Les facteurs d’unité de la séquence

Tous ces rappels permettent de voir que l’exégèse que Philon développe dans ce traité n’a pas la régularité qu’il affiche, parce qu’il s’interroge sur des problèmes précis, non seulement pour chaque passage, comme nous venons de le rappeler, mais encore dans la perspective d’ensemble de son exégèse.

Le problème central est celui de la piété d’Abraham. La section du traité qui lui est consacrée et que nous avons étudiée est vraisemblablement organisée de façon à illustrer non seulement chapitre par chapitre, mais encore dans son ensemble, la nature de cette piété. Il y a manifestement dans l’agencement de cette série de chapitres un travail de composition qui peut expliquer pourquoi Philon n’a retenu que ces cinq épisodes, et pas d’autres où il est pourtant question de façon très directe de la relation entre Abraham et Dieu ou encore de la foi du patriarche, en particulier les chapitres 15 et 17 où sont rapportés de longs dialogues entre Abraham et Dieu. En effet, nous avons vu que le premier et le cinquième chapitre se répondaient : il y est question d’une route vers le désert qui permet d’y rencontrer la nature bienheureuse et bénie de Dieu pour s’assimiler à elle, le cinquième chapitre décrivant concrètement cette assimilation alors que le premier chapitre n’en livre que l’esquisse. Le cinquième chapitre est également lié de façon plus étroite au troisième, autour du thème de la réciprocité entre Abraham et Dieu. Dans le premier cas, l’hospitalité d’Abraham est le cadre dans lequel s’exprime la reconnaissance de la piété de ce dernier par Dieu, qui se fait voir à lui et lui annonce la plus grande récompense qui soit, Isaac. Dans le deuxième cas, la réciprocité concerne de nouveau Isaac, mais à un degré supérieur : la récompense elle-même doit être sacrifiée à Dieu pour en obtenir une plus grande encore. Ces deux chapitres ont encore en commun de donner la parole à Dieu directement, dans le registre allégorique, mais aussi de mettre en évidence que la nécessité d’illustrer la relation directe d’Abraham à Dieu suscite des tensions dans l’exégèse littérale. Enfin, le deuxième et le quatrième chapitres sont tous les deux consacrés à la double action de Dieu, qui punit et qui sauve, mais avec un effet de gradation de l’un à l’autre dans la description du vice et du châtiment, le quatrième chapitre montrant des vices bien plus graves et un châtiment spectaculaire, et donnant à voir le rôle qu’y jouent les puissances.

Dans l’ensemble enfin, il y a une progression générale dans la description de la relation entre Abraham et Dieu et celle de la manifestation de Dieu. Alors qu’il est déjà question d’une manifestation de Dieu dans le premier chapitre, ce n’est que progressivement qu’elle est approfondie et articulée à une réflexion sur la contemplation des réalités intelligibles, en particulier dans les troisième et quatrième chapitres. Celle-ci permet de rendre plus vraisemblable l’échange final entre Abraham et Dieu, dès lors que le patriarche a été représenté, d’une façon très construite, comme celui dont le regard s’élève jusqu’à Dieu. Les éléments essentiels sont donc déjà livrés dans le premier chapitre : une migration vers la contemplation des réalités célestes, une manifestation de Dieu, par amour pour les hommes et la recherche d’une assimilation à Dieu, mais ils ne sont déployés que progressivement avant d’être ressaisis dans le dernier chapitre.