L’étude de ce passage nous livre également des enseignements importants sur chacun des types d’exégèse et sur la manière dont Philon les articule. Le De Abrahamo est le seul traité où ces deux exégèses sont en effet aussi étroitement liées : ailleurs, ou bien l’exégèse littérale est généralement absente, comme dans le Grand commentaire allégorique, ou bien elle est juxtaposée au sens allégorique et souvent rapidement évacuée, comme dans les Quaestiones, ou bien encore c’est l’exégèse allégorique qui est absente, comme dans le De vita Mosis 246. Le traité le plus proche du De Abrahamo est le De Iosepho, qui fait effectivement alterner exégèse littérale et exégèse allégorique : mais la démarche est beaucoup moins resserrée, Philon se livre à une réexposition de grandes unités du texte sous la forme de longues paraphrases, avant de proposer une interprétation allégorique de certains aspects. Dans le De Abrahamo, la reprise de la lettre du texte est plus synthétique, et l’interprétation allégorique s’articule de façon beaucoup plus étroite à l’ensemble du propos de l’exposé littéral.
L’exégèse littérale proprement dite est caractérisée par plusieurs aspects. Le premier est le souci de Philon de rendre parfaitement compréhensible la succession des événements ou le sens de l’action des personnages. À cette fin, Philon éclaire le texte à la fois de l’intérieur, en empruntant des informations à d’autres passages scripturaires, et de l’extérieur, en présentant Abraham sur le fond de la culture grecque de son temps, sans souci de distance chronologique : Abraham apparaît comme un contemporain de Philon et de ses lecteurs, ou à tout le moins comme quelqu’un dont la vie comporte des enseignements pour l’époque et le contexte hellénisé dans lequel se situe Philon. La migration d’Abraham est ainsi comparée aux différents types de voyages communément accomplis et la descente en Égypte est éclairée par des connaissances géographiques qui permettent de comprendre la situation de la Syrie comme de l’Égypte. L’exégèse vise à rendre le texte vraisemblable et cohérent. Ainsi, la déchéance de Sodome est expliquée comme la conséquence logique, étape après étape, d’un excès initial de biens : Philon met en valeur une causalité là où le texte scripturaire ne fait que juxtaposer des informations sans les relier l’une à l’autre.
Philon développe également dans son exégèse littérale des questions de vraisemblance morale et de critères permettant l’évaluation d’une conduite morale. La valeur des actions d’Abraham se comprend par comparaison avec un ensemble de pratiques communément constatées à l’époque de Philon ou au cours de l’histoire : Abraham ne peut pas se situer hors de l’histoire, hors du champ d’un ensemble de critères moraux, qui rendent son action intelligible et permettent de l’évaluer. C’est ce qui permet d’établir l’exemplarité d’Abraham, en montrant qu’il agit de façon particulièrement vertueuse voire tout à fait exceptionnelle, se distinguant ainsi de toute autre personne.
L’exégèse littérale correspond donc à la mise en place d’une forme de dialectique entre le particulier et le général : Abraham doit pouvoir être jugé sur les critères qui s’appliquent à toute autre action, à tout autre homme, à travers le temps et en toute région, pour que sa vertu insigne puisse être illustrée. Cela inclut, de façon plus large, tous les détails qui rendent compte de la vraisemblance et de la cohérence du texte scripturaire, constituant le contexte dans lequel Abraham vit et agit. Ce qui apparaît comme la généralité sur le fond de laquelle se détache Abraham est constitué à la fois de connaissances géographiques, météorologiques ou ethnographiques, mais aussi de références historiques et mythologiques : ce sont les différentes ressources de sciences encyclopédiques empruntées à la culture grecque dans son sens le plus large, à la παιδεία, qui permettent de comprendre le sens des actions d’Abraham et de leur donner une valeur.
Tous ces éléments permettent de faire d’Abraham un « sage » : si le terme peut apparaître dans des développements allégoriques, surtout dans le premier chapitre mais encore dans le cinquième 247, il permet de désigner Abraham comme quelqu’un d’exemplaire. Cette exemplarité est éclairée et exprimée grâce à la référence à des doctrines philosophiques, essentiellement au stoïcisme et au platonisme, plus précisément à travers le moyen-platonisme. Ces références sont essentielles pour définir la rationalité profonde et la valeur des actes d’Abraham au-delà de rapprochements seulement culturels, ou d’une morale superficielle. La figure d’Abraham est éclairée dans le cadre d’une réflexion rationnelle sur la nature de l’homme et du monde. C’est surtout un discours stoïcien sur les passions qui permet de rendre compte de la vertu d’Abraham ou de l’intempérance de ceux que Dieu châtie, mais il est essentiel de rappeler que ce discours subit des inflexions profondes. Philon l’ouvre en effet à la prise en compte d’un Dieu créateur et transcendant, faisant ainsi l’éloge paradoxal d’Abraham lorsqu’il est vaincu par une passion, parce que cette passion est son amour pour Dieu. Le stoïcisme doit ainsi être croisé avec un certain platonisme, inscrivant Abraham dans une relation avec un Dieu transcendant. C’est l’exigence de prendre en compte cette transcendance qui peut conduire à une grande tension au sein de l’exégèse littérale, dans le cinquième chapitre : la référence à la nature divine, qu’Abraham suit au mépris de tout attachement naturel humain, conduit à un paradoxe paroxystique que seule l’exégèse allégorique qui suit permet de résoudre véritablement.
Il est important de souligner ce fonctionnement spécifique de l’exégèse littérale pour deux raisons. La première est que cette démarche de justification littérale du sens du texte est unique chez Philon : nous avons vu que dans le De Iosepho les exposés littéraux étaient beaucoup moins serrés et problématisés ; de même, dans les Quaestiones, l’exégèse littérale occupe une place plus réduite, et Philon l’évacue souvent d’une seule phrase en qualifiant le sens littéral d’évident. Dans le De Abrahamo, il n’y a pas d’évidence, le sens littéral résulte d’une réflexion et d’une argumentation qui mobilisent un certain nombre de critères et d’exemples qui permettent de rendre compte de sa valeur.
Deuxièmement, la mise en valeur de cette démarche, du point de vue de la critique philonienne, permet d’affiner la perspective de David Dawson sur les enjeux de l’exégèse de Philon. Cet auteur, nous l’avons dit, avance l’idée d’une « révision culturelle » pratiquée par les auteurs qui ont recours à l’allégorie, en particulier Philon, c’est-à-dire une relecture des valeurs d’une culture à l’aune d’une autre culture avec laquelle elle est comparée, et qui peut susciter des transformations dans l’une comme dans l’autre culture. Il apparaît à la lecture du De Abrahamo que cette révision n’est pas le propre d’une démarche allégorique. C’est grâce à toutes les références qu’il opère à la culture grecque au sens large que Philon peut rendre compte de la vertu d’Abraham et, à rebours, la présentation qu’il fait de cette vertu le conduit à proposer une reconfiguration de la valeur des doctrines stoïciennes. Autrement dit il n’est pas nécessaire, pour établir des correspondances entre deux cultures, d’opérer des rapprochements indirects de termes ou de certaines images : la comparaison et l’évaluation d’une culture par une autre, pour autant que l’on puisse parler d’une culture juive face à la culture grecque, se fait de façon directe.
L’enjeu est même plus profond puisque l’exemple d’Abraham n’entre pas seulement dans une confrontation entre deux cultures : l’ordre donné à Abraham de sacrifier Isaac le fait agir, par obéissance à la volonté de Dieu, en contradiction avec la nature humaine. En réalité, nous aurons l’occasion d’y revenir, la question qui se pose à Philon n’est pas celle d’une confrontation entre deux cultures, mais celle d’une réflexion sur l’autorité de la parole divine révélée dans les Écritures et sur sa rationalité, en tirant parti de la démarche des philosophes.
Nous laissons également de côté les livres consacrés à l’exposition de la Loi de Moïse en tant que telle, à savoir le De Decalogo et le De specialibus legibus : l’exégèse littérale comme l’exégèse allégorique y ont un rôle important, mais Philon y réorganise profondément sa matière, sans devoir rendre compte de façon suivie de la cohérence d’un récit. De même, le De virtutibus et le De praemiis et poenis constituent un autre type d’exégèse, organisée de façon thématique. La question de l’allégorie et de son rapport à la lettre du texte s’y pose d’une façon différente.
Abr., 77.80.82.84 et 202.