Les ruptures formelles

Nous avons vu les différents problèmes que pose en réalité cette exégèse au-delà de sa régularité apparente. Celle-ci est rompue en plusieurs endroits : dans le premier chapitre, où l’exposé allégorique compte trois temps successifs avant de laisser la place de nouveau à un véritable exposé littéral, ainsi que dans le troisième, où l’exposé littéral comme l’exposé allégorique sont subdivisés en deux temps et où Philon convoque pour finir des éléments de la lettre du texte, mais pour appuyer son exégèse allégorique. Le cinquième chapitre, avec la disproportion considérable entre les deux exposés et le redoublement de l’exégèse allégorique, pourrait aussi être cité. Enfin, le fait que le quatrième chapitre soit considéré apparemment comme une simple illustration du propos développé par le troisième pose également un problème quant à l’autonomie relative des développements – étant entendu qu’ils s’intègrent quoi qu’il en soit dans une argumentation d’ensemble et ne sont donc pas strictement séparés les uns des autres.

À ces problèmes visibles s’ajoutent des difficultés moins manifestes, mais non moins significatives, en particulier dans le rapport entre tel ou tel volet de l’exégèse et le texte scripturaire. Dans le premier chapitre, Philon semble garder une certaine distance avec la lettre du texte, cette imprécision lui permettant de développer son exégèse dans le sens qui lui convient. Il faudrait encore ajouter qu’il semble suivre la trame du texte en alternant les modes de lecture – littéral, allégorique, puis à nouveau littéral – non pas en donnant une lecture d’ensemble du passage selon ses différents modes d’exégèse, mais en consacrant différentes approches à différents moments : le départ et la deuxième migration au désert reçoivent une explication littérale, tandis que le passage par Kharran a un sens allégorique. Le deuxième chapitre, quoiqu’il soit celui des cinq chapitres qui se plie le mieux aux règles énoncées par Philon, apporte toutefois quelques altérations au récit scripturaire pour que soit mieux mise en valeur la question de la piété d’Abraham. Dans le troisième chapitre, Philon se refuse à intégrer la manifestation de Dieu dans l’exposé littéral : il mobilise en revanche certains éléments scripturaires dans un appendice au sens allégorique. Dans le quatrième chapitre, il commente pour ainsi dire deux volets différents du texte biblique dans l’exposé littéral, qui est consacré au châtiment de Sodome, et dans l’exposé allégorique, qui s’appuie essentiellement sur le personnage de Lot. De façon moins problématique, Philon abrège également l’épisode du sacrifice d’Isaac, pour mettre en valeur l’obéissance d’Abraham.

Dans tous ces cas, il apparaît que Philon ne se contente pas de suivre le texte tel qu’il se présente à lui, mais qu’il pose une question ou cherche à résoudre un problème, qui le conduit à opérer des altérations plus ou moins profondes. Dans le premier chapitre, c’est la question de la migration qui l’intéresse, le conduisant à ignorer le passage en Canaan, mais à revenir sur la deuxième migration, vers le désert, comme étant la suite de la première, quitte à développer un autre exposé littéral sans lui attacher d’exposé allégorique. Dans le deuxième chapitre, il cherche à défendre l’exemplarité d’Abraham, en gommant certains détails qui rendraient l’éloge plus difficile. Dans le troisième chapitre, c’est un problème métaphysique qui lui interdit de rendre compte d’une manifestation de Dieu dans les réalités sensibles et le conduit à opérer une sélection dans son exposé littéral. Dans le quatrième chapitre, la volonté d’illustrer l’action des puissances l’amène à séparer dans la lettre du texte ce qui est compatible avec cette illustration et ce qui est contradictoire, si bien qu’il en vient à commenter le texte, de façon allégorique, sans se référer explicitement à tous les éléments exclu de l’exposé littéral. Enfin, nous avons vu que, dans le cinquième chapitre, Philon passe sous silence la fin de l’épisode du sacrifice d’Isaac pour se concentrer sur l’interruption du sacrifice lui-même et le don en retour que Dieu fait à Abraham en lui rendant Isaac. L’exégèse, si littérale soit-elle, n’exclut donc pas que Philon procède en cherchant d’emblée à synthétiser le sens ou à résoudre un problème posé par tel ou tel détail scripturaire : il n’y a pas d’exposition neutre d’un sens littéral objectif ou évident et Philon s’engage comme interprète aussi bien dans l’exégèse littérale que dans l’exégèse allégorique.

Enfin, la relation entre l’exposé littéral et l’exposé allégorique n’est pas toujours simple, comme les détails que nous venons de rappeler permettent de le voir. Il n’y a guère que dans le deuxième chapitre que la relation est particulièrement étroite et que les deux volets se répondent de façon véritablement systématique. Nous avons rappelé la disjonction relative entre les deux dans le premier chapitre. Dans le troisième chapitre, les deux lectures sont quant à elles incompatibles, la progression de l’exégèse se faisant par seuils successifs qui interdisent de donner une lecture unifiée de l’ensemble du commentaire. Nous avons rappelé également les problèmes du quatrième chapitre, où l’exégèse allégorique est appliquée, pour une part importante, à des éléments scripturaires écartés dans l’exposé littéral. Le cinquième chapitre, en revanche, présente deux exposés qui se répondent l’un à l’autre, malgré leur grande différence de taille – du moins, l’exposé allégorique répond directement à la narration littérale en explicitant la relation de réciprocité entre Abraham et Dieu.