus précisément du statut de l’obéissance d’Abraham. Nous avons vu qu’il était possible de faire l’hypothèse que les adversaires présentés par Philon reconnaissent l’autorité de la Loi : ce qui est en cause, ce n’est pas l’obéissance aux commandements de la Loi, mais la manière dont il faut comprendre le récit concernant Abraham. La conclusion du commentaire, rappelant les commandements sur les sacrifices, permet de penser que Philon cherche à faire voir ce qu’il expliquait déjà dans son prologue, à savoir que la vie d’Abraham est elle-même un équivalent des lois mosaïques, et même leur modèle, parce qu’elle se règle sur la nature elle-même.

C’est cette question de la nature qui constitue la difficulté la plus grande du passage, et qui explique le soin que Philon met à répondre à la position adverse. La confrontation avec Grecs et Barbares, la connaissance de peuples aussi éloignés que ceux de l’Inde, permet de dresser une vision générale de la nature humaine, une anthropologie, qu’Abraham semble bafouer. L’enjeu est profond pour une compréhension de la Loi au sein du judaïsme et la reconnaissance de sa pleine autorité dans ses cinq livres, mais il est brûlant pour une présentation du judaïsme ad extra à Alexandrie, alors que les Juifs sont accusés de « misanthropie » (μισανθρωπία), comme le rappelle Flavius Josèphe dans le Contre Apion (II, 291) : il pourrait être crucial de dédouaner Abraham de l’accusation de « sacrifier un homme » (ἀνθρωποθυτεῖν) 239. Philon ne pouvant changer la lettre du texte, ni l’esquiver totalement en se réfugiant dans l’allégorie, il s’efforce de déplacer la question en la ramenant au problème de l’obéissance aux commandements de Dieu, dont la transcendance oblige à dépasser toute nature humaine, et même à prendre comme critère d’évaluation de la perfection d’Abraham la manière dont il contredit, pour Dieu, tout ce qui est, à vue humaine, naturel.

Le sens littéral, qui décrit des faits concrets et en appelle à la psychologie des personnages ainsi qu’à une expérience culturelle ou scientifique, ne semble pouvoir être ici défendu qu’en y faisant entrer l’absolue transcendance de la volonté de Dieu, ce qui constitue une forme d’antithèse maximale : autant le passage par l’allégorie permet, par la médiation de l’intellect, de mettre en relation le monde sensible, le monde intelligible et Dieu, autant les ressources de l’exégèse littérale semblent se heurter, comme à une contradiction fondamentale, au fait que Dieu puisse, sans rien perdre de sa transcendance, y exercer une véritable action. Celle-ci se manifeste dans la piété d’Abraham, dans son attachement surnaturel à Dieu, mais cela contraint Philon à présenter la piété comme d’autant plus haute qu’elle implique une action plus contraire à la nature humaine. Seule une démonstration en quelque sorte négative peut en rendre compte.

Deux réflexions peuvent être proposées pour préciser le problème de l’illustration négative de la valeur même du sacrifice d’Isaac. En premier lieu, Philon ne cherche pas, avons-nous dit, à justifier l’acte du sacrifice en tant que tel. Ce qui constitue à la fois la puissance de son argumentation et son caractère difficile, c’est qu’il réfute les objections de ses adversaires en annulant la valeur de leurs arguments et leur répond d’une façon négative, en renforçant paradoxalement la valeur de l’acte, à la mesure de son opposition à la nature humaine. Philon cherche à illustrer la forme que peut prendre l’obéissance totale à Dieu dans ses déterminations les plus hautes, et il le fait en allant jusqu’à nier toute valeur humaine au regard de la volonté de Dieu.

Il n’en reste pas moins possible de considérer, tout d’abord, que l’acte d’Abraham n’est pas purement arbitraire : si Philon le décrit de façon négative, ce n’est pas par rapport à une nature abstraite et générale. Le sacrifice d’Isaac est spécifiquement l’acte qui était le plus contraire à la nature d’Abraham, le sacrifice de son propre fils unique, si longtemps attendu, et promis puis donné par Dieu lui-même. C’est à travers l’histoire propre d’Abraham que Philon, derrière les paradoxes majeurs qu’il met en place, donne une justification particulière à cet acte. Ce n’est pas une question qu’il thématise, mais l’enjeu de son argumentation littérale repose précisément dans le fait de pouvoir montrer la rationalité propre du sacrifice, dans le cas précis d’Abraham. Ainsi, l’exposé littéral permet de rendre compte de la signification propre du texte non pas comme un récit arbitraire, mais comme un ensemble d’événements qui ont une véritable logique propre, même si elle est dessinée uniquement en creux 240.

En revanche, il faut également souligner que si Philon donne à l’acte concret d’Abraham une rationalité propre, celle d’une obéissance à Dieu qui contredit tout ce qui constitue sa nature propre, il n’en livre pas véritablement un contenu positif : la relation de réciprocité, mentionnée à la fin de la partie narrative, n’est pas reprise à la fin de la partie démonstrative, qui porte uniquement sur la question de l’obéissance à Dieu et de ses exigences, sans justifier le sens des commandements que Dieu peut donner. Obéir à Dieu est le signe d’une vertu d’autant plus grande que l’acte demandé est paradoxal, mais cette vertu formelle ne dit rien de la bonté intrinsèque que pourrait avoir cet acte, à savoir s’il n’est qu’une illustration du caractère paradoxal de la volonté de Dieu, ou bien si, dans sa nature paradoxale, il révèle également la nature profondément bonne de la volonté de Dieu, seulement esquissée dans la relation de réciprocité entre Abraham et Dieu évoquée à la fin de la narration.

C’est précisément à cette question que l’exégèse allégorique va répondre, d’une manière étonnamment brève.

Notes
239.

Nous convergeons sur ce point avec L. Feldman lorsqu’il montre l’enjeu de la polémique sur le sacrifice d’Abraham pour les relations entre les Juifs et les Grecs d’Alexandrie, même si aucun témoignage d’une telle attaque contre Abraham n’a pu être recensé dans la littérature païenne antique (« Philo’s version of the ‘Aqedah », art. cit., p. 72-74).

240.

Nous ne croyons donc pas, contrairement à L. Feldman, que Philon ne soulève pas la question du sens de ce commandement (L. Feldman, « Philo’s version of the ‘Aqedah », art. cit., p. 78-79). Si ne formule pas explicitement la question, l’exacerbation du paradoxe que constitue ce commandement permet d’illustrer non pas le sens de la volonté de Dieu, mais ce que doit être l’obéissance parfaite des hommes à Dieu, et donc le caractère accompli de la piété d’Abraham. Le sens de la volonté de Dieu, ce qui relève de la « théodicée » dont L. Feldman souligne l’absence (ibid., p. 78 et 86) sera en revanche illustré de façon plus directe dans l’exégèse allégorique : l’exégèse littérale quant à elle justifie l’obéissance littérale aux commandements.