Deuxième partie : les visiteurs d’Abraham au chêne de Mambré dans les Quaestiones in Genesim

Introduction

Avec l’étude des Quaestiones, nous abordons un deuxième type d’exégèse dont la démarche, à l’instar de la section du De Abrahamo que nous avons étudiée, présente elle aussi une grande régularité formelle, à la fois plus simple et plus systématique : le texte scripturaire, pris dans l’ordre selon lequel il se présente, est disposé en courtes unités, et ces lemmes sont étudiés un par un, en fonction du problème spécifique de compréhension que chacun pose. Le seul autre élément d’organisation qui intervient, à l’intérieur de chaque quaestio, est la succession, généralement, d’une exégèse littérale et d’une exégèse allégorique, même si cette dernière tient le plus souvent une place prépondérante.

Le premier intérêt de cette exégèse est de permettre de mesurer, par rapport à une exégèse qui opère par épisodes entiers, les changements induits par une démarche analytique portant sur de plus petites unités textuelles. Au lieu de rendre compte du sens général d’un épisode biblique donné, en expliquant son sens littéral puis son sens allégorique, Philon livre une exégèse de lemmes beaucoup plus courts, auxquels il donne un sens littéral, le plus souvent, et surtout un sens allégorique. Si Philon veut rendre compte du sens d’un épisode biblique entier, il ne le peut que dans la mesure où l’exégèse successive de chacun des versets qui le composent permet de faire apparaître progressivement sa signification grâce à une lecture qui reste cohérente de lemme en lemme : il faut pour cela qu’une vision d’ensemble de l’épisode, à la fois littérale et allégorique, puisse être distribuée verset après verset. Il n’y a pas de place dans le cours normal de l’exégèse des quaestiones pour des récapitulations ou des commentaires couvrant de longues unités textuelles. Philon est donc amené à livrer le sens de lemmes étroitement circonscrits, en proposant une exégèse qui porte sur des problèmes spécifiques. Cela influe particulièrement sur la place donnée à l’exégèse littérale : le sens littéral d’un énoncé relativement court apparaît en effet le plus souvent comme évident, ce qui peut conduire à le passer sous silence, à la différence du sens d’un récit faisant intervenir plusieurs personnages et présentant un enchaînement de paroles et d’actions dont la justification est plus complexe. L’allégorie a donc tendance à prendre une place plus grande dans le commentaire que ce n’était le cas dans le De Abrahamo : l’insistance sur des unités courtes ou des détails ouvre un champ plus favorable à ce type d’exégèse, alors que l’étude de passages plus longs et plus complexes rend plus difficile l’élaboration d’une interprétation allégorique d’ensemble cohérente et précise.

Pour poursuivre notre étude de la figure d’Abraham, nous nous intéresserons à une séquence de quaestiones qui ajoute, aux questions que suscite de façon générale ce type d’exégèse, des problèmes tout à fait spécifiques. Il s’agit de l’ensemble des commentaires consacrés à l’épisode de la visite reçue par Abraham au chêne de Mambré (Gn 18, 1-15), dont nous avons vu dans le De Abrahamo les problèmes de correspondance qu’il pouvait poser entre lecture littérale et allégorique, ou réalités sensibles et réalités intelligibles, autour de la question centrale de la vision de Dieu. Nous pourrons ainsi proposer une comparaison entre les deux interprétations d’un même passage selon la démarche suivie dans l’un et l’autre cas. En l’occurrence, Philon élabore une interprétation qui s’écarte sensiblement de celle du De Abrahamo dans sa méthode comme dans ses résultats, mais qui tranche également à plusieurs égards sur le cours habituel des Quaestiones. Le trait le plus significatif est la manière dont Philon développe une exégèse unifiée du passage qu’il explicite dès la deuxième quaestio et qui guide la majeure partie de sa lecture du passage. Confronté au même problème que dans le De Abrahamo – comment rendre compte de la manifestation de Dieu sans pour autant en faire une réalité sensible –, Philon propose d’identifier chacune de deux apparitions, celle de Dieu et celle des trois hommes, d’une façon beaucoup plus étroitement articulée que dans le De Abrahamo, où il les sépare nettement. Cela lui permet de rendre compte de la manière dont la lettre du texte illustre bel et bien la manifestation de Dieu sans renoncer à affirmer sa nécessaire transcendance.

Nous montrerons que deux motifs essentiels, propres à ce passage, rendent possible cette interprétation plus intégrée de l’épisode. Le premier est la focalisation qu’opère Philon sur l’intellect d’Abraham, pour articuler les deux niveaux de réalité et rendre compte de la manière dont Dieu se révèle sans qu’il soit nécessaire de passer à un registre allégorique. Le deuxième est le rôle à la fois décisif et discret que joue le recours au motif des deux puissances, créatrice et souveraine, de Dieu, pour articuler ensemble les deux visions et permettre d’imputer à Dieu, en définitive, aussi bien la vision triple que la vision simple reçue par Abraham. Philon livre avec ces deux motifs une exégèse aussi efficace qu’originale d’un passage particulièrement difficile, que complique encore l’impossibilité pour Philon de parler de Dieu comme d’une réalité sensible.

Nous voudrions donc montrer par cette étude comment l’exégèse développée selon la méthode des Quaestiones à propos de cet épisode biblique, du fait des règles habituelles de ce genre exégétique, mais aussi en raison de ses caractéristiques uniques dues à la difficulté du texte scripturaire, nous permet d’approfondir la compréhension de la démarche de Philon et de ses enjeux. En particulier, nous voudrions insister sur l’articulation différente qu’elle manifeste entre exégèse littérale et exégèse allégorique d’une part, et entre réalités sensibles et réalités intelligibles d’autre part : les réalités intelligibles prennent la place la plus grande, tandis que l’exégèse allégorique a un statut paradoxalement relativement restreint. La dissociation que nous avons pu observer ponctuellement dans le De Abrahamo entre exégèse allégorique et réalités intelligibles est ici encore accentuée, puisque les réalités intelligibles peuvent être lues dans la lettre même du texte.

L’étude des Quaestiones pourra nous amener à confirmer la distinction qu’il faut opérer chez Philon entre la description des réalités intelligibles, qui constitue la finalité de sa démarche, et le recours à l’exégèse allégorique, qui constitue un outil privilégié mais non exclusif pour y parvenir. Les réalités sensibles, de leur côté, sont largement négligées par Philon qui ne s’attache à elles qu’autant qu’elles lui permettent de développer son exégèse d’ensemble et de répondre au problème posé dans le texte scripturaire par l’apparente alternance entre les deux visions. Loin de la vision relativement équilibrée du De Abrahamo, même si chaque développement trouvait son aboutissement dans l’exégèse allégorique et la description du monde intelligible, l’exégèse des Quaestiones nous permet de constater un penchant certain de Philon du côté des réalités intelligibles, mais sans rompre véritablement avec la cohérence propre de la lettre du texte et les réalités sensibles qu’elle évoque.

L’épisode proprement dit de la visite reçue par Abraham couvre les quinze premiers versets du chapitre 18 du livre de la Genèse, ce qui correspond chez Philon aux dix-neuf premières quaestiones du livre IV des Quaestiones in Genesim. Nous ne commenterons pas en détail l’intégralité de ces quaestiones, mais nous nous intéresserons tout particulièrement aux huit premières, portant sur les versets 1 à 7 : nous verrons en effet que l’essentiel de la réponse proposée par Philon au problème central qui l’occupe, à savoir l’apparition conjointe de deux visions, est concentré dans cette série de quaestiones, dont trois quaestiones particulièrement longues, la première, la deuxième et la huitième. Après avoir étudié successivement chacune de ces huit quaestiones, nous illustrerons toutefois, de façon plus rapide, la manière dont cette exégèse a encore des effets dans certaines des quaestiones qui viennent clore l’analyse de l’épisode biblique, en fonction des lemmes retenus par Philon. Nous procèderons donc une nouvelle fois en présentant le texte de Philon de façon linéaire, ce qui est rendu nécessaire par la méthode analytique que lui-même adopte : nous pourrons ainsi rendre compte de la façon la plus précise possible de la manière dont il développe et construit son exégèse en fonction des problèmes que lui pose le texte au fur et à mesure de sa progression – ou au contraire de la manière dont il vient rompre cette progression linéaire.

Précisons enfin que, n’ayant pas accès à la version arménienne, nous avons travaillé à partir des trois traductions modernes, celle d’Aucher, en latin, qui date du xix e siècle et qui est donnée dans l’édition des Sources chrétiennes en regard de celle, en français, de Charles Mercier, et enfin celle de Ralph Marcus, en anglais, pour les éditions Loeb 248. Pour des raisons de commodité et pour rendre la lecture plus fluide, nous avons choisi de retenir la traduction de Mercier, pour la citation intégrale que nous donnons du texte de Philon en tête de chacune de nos analyses, comme pour les citations que nous en livrons au fil du commentaire, mais nous nous appuierons également sur les deux autres traductions aussi souvent que nécessaire pour préciser celle de Mercier, parfois insuffisante, et proposer des hypothèses sur le texte grec originel. Dans la mesure où nous suivons le texte de façon strictement linéaire, nous avons choisi de ne pas donner la pagination des références à l’une et l’autre de ces deux traductions.

Notes
248.

Philo Supplement I. Questions and Answers on Genesis, R. Marcus (éd.), Cambridge/London, Loeb, 1953.