L’exégèse allégorique

Si l’exégèse littérale est un enjeu important de cette réflexion, l’exégèse allégorique lui donne toutefois toute sa portée, en engageant une réflexion sur le sens qu’ont les événements scripturaires dans le registre des réalités intelligibles, c’est-à-dire du point de vue de la vie de l’âme et de l’activité de l’intellect. Le recours à un langage philosophique est ici décisif.

La démarche allégorique développée par Philon dans la séquence que nous avons étudiée repose de façon générale sur le principe d’une analogie entre le sens littéral d’un texte et le sens plus profond, invisible, qu’il porte. Les éléments qui sont reliés entre eux dans l’exposé littéral doivent avoir, par le biais d’une transposition dans la vie de l’âme, un type de relations similaire. La migration du sage correspond à un déplacement d’une manière de penser à une autre, et si la migration physique se fait par obéissance à Dieu, pour apprendre à se conformer à lui, la migration dans l’âme permet d’en avoir une vraie connaissance qui constitue la réalisation de cette conformation. De même, la passivité d’Abraham lorsque Sarah est emmenée chez le roi d’Égypte correspond à la passivité de l’intellect qui s’en remet totalement, dans sa piété, à Dieu, tandis que l’intempérance du roi et les épreuves qu’il subit correspondent aux penchants mauvais de l’intellect qui est attaché au corps, et que la proximité de la vertu éprouve durement. Le cinquième chapitre, également, fait voir une analogie entre le sacrifice que fait Abraham de son fils, lequel lui est finalement rendu, et le sacrifice que fait le sage de la joie qui se trouve en son âme, pour recevoir en échange la joie divine.

L’exégèse allégorique est donc fondée sur la possibilité de faire correspondre à une réalité sensible évoquée par le texte scripturaire une réalité intelligible qui en reprend plusieurs traits, même si cela peut se faire de façon inversée comme dans le cas de la descente en Égypte où la relation entre le masculin et le féminin est renversée. Un travail sur le vocabulaire est nécessaire pour souligner l’analogie entre les deux registres, mais le principe central de l’exégèse allégorique est la transposition d’une réalité, d’une personne ou d’un événement depuis un registre sensible vers un registre intelligible. L’allégorie n’est pas un jeu sur les mots, mais implique que les deux ordres de réalités se répondent de façon analogique, tout comme l’intellect en l’homme occupe la place de Dieu dans l’univers. L’allégorie repose donc un véritable discours métaphysique, distinguant monde sensible et monde intelligible mais établissant entre eux une analogie. Celle-ci, dans notre traité, est en quelque sorte triple : le sage a pour pendant l’intellect dans les réalités intelligibles, et ce dernier est le pendant de Dieu lui-même. Toutefois, l’exégèse allégorique en tant que telle repose sur deux niveaux uniquement : l’analogie entre l’intellect et Dieu n’intervient pas comme un troisième niveau d’exégèse, mais s’intègre à l’exégèse allégorique. C’est ce que montre le premier chapitre, de façon explicite, à travers l’interprétation allégorique du passage de Chaldée en Kharran qui permet de connaître l’intellect pour remonter à la connaissance de Dieu, mais c’est aussi ce que l’on peut déduire du troisième chapitre où la philanthropie d’Abraham constitue en quelque sorte le pendant de la philanthropie divine, ou dans le cinquième chapitre où l’intellect humain est apte à recevoir, dans la limite de ses capacités, la joie même de Dieu.

Toutefois, même dans ces trois chapitres où l’exégèse allégorique et l’exégèse littérale s’harmonisent le plus, il peut y avoir des décalages entre l’exposé littéral et l’exposé allégorique, notamment dans le premier chapitre, où l’exégèse allégorique porte sur la valeur de Kharran, qui est tout juste mentionné, sans jouer aucun rôle, dans l’exposé littéral, et où Philon intègre de nouveaux éléments sur la manifestation de Dieu et le changement de nom d’Abraham, alors que le retour au sens littéral introduit de son côté une dernière série d’éléments scripturaires, présents dans la fin du passage scripturaire, qui n’avaient pas encore été évoqués. Le contraste est en revanche beaucoup plus grand dans le troisième et le quatrième chapitre, d’une façon très instructive. Dans le quatrième chapitre, la nécessité qu’éprouve Philon de reprendre dans son commentaire, par-dessus l’exposé littéral, les figures de Lot, de sa femme et d’Abraham, ainsi que la question de la vue, illustre le besoin pour l’exposé allégorique de s’appuyer sur une analogie aussi étroite que possible avec la trame narrative du texte et avec les personnages qui y agissent, même s’ils ont été gommés de l’exposé littéral. Quant au troisième chapitre, il illustre le rôle décisif que joue la recherche d’une compréhension rationnelle de l’Écriture : Dieu ne pouvant se manifester dans le monde sensible, Philon est forcé de réserver à l’exposé allégorique la réflexion sur la vision que l’on peut avoir de Dieu et d’appuyer rétrospectivement ce développement sur un retour à des éléments scripturaires dont la signification est exclusivement allégorique.

La nécessité de pouvoir donner sens à l’Écriture sur un plan métaphysique oblige dans certains cas Philon à introduire une rupture dans la valeur de la lettre même de l’Écriture. Si la plus grande partie de la lettre du texte peut avoir un sens littéral, en revanche, pour des raisons ontologiques, qui impliquent une séparation stricte de la réalité sensible et de la réalité intelligible, cela est parfois impossible et il faut alors considérer que la lettre même du texte renvoie à une réalité intelligible que seule l’allégorie peut éclairer, parce qu’elle seule rend permet d’appréhender les réalités intelligibles qui demeurent invisibles aux sens. La distinction entre les réalités sensibles et les réalités intelligibles passe donc au sein même du texte scripturaire : celui-ci n’a pas nécessairement un sens littéral, non pas en raison d’une difficulté de compréhension de son sens, mais lorsque celui-ci va à l’encontre d’une exigence de cohérence ontologique.

Ainsi, dans le premier chapitre, Philon ne reprend le verset qui énonce que Dieu se manifeste au sage que dans un contexte allégorique, tandis que dans le troisième chapitre il exclut du sens littéral un verset similaire, malgré son caractère central dans l’épisode. De façon plus complexe encore, Philon développe dans le quatrième chapitre une exégèse littérale qui ignore délibérément les éléments scripturaires qui l’empêcheraient de livrer une interprétation qui, certes, décrit des réalités sensibles, mais dont le sens repose sur l’activité des deux puissances de Dieu qui n’ont pas de manifestation sensible.

Les principes généraux de la pensée de Philon, qui le conduisent à distinguer de façon claire entre réalités sensibles et réalités intelligibles, ne recoupent donc pas totalement les deux registres d’exégèse qu’il développe : si le recoupement s’opère relativement bien pour tout ce qui concerne le sage en lui-même et la vie de l’âme, en revanche les énoncés scripturaires qui renvoient explicitement à Dieu, ou sont compris par Philon comme renvoyant à ses puissances, ne peuvent être pris à la lettre. L’exégèse de Philon permet donc d’interpréter le texte avec une certaine efficacité lorsque la lettre de celui-ci renvoie à des réalités sensibles, mais elle affronte des difficultés insurmontables lorsque la lettre se réfère à une intervention directe de Dieu dans le monde sensible – ce qui n’est pas le cas des ordres divins adressés à Abraham dans le premier et le cinquième chapitre, ou encore, dans le troisième chapitre, des paroles communiquées par l’intermédiaire des visiteurs d’Abraham : le problème est que Dieu ou ses puissances puissent être représentés dans le texte scripturaire comme des êtres visibles.

En définitive, ces cinq chapitres consacrés à l’illustration de la piété d’Abraham présentent donc une exégèse combinant deux distinctions qui ne sont pas toujours superposables : une lecture littérale et une lecture allégorique du texte d’une part, une description du monde sensible et une description du monde intelligible d’autre part. Si l’idée d’une intervention visible de Dieu ou de ses puissances pose des difficultés, en revanche l’exégèse se montre cohérente dès lors qu’il s’agit de rendre compte dans le sens littéral de la vie du sage, et dans le sens allégorique de la vie de l’intellect, principe hégémonique de l’âme. C’est le passage de l’un à l’autre qui constitue la véritable constante de tout cet ensemble, y compris dans le quatrième chapitre où Abraham n’apparaît pas explicitement mais est réintroduit implicitement pour rendre compte de la contemplation intelligible suscitée par le regard sensible sur le monde. De fait, l’ensemble des cinq chapitres peut être considéré comme une évocation de la manière dont le sage accède progressivement à la plénitude de l’exercice de son intellect : dans le premier chapitre, la migration en Kharran permet au sage d’apprendre à connaître son intellect, et à travers lui, Dieu ; dans le deuxième chapitre est illustrée la manière dont l’intellect se soumet à Dieu en faisant œuvre de la vertu de piété ; le troisième chapitre montre comment l’intellect voit Dieu en plénitude ; le quatrième revient sur la question du regard, en remontant depuis les réalités sensibles jusqu’aux réalités intelligibles ; enfin, le cinquième chapitre montre comment l’intellect, au plus haut de sa piété, accepte de renoncer à la joie qui lui vient de lui-même et qui lui a été annoncée dans le troisième chapitre, pour recevoir la joie véritablement divine, dans la mesure où celui lui est possible et où Dieu le lui accorde.

L’exégèse allégorique décrit ce qui se passe de façon invisible dans l’âme du sage, dont seules les actions sensibles sont rapportées par le texte scripturaire. Il y a ainsi une continuité entre les deux registres dans le passage de la personne du sage à son intellect. Au contraire, un personnage comme Sarah perd son autonomie dans l’exégèse allégorique en devenant la figure de la vertu du sage, en son âme. Alors que le passage de la lettre de la vie du sage à l’allégorie de la vie de son intellect continue de faire voir la même personne, mais selon deux points de vue différents, extérieur et intérieur, ou sensible et intelligible, la transposition de Sarah en figure de la vertu la subordonne à l’intellect du sage, où à son opposé, l’intellect mauvais du roi d’Égypte. En considérant Sarah comme figure de la vertu, l’exégèse allégorique ne considère pas la vertu de l’âme de Sarah, mais la vertu de l’âme du sage : le passage du sage à son intellect se fait sur le mode d’une continuité réelle, le passage de Sarah à la vertu, malgré la présentation effectivement vertueuse qu’en donne Philon dans l’exposé littéral, représente un saut, si bien que Sarah est seulement une figure de la vertu du sage.

L’analogie entre le sens littéral et le sens allégorique, appliqué au sage et à son intellect, constitue donc une analogie réelle, autour de laquelle s’organisent les autres éléments du texte. Il est à la fois nécessaire pour Philon d’illustrer autant qu’il le peut la vertu concrète du sage, comme le lui permet notamment le recours à une terminologie stoïcienne, et de montrer la nécessité pour le sage de dépasser les réalités sensibles pour se tourner vers les réalités intelligibles et par-dessus tout vers le Créateur et Pilote de l’univers, Dieu, dans une perspective qui croise le moyen-platonisme et les données scripturaires. Si Philon ne le précise pas ici de façon claire, il semble nécessaire de tenir compte d’une autre analogie réelle, celle qui unit l’intellect à Dieu, dont il ne parle que dans le premier chapitre sans y revenir après. Ainsi, l’intellect constitue le point focal qui permet de tenir ensemble les réalités sensibles, les réalités intelligibles et la connaissance de Dieu qui est au-dessus de toutes.

C’est précisément la focalisation de Philon sur l’intellect qui lui permet de livrer une nouvelle interprétation, peut-être plus cohérente, de l’épisode de la manifestation de Dieu à Abraham au chêne de Mambré, dans le passage des Quaestiones in Genesim que nous allons maintenant étudier.