B. L’exposé allégorique (Abr., 200-207)

Pour courte qu’elle soit (huit paragraphes), cette exégèse allégorique du sacrifice d’Isaac n’en présente pas moins plusieurs points significatifs. S’il est vrai que l’exposé littéral représente ici, une fois n’est pas coutume, le développement le plus important, en longueur comme pour son contenu, l’exégèse allégorique ne permet pas moins d’en livrer le sens positif et définitif à travers les moyens attendus de ce type de développement : la transposition de certains éléments dans le registre des réalités intelligibles (Isaac est le rire dans l’âme) et l’illustration directe des intentions divines. Le développement se distingue encore par sa partition en deux temps, dont le deuxième sort du cadre narratif de l’exégèse du sacrifice d’Isaac et revient sur la figure de Sarah, comme un complément inhabituel visant à approfondir la compréhension de la notion centrale de ces lignes, la joie, mais aussi pour appuyer un dernier enseignement qui récapitule le sens que Philon donne à la vie de piété du sage.

La transition relativement ample qu’opère Philon, conformément à sa méthode habituelle, entre l’exégèse littérale et l’exégèse allégorique, assure d’emblée non seulement une distinction entre les deux registres, mais encore une continuité. En effet, à propos du sens littéral, Philon annonce que « ce qui a été dit n’est pas attaché à l’exposition claire et évidente mais semble suggérer une nature qui est invisible pour la plupart, que ceux qui reçoivent les réalités intelligibles à la place des réalités sensibles, et qui peuvent voir, connaissent » (ἀλλὰ γὰρ οὐκ ἐπὶ τῆς ῥητῆς καὶ φανερᾶς ἀποδόσεως ἵσταται τὰ λεχθέντα, φύσιν δὲ τοῖς πολλοῖς ἀδηλοτέραν ἔοικε παρεμφαίνειν, ἣν οἱ τὰ νοητὰ πρὸ τῶν αἰσθητῶν ἀποδεχόμενοι καὶὁρᾶν δυνάμενοι γνωρίζουσιν ; § 200). Ce n’est pas la première fois que Philon parle d’évidence (φανερᾶς) pour le sens littéral et qu’il oppose un petit nombre d’initiés au grand nombre (τοῖς πολλοῖς) : c’était déjà le cas pour la transition qui ouvrait le précédent exposé allégorique (§ 147). Dans le contexte de ce passage, néanmoins, cela ne peut manquer de surprendre : après avoir cherché à rétablir l’évidence de l’excellence d’Abraham, Philon suggère qu’il y a un autre sens, caché, qui constitue même une « nature » (φύσιν), qui ne peut donc pas être celle que devait combattre Abraham 241. Que ce terme ne soit pas choisi au hasard, c’est ce que suggère l’opposition mise en place entre « la race humaine » (τὸἀνθρώπινον γένος) et « la nature de Dieu » (ἡ τοῦ θεοῦ φύσις) : l’exégèse allégorique doit faire voir la véritable nature, celle de Dieu, alors que le sens littéral ne faisait voir, de façon négative, que la nécessité de s’écarter de la nature humaine, désignée cette fois-ci comme γένος, terme dont l’étymologie rappelle qu’elle est créée, à la différence de la nature divine.

Ce nouveau sens qu’il appartient de connaître, c’est Isaac qui le porte, du fait de la signification de son nom « en chaldéen » (Χαλδαϊστί), c’est-à-dire en hébreu, qui se traduit, « en grec » (Ἑλληνιστί), γέλως, c’est-à-dire « le rire ». Cette étymologie est issue directement des paroles de Sarah rapportées dans l’Écriture (Γέλωτά μοι ἐποίησεν κύριος : « le Seigneur m’a créé du rire » ;Gn 21, 6), mais Philon précise d’emblée comment il convient de comprendre ce rire. De façon relativement attendue dans un contexte d’exégèse allégorique, il indique que ce rire « n’est pas celui qui se produit dans le corps lors d’amusements » (οὐχ ὁ κατὰ παιδιὰν ἐγγινόμενος σώματι ; § 201), mais représente l’ « affection positive et la joie qui relèvent de l’intelligence » (κατὰ διάνοιαν εὐπάθεια καὶ χαρά ; ibid.). Les deux termes qui servent à gloser le rire n’ont pas de correspondant dans le Pentateuque : le premier désigne chez les Stoïciens les affections positives 242, le deuxième désigne de façon très courante la joie, aussi bien dans la littérature grecque que chez Philon et dans des textes scripturaires extérieurs au Pentateuque, notamment prophétiques. Il faut encore ajouter que selon Diogène Laërce, les Stoïciens font de la joie (χαρά) l’une des trois affections positives (εὐπαθείαι ; VII, 116). Philon paraît donc se référer à un modèle stoïcien, une fois encore, comme il l’avait fait dans le premier temps de la narration du sacrifice : de même, la perspective stoïcienne lui sert ici de point de départ, avant de la dépasser dans la suite de son analyse, comme nous allons le voir.

Si la séparation entre corps et intelligence au profit de l’intelligence est classique et tranche sur tous les exemples de l’exposé littéral où Philon les associait, il est moins attendu de voir Philon parler du « sage » dans un exposé allégorique, lorsqu’il écrit : ταύτην ὁ σοφὸς ἱερουργεῖν λέγεται δεόντως θεῷ(« cette joie, il est dit que le sage la sacrifie, nécessairement, à Dieu » ; § 202). À l’exception du premier chapitre sur la migration, c’est un terme qui relève exclusivement de l’exégèse littérale, lorsque Philon évoque non pas les instances de la vie de l’âme mais des personnes. Certes, il ne s’agit ici que d’un rappel de la teneur du sens littéral, dont nous allons voir ci-dessous le traitement que Philon en fait. Il n’est cependant pas anodin que le terme de sage apparaisse sitôt mentionnée la joie, dans le contexte d’une réflexion sur la manière dont Abraham atteint la perfection. La relation entre vertu et joie constitue en effet un enjeu philosophique majeur. Chez Diogène Laërce, par exemple, la joie est présentée comme une des « conséquences » (ἐπιγεννήματα ; VII, 94) de la vertu tandis que les Stoïciens, aux dires de Stobée, « disent qu’être heureux est la fin en vue de laquelle tout est fait, mais qui n’est pas elle-même faite en vue d’autre chose. Elle consiste à vivre en accord avec la vertu, à vivre en harmonie ou, ce qui est la même chose, en accord avec la nature » (Τέλος δέϕασιν εἶναι τὸ εὐδαιμονεῖν, οὗἕνεκα πάντα πράττεται, αὐτὸ δὲ πράττεται μὲν οὐδενὸς δὲἕνεκα· τοῦτο δὲὑπάρχειν ἐν τῷ κατ’ ἀρετὴν ζῆν, ἐν τῷὁμολογουμένως ζῆν, ἔτι, ταὐτοῦὄντος, ἐν τῷ κατὰϕύσιν ζῆν 243). Or Philon parle également un peu plus loin, dans un contexte sur lequel nous allons revenir, du « bonheur » (εὐδαιμονίας).

Le développement allégorique sur le sacrifice d’Isaac semble donc pouvoir constituer une réflexion sur la joie du sage et la manière dont elle s’articule à la fin qu’il vise. Le sacrifice de la joie, selon Philon, « signifie, à travers un symbole, que le fait de se réjouir n’est très approprié qu’à Dieu » (διὰ συμβόλου παριστάς, ὅτι τὸ χαίρειν μόνῳ θεῷ οἰκειότατόν ἐστιν ; § 202). Alors que le développement littéral sur le sacrifice d’Isaac ne justifiait finalement cet acte que de façon négative, comme occasion d’illustrer la piété parfaite d’Abraham mais sans lui conférer en tant que tel un caractère positif, son équivalent au sens allégorique reçoit une explication qui permet d’envisager le sens du sacrifice lui-même dans son accomplissement réel, contrairement à celui d’Isaac qui n’a pas été conduit jusqu’à sa fin. L’explication de ce sacrifice tient aux caractères de « la race humaine » (τὸἀνθρώπινον γένος ; ibid.) : « triste et craintive » (ἐπίλυπον[…] καὶ περιδεές ; ibid.), marquée par le « trouble et la peur » (ταραχῇ καὶ φόβῳ ; ibid.), elle contraste totalement avec la « nature de Dieu » (ἡ τοῦ θεοῦ φύσις ; ibid.), qui est « sans tristesse, sans peur et n’a part à absolument aucune passion » (ἄλυπος δὲ καὶἄφοβος καὶ παντὸς πάθους ἀμέτοχος ; ibid.) mais au contraire « participe seule du bonheur et de la félicité parfaite » (εὐδαιμονίας καὶ μακαριότητος παντελοῦς μόνη μετέχουσα ; ibid.).

Nous avons déjà rencontré l’utilisation conjointe des deux notions d’εὐδαιμονία et de μακαριότης lorsqu’il était question du bonheur reçu par Abraham accueillant chez lui des visiteurs de qualité, voire célestes (§ 115) : Philon reprend et accentue l’idée que le bonheur et la félicité véritables ne peuvent venir de l’homme lui-même. Contre les réflexions anthropologiques du développement littéral, Philon expose une autre vision de l’homme, fondée non pas sur un ensemble de connaissances, de faits, de récits, mais sur une comparaison de ce qu’est l’homme et de ce qu’est Dieu. Alors que la race humaine est marquée par l’incertitude et les passions que sont le chagrin et la peur, la nature divine jouit d’une parfaite félicité. Sacrifier sa joie, pour le sage, est donc reconnaître que la joie qu’il peut rencontrer, cette affection positive, n’est pas la véritable joie, la béatitude divine.

C’est sur cette base que Philon interprète ce qui n’est plus l’interruption du sacrifice par Dieu – dans ce registre le sacrifice est pleinement accompli, le simple fait de renoncer à posséder la joie étant en lui-même le sacrifice, sans qu’il y ait besoin, contrairement à la vie sensible, d’une succession d’actes pour le concrétiser – mais demeure toujours considéré comme une récompense : Dieu « offre en retour le don » qui lui a été fait (ἀντιχαρίζεται τὸ δῶρον ; § 203), Philon reprenant exactement la même formule conclusive que pour le récit du sacrifice (§ 177). À la piété d’Abraham, reprise ici par le « type » d’âme (τρόπῳ), Dieu répond en « philanthrope » (φιλάνθρωπος), concrétisant ainsi la relation de parfaite réciprocité entre lui et Abraham. Du moins Philon soulève-t-il une réserve, qui maintient la distance entre Dieu et sa créature : le don se fait « pour autant que celui qui va recevoir en a la capacité » (καθʼ ὅσον ἔχει δυνάμεως ὁ ληψόμενος ; § 203), ce qui peut constituer un écho de la formule platonicienne que nous avons déjà rappelée dans le premier chapitre, et dont le moyen-platonisme a fait un grand usage, définissant le souverain bien commeὁμοίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυνατόν (« l’assimilation à Dieu dans la mesure du possible » ; Tht., 176 b 1-2). La grâce finalement donnée par Dieu pour participer à sa propre joie n’est pas sans limite, mais dépend de celui qui la reçoit : il faut continuer de tenir compte de l’imperfection de la nature humaine qui ne peut qu’être imparfaitement assimilée à Dieu.

Philon conclut le premier temps du développement allégorique en présentant un discours de Dieu, qui constitue peut-être le pendant de celui qui n’a pas été présenté dans l’exposé littéral, où le récit s’interrompt avant même de rapporter les premières paroles de Dieu à Abraham reconnaissant la piété de ce dernier. Il permet à Philon de reprendre de façon synthétique son propos, tout en confiant à Dieu lui-même le soin d’expliquer le sens profond de l’épisode, alors qu’il était presque absent, en tant qu’acteur, de tout le développement littéral, surtout de la deuxième partie. Le point essentiel est que l’absence de jalousie de Dieu envers ceux qui en sont dignes (οὐ φθονῶ τοῖς ἀξίοις ; § 204), qui reprend l’idée de la philanthropie qu’il témoigne malgré sa supériorité, le conduit à donner part à sa joie, qui n’est « la propriété de personne d’autre » (οὐκ ἔστιν ἑτέρου… κτῆμα ; ibid.), pour un seul type de personne : « celui qui me suivrait et suivrait mes volontés » (εἴ τις ἐμοὶ καὶ τοῖς ἐμοῖς βουλήμασιν ἕποιτο ; ibid.). Il est intéressant de noter que lorsque Philon a présenté sa lecture allégorique du passage, il a seulement parlé de façon vague d’une « nécessité » (δεόντως ; § 202), qu’il a expliquée ensuite par une raison naturelle : la différence entre les hommes et Dieu contraint le sage à sacrifier sa propre joie. Ce qui tient lieu de l’ordre donné à Abraham devient une nécessité intrinsèque à la nature humaine. Or, précisément, le discours prêté à Dieu rétablit la notion d’obéissance, ce qui permet d’interpréter le fait d’avoir suivi cette nécessité naturelle comme une autre manière de répondre aux « volontés » de Dieu, à propos duquel Philon parle ici de « nature » (§ 202). Ce passage allégorique permet ainsi de confirmer que la fin véritable est de suivre la nature, comme le proposent les Stoïciens, étant entendu cependant que celle-ci est Dieu lui-même, et que les hommes ne peuvent y participer que par grâce particulière et en obéissant à Dieu.

Philon conclut en reprenant l’image de la route (τὴν ὁδόν ; § 204) qu’il avait déjà évoquée à propos de la marche d’Abraham et d’Isaac (§ 172). Elle est cette fois présentée dans des termes qui reprennent les débats sur le lien entre bonheur et vertu : elle est « impraticable pour les passions et les malheurs » (πάθεσι μὲν καὶ κακίαις ἐστὶν ἄβατος ; § 204), c’est-à-dire pour tout ce qui correspond à la nature humaine seule, et tout ce que les sages stoïciens cherchent à dépasser, mais elle « est ouverte aux affections positives et aux vertus » (εὐπαθείαις δὲ καὶἀρεταῖς ἐμπεριπατεῖται ; ibid.). Autrement dit, bonheur et vertu vont de pair, mais cela tient au don que Dieu choisit de faire et non à un chemin ouvert par le sage de ses propres forces, puisqu’il n’est qu’un homme. Le chemin au contraire est entièrement dépendant de Dieu, puisqu’il résulte de la soumission à sa volonté, et ouvre une direction sûre pour le sage. Notons que Philon ne dessine pas une véritable fin, mais une route présentée comme bonne : en quelque sorte, la migration d’Abraham ne s’arrête pas, ce qui importe n’est pas le terme mais une route qui permette de quitter tout ce que la nature humaine a de négatif pour vivre des grâces de Dieu.

Cinq paragraphes ont suffi à Philon pour rendre compte, de façon allégorique, du sens allégorique de l’épisode scripturaire et illustrer le sens du sacrifice demandé à Abraham. Peut-être est-ce cette brièveté, alors que Philon conclut un volet entier de son exégèse de la vie d’Abraham, qui le conduit à relancer son exposé allégorique en évoquant Sarah. Mais il peut également s’agir pour lui de reprendre le problème, seulement esquissé, de la manière dont la nature humaine peut entrer véritablement en relation avec la nature divine.

De fait, en relançant son exposé par l’introduction d’un développement sur Sarah qui sort du cadre de l’épisode scripturaire qu’il commente, Philon semble vouloir ramener à une vision moins ambitieuse et en quelque sorte plus réaliste. Cette démarche est exceptionnelle dans le De Abrahamo : alors que le passage commenté a reçu un sens satisfaisant sur la nature du sacrifice et le souverain bien qu’il manifeste, selon une perspective qui croise une nouvelle fois des références au stoïcisme comme au moyen-platonisme, Philon prolonge son analyse pour répondre à une question que ne paraît pas poser le texte scripturaire, mais qui naît seulement d’un souci de donner le plus d’exactitude possible au propos qu’il en a tiré. Philon veut prouver que la joie ne peut pas être pure dans le monde des réalités humaines, même si le texte scripturaire paraît manifester une pleine réciprocité entre Abraham et Dieu, et il prend l’exemple de Sarah, figure de la « vertu » (ἡἀρετῆς ἐπώνυμος Σάρρα : « Sarah, qui porte le nom de la vertu » ; § 206), en rappelant sa double attitude lors de l’annonce de la naissance d’Isaac : elle a ri (ἐγέλασεν Σαρρα ; Gn 18, 13), puis elle a nié avoir ri, parce qu’elle a eu peur (ἐφοβήθη ; Gn 18, 15). Philon reprend les termes du dialogue entre Sarah et le principal visiteur, qui doit désormais être identifié comme Dieu ou au moins comme « sa parole sacrée » (ὁἱερὸς λόγος ; § 206) : Sarah agit « dans la crainte qu’elle ne vienne à s’approprier le fait de se réjouir, qui n’appartient à rien de ce qui est engendré mais à Dieu seul » (καταδείσασα μή ποτε ἄρα τὸ χαίρειν οὐδενὸς ὂν γενητοῦ, μόνου δὲ τοῦ θεοῦ, σφετερίζηται ; § 206) ; à quoi Dieu lui répond, « pour l’encourager » (θαρσύνων αὐτήν) : μηδὲν εὐλαβηθῇς, ὄντως ἐγέλασας καὶ μέτεστί σοι χαρᾶς (« ne sois pas circonspecte, tu as réellement ri, et il y a pour une toi part à la joie » ; ibid.). Philon développe ainsi nettement la réplique scripturaire : Οὐχί, ἀλλὰἐγέλασας (« non, mais tu as ri » ; Gn 18, 15), en la considérant non comme un reproche, puisqu’elle est adressée par Dieu, dont il a montré le caractère bienveillant, mais au contraire comme un encouragement.

Après avoir expliqué que Dieu donnait la véritable joie aux hommes, Philon montre donc comment c’est la vertu humaine elle-même qui craint de la recevoir, consciente de son indignité, et que Dieu doit rassurer. C’est une manière de souligner la distinction qui demeure entre Dieu et les hommes, même pour le sage vertueux, puisque Sarah est la figure de la vertu du sage. Il y a de fait une symétrie très claire entre Sarah et Abraham, tels que Philon les présente : ils sont tous les deux parents d’Isaac, de la joie ; de façon similaire, l’un s’en sépare (Abraham, dans le sacrifice), l’autre le nie (Sarah, dans le dialogue avec Dieu), avant que Dieu ne vienne le leur rendre. Les deux développements sont similaires dans leur propos, de telle sorte que le deuxième semble viser un effet de complétude, en présentant Sarah et Abraham ensemble comme les deux figures concernées au premier chef par la joie qu’est Isaac, Abraham comme intellect, et Sarah comme vertu.

Il faut encore noter que la manière dont Philon fait se succéder ces deux exégèses, sur un thème commun, à travers deux figures apparentées, est sans autre exemple dans le De Abrahamo, alors qu’elle est un élément caractéristique du grand commentaire allégorique, comme nous aurons l’occasion de le voir en étudiant le De migratione Abrahami : Philon semble chercher à développer une idée qu’il a commencé à aborder à partir d’un texte donné, autour d’une figure particulière, Abraham, en abordant l’étude d’un autre texte d’où la même idée peut être tirée, à partir de l’évocation d’un personnage lié au précédent. L’écart est ici cependant minime : les deux personnages, Abraham et Sarah, sont étroitement liés. Étant les deux parents d’Isaac, il n’est pas surprenant de les voir associés à propos de l’exégèse qui porte sur la valeur allégorique de ce dernier. Enfin, le propos de Philon à propos de l’un et de l’autre semble similaire, si ce n’est que la présentation de Sarah peut permettre d’envisager la question de la joie donnée par Dieu du point de vue spécifique de la vertu, pour montrer que la joie n’est jamais donnée « pure ni sans être mêlée à la peine » (ἄκρατον καὶἀμιγῆ λύπης ; § 205).

La conclusion que Philon apporte, quoiqu’elle vienne clore le premier volet de la présentation de la vie d’Abraham, est très brève. Reprenant l’idée du mélange de la joie et de la peine qui permet d’adoucir la vie des hommes, Philon expose que Dieu « a mêlé aux malheurs la nature meilleure, jugeant bon que l’âme parfois s’apaise et trouve le calme » (παρέμιξε δὲ καὶ τῆς ἀμείνονος φύσεως, εὐδιάσαι καὶ γαληνιάσαι ποτὲ τὴν ψυχὴν δικαιώσας ; § 207). Après la violente discussion de l’exposé littéral, l’exégèse allégorique, qui a dénoué très rapidement la tension qui avait été créée par le paradoxe absolu de la situation d’Abraham, en donnant au sacrifice une valeur positive et en manifestant la bienveillance de Dieu pour les hommes, ouvre sur une vision mêlée, où la peine n’a pas disparu, mais où Dieu apporte aussi la paix. Il n’y a pas de véritable transcendance pour l’âme du sage, ou plutôt pour celle des sages (τὴν δὲ τῶν σοφῶν ; ibid.), la figure d’Abraham ayant en quelque sorte essaimé en une multiplicité de figures indéterminées. En l’absence d’éléments d’identification plus précis, il paraît possible d’y voir ou bien d’autres figures scripturaires de sages, quoiqu’elles soient absentes de ce traité, ou encore les émules d’Abraham que doivent constituer les lecteurs de l’Écriture, marchant à sa suite. Il n’est pas question d’une extase, d’une séparation de la vie sensible et ordinaire, ni d’un destin particulier après la mort : la piété demeure ancrée dans la vie concrète du sage. Toutefois, concernant l’âme des sages, « Dieu a voulu que la plupart du temps de sa vie, elle jubile et trouve sa joie dans les contemplations du monde » (τὸν πλείω χρόνον τοῦ βίου γήθειν καὶ εὐφραίνεσθαι τοῖς τοῦ κόσμου θεωρήμασιν ἐβουλήθη ; ibid.), avec un vocabulaire qui ne paraît plus avoir cette fois-ci une origine philosophique ou scripturaire, mais appartenir à une langue noble et archaïque, où les deux verbes abondent 244. Il y aurait ainsi chez le sage une grandeur insigne, qui en fait une figure de héros, mais son parcours est une odyssée qui ne connaîtrait pas les tempêtes, ou de façon beaucoup plus rare 245.

Au terme de la présentation de la piété d’Abraham, Philon laisse donc son lecteur sur une vision très mesurée : la piété est une nécessité, elle arrache aux vicissitudes de la nature humaine, mais elle ne fait pas sortir le sage de la réalité concrète de son existence. Il doit poursuivre sa route, sans terme précis, mais c’est une route joyeuse et qui lui permet de se livrer abondamment à l’activité la plus haute de son âme, la contemplation. L’exégèse allégorique relativement brève, et pourtant redoublée par l’évocation de Sarah, laisse donc sur une vision synthétique qui réunit, en sortant des frontières de l’épisode du sacrifice d’Isaac, Abraham et Sarah, la réflexion sur la vie du sage et celle sur la vie de l’âme qu’il symbolise, les peines et les joies, se concluant sur le thème de la vision déjà présent notamment juste avant le début de l’étude de la vie d’Abraham (voir § 56-58). Mais c’est une forme de récapitulation en mode mineur. La figure même d’Abraham s’efface, derrière Sarah puis dans l’évocation de plusieurs figures de sages. Ce qui domine, c’est donc une paix relative, dans la confiance en la providence divine qui agit pour rendre l’existence des hommes aussi douce qu’il est possible, sans pour autant lui assigner un terme : la fin est finalement la route elle-même et le sage n’est pas un être surhumain qui abandonne les vicissitudes de la vie des hommes.

Notes
241.

La fin de la transition, qui oppose classiquement les réalités intelligibles et les réalités sensibles (τὰ νοητὰ πρὸ τῶν αἰσθητῶν), et met en exergue la capacité à voir (ὁρᾶν) n’apporte de son côté aucun élément notable pour le commentaire.

242.

C’est ce qu’atteste en particulier Plutarque (De la vertu morale, 449 B).

243.

Stobée, II, 77, 16-19 (SVF III, 16), cité d’après Les philosophes hellénistiques, II, p. 489.

244.

Le verbe γηθέω et ses dérivés (le substantif γηθοσύνη et l’adjectif γηθόσυνος) apparaissent à 49 reprises chez Homère. Le verbe εὐφραίνω apparaît aussi bien chez Homère (Il. V, 688 ; Od., XIII, 44) que chez Pindare (O., 9, 62 ; P., 9, 16 ; I., 7, 3) ou encore chez un auteur tragique comme Eschyle (Ch., 742 ; Suppl., 515).

245.

David Runia rappelle que Philon lui-même atteste d’une interprétation allégorique d’Homère dans un contexte de fuite vers Dieu (Somn. II, 70), ce qui autorise à penser qu’il puisse y avoir un rapprochement entre la figure d’Ulysse et celle du migrant, Abraham (D. T. Runia, « The Theme of Flight and Exile in the Allegorical Thought-World of Philo of Alexandria », The Studia Philonica Annual, XXI, 2009, p. 1-24.)