Conclusion

Le dernier chapitre consacré à l’illustration de la piété d’Abraham, conformément au but que Philon s’est assigné en commençant à rapporter la vie du patriarche, se distingue donc par le contraste très fort entre d’un côté la longueur et la difficulté de l’exégèse littérale, et de l’autre la brièveté d’une interprétation allégorique qui semble dénouer toute la tension que la première partie de l’interprétation de l’épisode avait pu faire monter. Les deux temps de l’exposé littéral ont progressivement creusé la différence entre la nature humaine et la volonté divine, en montrant d’abord comment Abraham était entièrement soumis à sa passion pour Dieu, qui lui permettait de surmonter pleinement son attachement pour Isaac, quelle qu’en fût la force, puis en développant l’illustration de la perfection de son obéissance en montrant à quel point il était paradoxal qu’Abraham réponde à l’ordre qui lui était donné. Rien dans la nature humaine ne peut donc expliquer l’attitude d’Abraham : ce n’est que son obéissance à la volonté de Dieu qui le conduit à agir ainsi. Le paradoxe extrêmement fort de cette démonstration, qui peut paraître réduire à néant toute valeur seulement humaine, est repris et éclairci par l’exégèse allégorique. Celle-ci reprend la question de la réciprocité que Philon avait mentionnée à la fin de la narration, mais ensuite délaissée au profit de la seule question de l’obéissance d’Abraham. Or c’est précisément cette relation de réciprocité présente dans le sacrifice d’Isaac – Abraham acceptant de renoncer à son fils pour Dieu, qui le lui rend – qui permet de donner un véritable sens positif à la volonté divine : il n’est pas seulement question de mettre Abraham à l’épreuve de la manière la plus difficile qui puisse être, mais de le faire participer, autant que cela lui est possible, à la nature divine elle-même, qui est félicité.

Trois grands traits de l’exégèse de Philon dans ce chapitre doivent être soulignés. Tout d’abord, la première partie de son développement confirme que l’exégèse littérale relève d’une dialectique entre un cas particulier, illustré par l’Écriture, et un ensemble de situations qui lui sont ou non extérieures et permettent d’en faire voir la valeur, par rapprochement ou par distinction. Ici, la démarche est particulièrement bien mise en valeur et conduite jusqu’à son extrémité : Abraham est comparé à la fois aux grands personnages de la culture grecque, aux peuples idolâtres de l’Écriture et à un peuple très éloigné, les gymnosophistes. Loin de chercher à opérer une comparaison superficielle entre Abraham et ces trois types d’exemples, Philon met en place les termes de la comparaison de façon très réfléchie, pour contester tout rapprochement trop rapide, puis souligne aussi nettement que possible la différence entre Abraham et ces autres exemples, pour le faire apparaître à la fois comme absolument unique et absolument parfait, hors de toute considération morale. Le sens littéral tel qu’il apparaît dans ce passage n’est donc pas la simple répétition plus ou moins simplifiée du récit scripturaire mais nécessite la recherche d’une intelligence profonde des enjeux du récit et une comparaison raisonnée avec toutes les situations semblables qui pourraient permettre de l’éclairer.

Le deuxième trait est la manière dont Philon reprend un vocabulaire philosophique pour structurer son propos, non sans reconfigurer largement les notions auxquelles il fait référence. Dans l’exposé littéral, il utilise ainsi un vocabulaire stoïcien sur les passions qu’il reconfigure profondément, puisqu’il expose comment Abraham est parfait et peut résister à toutes les passions humaines du fait qu’il est entièrement voué à une passion supérieure pour Dieu. La victoire d’Abraham sur les réalités humaines résulte de sa soumission à Dieu, sa solidité et son équilibre parfaits apparaissent à la fin de l’exposé allégorique comme l’autre face d’un déséquilibre complet qui fait pencher Abraham entièrement vers Dieu. La tension avec la nature humaine ne se résorbe pas par une maîtrise supérieure de la part du sage, mais par une soumission totale à un ordre supérieur qui dépasse totalement la nature humaine. C’est encore ce que confirme l’exégèse allégorique, en substituant aux possibles joies humaines, dans une nature marquée par son imperfection et sa tristesse, la seule véritable joie, qui est divine. Il y a donc naturellement une référence au platonisme, ou plus précisément sans doute au moyen-platonisme, qui intervient à ce moment-là pour rendre compte de l’assimilation à Dieu qui résulte de l’obéissance à sa volonté. La rapprochement des deux traditions philosophiques permet d’associer ce dernier chapitre au premier, qui décrivait déjà la route que devait suivre le sage dans sa migration pour aller à la rencontre de Dieu et « se rendre semblable à sa nature bienheureuse et bénie » (§ 87). Ce qui n’était qu’amorcé dans le premier chapitre reçoit donc un éclairage définitif dans ce dernier chapitre, pour mettre en avant la figure d’un sage dont le souverain bien est de suivre une route qui le conduit sans cesse à se rendre semblable à Dieu et à recevoir de lui la joie véritable.

Le troisième trait essentiel de ce passage est le fait que Philon ne cherche pas à faire d’Abraham, au plus fort de son éloge, et malgré la teneur de l’exposé littéral, une figure qui s’abstrait de toute réalité concrète. Alors que Philon, à la suite des deux exposés allégoriques précédents, aurait pu conclure sur la nécessité de contempler les réalités intelligibles en migrant depuis les réalités sensibles, il élabore une vision plus mesurée de la vie du sage : celui-ci continue sans cesse sa route terrestre, même si sa joie véritable lui vient de Dieu et de la contemplation de l’univers, en ne quittant jamais tout à fait les épreuves de la vie humaine. Il n’est donc pas question de fuir l’existence humaine, quand bien même la seule véritable félicité pourrait être divine, quand bien même le bien souverain consiste à recevoir la grâce d’être assimilé le plus possible à cette nature bienheureuse. En d’autres termes, l’éclairage allégorique porté sur les réalités sensibles qui font l’objet du sens littéral, n’implique pas de renoncer au premier. Au lieu d’esquiver la question du sacrifice en niant sa réalité, comme il le fait dans le Grand commentaire allégorique, Philon choisit de l’assumer et de présenter le sage comme un homme véritable, mais un homme qui sait se soumettre à la volonté divine.

L’exégèse littérale et l’exégèse allégorique sont solidaires et toutes deux nécessaires pour rendre compte de la vie parfaite qui est celle du sage. L’exégèse littérale opère la distinction la plus totale entre le sage et les autres hommes, en mettant en relation les actions d’Abraham et la volonté de Dieu d’une façon directe : elle passe en quelque sorte par-dessus l’exégèse allégorique qui sert généralement de médiation, mais au prix d’une forte tension, car le sens positif de la séparation entre Abraham et les hommes n’est pas donné. Il est donc tout de même nécessaire d’en passer par une exégèse allégorique qui retrouve pleinement son rôle d’éclaircissement de l’exégèse littérale, pour résoudre cette tension particulièrement forte et livrer une présentation claire de la vie du sage.