Quaestio 1

« Pourquoi (l’Écriture) dit-elle : « Et le Seigneur Dieu apparut à Abraham au chêne de Mambré, quand il était assis à la porte de sa tente à la chaleur du jour, et il leva ses yeux » ? (Gn 18, 1-2) »  249

Avant de présenter les enjeux qui nous guideront dans l’étude de cette quaestio, il convient de s’arrêter sur le découpage opéré par Philon dans le texte scripturaire pour constituer le lemme sur lequel il va travailler. Il semble en effet quelque peu forcer la syntaxe du lemme biblique pour pouvoir intégrer à la citation initiale de cette première quaestio les mots rendus en français par « il leva les yeux » 250. Ceux-ci correspondent dans le texte original au participe aoriste ἀναβλέψας (« ayant regardé vers le haut ») peut-être accompagné du groupe τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ (« de ses yeux »), dans la mesure où, nous le verrons, le lemme de la quaestio suivante, « il vit et voici… », ne paraît pas impliquer la présence de ce groupe, alors que le commentaire sur le chêne, dans cette quaestio, fait référence à la question de l’œil. Le lemme commenté par Philon semblerait donc être : Ὤφθη δὲ αὐτῷὁ θεὸς πρὸς τῇ δρυὶ τῇ Μαμβρη καθημένου αὐτοῦἐπὶ τῆς θύρας τῆς σκηνῆς αὐτοῦ μεσημβρίας. Ἀναβλέψας δὲ τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ (« Dieu se fit voir de lui près du chêne de Mambré, alors qu’il était assis à l’entrée de sa tente, à midi. Il leva le regard, et de ses yeux… » ; Gn 18, 1-2). Ce faisant, Philon paraît découper délibérément le texte d’une façon artificielle. En effet, le participe ἀναβλέψας ne peut pas être construit avec les éléments du premier verset, dont le verbe principal, Ὤφθη (« se fit voir »), désigne Dieu, et ne peut que renvoyer au sujet du verbe εἶδεν, dans le deuxième verset :ἀναβλέψας δὲ τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦεἶδεν (« il leva son regard et de ses yeux il vit » ; Gn 18, 2). La fin du lemme a donc vraisemblablement été reformulée sur un mode personnel en Ἀνέβλεψε δὲτοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ pour une meilleure intelligibilité – à moins que Philon n’ait laissé le verset en l’état et que ce soit le traducteur arménien qui ait rétablit une syntaxe d’ensemble correcte.

En choisissant d’intégrer ce participe présent décrivant un premier aspect de l’action de voir d’Abraham, Philon oriente le contenu de son exégèse : à l’action de se manifester (Ὤφθη) qui ouvre le lemme répond en effet l’action de voir (ἀναβλέψας δὲ τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ) qui le referme, et Philon intègre de fait des réflexions sur ces deux actions dans le premier et le troisième temps de sa réponse, respectivement à propos du chêne de Mambré et à propos de la lumière de midi. La relation entre la manifestation de Dieu et la vision qu’en a Abraham constitue ainsi le cadre au sein duquel les autres éléments du lemme peuvent être compris : Philon cherche d’emblée à mettre en valeur la question de la manifestation de Dieu, qui ne se comprend pas seule mais n’a de sens dans ce passage qu’articulée avec la vision d’Abraham. Le statut de cette vision est précisément l’un des enjeux fondamentaux de tout le commentaire de Philon sur l’épisode 251.

Cette longue quaestio se révèle structurée en plusieurs séquences successives, qui suivent l’ordre d’apparition dans la citation des éléments que Philon choisit de commenter 252. À première vue, il apparaît que Philon procède en isolant au sein de la citation les termes significatifs ou difficiles puis en les expliquant successivement, sans les relier par des liens logiques explicites. Il aborde ainsi tour à tour les expressions « chêne de Mambré », en deux temps (« Mambré », puis « chêne »), « était assis à la porte de sa tente » et enfin « à la chaleur du jour » (ou « midi », pour rester plus proche du texte de la Septante : μεσημβρίας). Le commentaire de chaque mot ou groupe de mots n’est pas isolé des autres, même si Philon n’établit pas de lien clair entre eux. Le premier élément d’unité repose sur le choix du découpage, qui organise l’ensemble du propos autour de la manifestation de Dieu et de la vision d’Abraham. D’un point de vue thématique, cela entraîne une focalisation sur la vision, dans les deux développements sur le chêne de Mambré, tout comme dans celui sur la lumière de midi ; quant au deuxième développement, sur la tente, il permet aussi à Philon de mettre en place un élément essentiel de son argumentation, l’insistance sur la condition humaine, finie, d’Abraham, malgré son statut exemplaire, qui a d’importantes conséquences sur le thème général de la vision.

En effet, elle répond au fait que Philon, contrairement à l’exégèse qu’il pratique dans le De Abrahamo, ne présente pas comme un énoncé problématique l’idée d’une manifestation de Dieu à Abraham. Alors que, dans le De Abrahamo, il distingue ce qui peut relever d’une lecture littérale et ce qui ne peut relever que d’une lecture allégorique, il paraît accepter ici ce qui est dit, mais en proposant ensuite une exégèse qui montre dans quelles conditions cet énoncé peut être considéré comme possible. Nous verrons l’importance du modèle exégétique des Quaestiones à cet égard : s’il semble faire alterner comme dans le De Abrahamo lecture littérale et lecture allégorique, il offre en réalité des possibilités plus grandes à Philon, qui n’est pas astreint à rendre compte d’abord de façon cohérente du sens littéral avant d’en proposer une interprétation allégorique. La faible part qu’il réserve au sens littéral, qui est même souvent absent, lui permet de conduire son développement en suivant d’autres articulations, sans pour autant perdre en fidélité au texte, bien au contraire, puisqu’il est tenu d’en commenter spécifiquement tous les éléments. Il peut ainsi opérer finalement des distinctions et des éclaircissement plus précis et plus complexes que ceux du De Abrahamo.

Nous verrons donc dans l’étude de cette première quaestio comment le découpage par lequel Philon donne d’emblée une unité au lemme, autour de la question de la manifestation de Dieu et de la vision qu’en reçoit Abraham, permet de mettre en place les conditions d’une compréhension du caractère problématique que présente la mention d’une manifestation de Dieu dans cet épisode biblique. Ainsi, nous verrons que non seulement les développements apparemment juxtaposés de cette première quaestio constituent différents éléments d’une même argumentation, mais encore qu’ils servent de première étape dans une démonstration qui s’étend au commentaire de l’ensemble de l’épisode. Malgré le caractère morcelé de l’exégèse, à l’intérieur de la quaestio comme entre quaestiones, Philon procède à un raisonnement pleinement maîtrisé et qui présente une véritable cohérence d’ensemble.

Notes
249.

Nous avons gardé, pour chaque quaestio, l’énoncé du lemme tel qu’il figure dans l’édition française, au moins à titre de point de départ pour les cas où se posent des problèmes par rapport au texte de la Septante.

250.

En l’absence du texte original, nous présentons en italique toutes les citations du texte des quaestiones, afin de les distinguer des citations d’autres textes, philoniens, scripturaires ou autres.

251.

Francesca Calabi l’exprime en termes semblables dans son étude sur les puissances : « the process whereby the vision of God appeared to Abraham was clearly a process involving both figures : on the one hand, the one appearing—God, and on the other the one seeing. […] The vision arises out of the coming together of two actions : God’s appearing and Abraham’s seeing » (F. Calabi, God’s Acting, Man’s Acting. Tradition and Philosophy in Philo of Alexandria, Leiden/Boston, Brill, 2008, p. 88).

252.

L’ordre retenu pour la citation étant celui du lemme biblique, rétabli par l’éditeur dans l’édition française (Quaestiones in Genesim, 34 A, Les lemmes, p. 44).