A. Le chêne de Mambré

1) « Mambré »

Le premier développement de l’argumentation de Philon est consacré à l’explication de l’expression « chêne de Mambré », que Philon interprète en commençant par rendre compte du sens du nom propre, « Mambré ». Dans cet exposé dépourvu de lecture littérale, Philon reprend des analyses sur la relation entre la lumière sensible et la lumière intelligible équivalents à celles que nous avons rencontrées dans le De Abrahamo, mais associées ici de façon directe à la question de la manifestation de Dieu, alors que dans le traité précédemment étudié elles apparaissaient dans le développement sur la destruction de Sodome, même s’il constituait une illustration de la question de la vision de Dieu amorcée dans l’exégèse du même épisode qu’ici, la visite reçue par Abraham au chêne de Mambré. Nous montrerons comment l’exégèse du terme « Mambré », bien qu’elle ne porte que sur un seul mot, permet néanmoins déjà d’ouvrir une réflexion générale sur la question de la manifestation de Dieu et de sa perception par Abraham.

Pour faciliter la compréhension des analyses qui suivront, nous donnons ci-dessous, comme nous le ferons pour chaque passage que nous présenterons, le texte de Philon, dans la traduction de Charles Mercier.

‘Le sens littéral me semble être très clair ; toutefois, seul l’arbre qui est allégorisé par l’expression chaldéenne exige d’être expliqué. Selon Héraclite, l’arbre – notre nature – aime se cacher. Il faut donc d’abord savoir que Mambré est interprété « (Qui provient) de la vue » et voici ce qu’il en est : de même que penser en sage vient de la sagesse et que pratiquer la tempérance vient de la tempérance et que chacun des habitus a l’action qui provient de lui, de même pour ce qui provient des sens : du toucher le toucher, du goût le goûter, de l’ouïe l’entendre et c’est de la vue nécessairement que provient l’acte de voir. C’est ce qui, provenant d’un intellect vertueux doué d’une bonne vue – ce qui est appelé en chaldéen « Mambré » et, en grec, « (en provenance) de la vue » – lui donne de posséder en elle la meilleure vue, d’avoir une vue aiguë, d’être sans sommeil, voyant non seulement ce monde créé, dont la vue des formes relève de la philosophie, mais (aussi) son Père et Créateur, le Dieu incréé, inengendré. En effet, quelle utilité qu’il vînt sans être vu ? Et, en effet, ce n’est pas seulement pour le genre humain, mais aussi pour toute la partie la plus pure du ciel qu’il est inaccessible et insaisissable, faisant en quelque sorte briller comme des rayons, que nous disons vraiment à juste titre être des formes ; faisant briller autour de toute l’âme des rayons de lumière, il l’a aussi remplie de la lumière incorporelle qui est au-dessus des cieux ; conduite par elle, l’intellect est amené par l’intermédiaire de la forme à l’archétype, car c’est au moyen de la vue plus que par tout organe qu’il a disposé ce qui est dit symphonie, comme (l’acte) de voir qui est acquis par la vue, car c’est par la vue que ce qui apparaît est saisi.’

Le premier élément saillant du commentaire proposé par Philon est le recours exclusif à l’exégèse allégorique. En effet, affirme-t-il d’emblée, « le sens littéral me semble être très clair », à une réserve près : « toutefois, seul l’arbre qui est allégorisé par l’expression chaldéenne, exige d’être expliqué ». Autrement dit, Philon considère qu’une simple lecture de la citation permet d’en comprendre le sens littéral sans difficulté : le sens littéral du texte relève de la pure évidence, et celle-ci, contrairement à la démarche du De Abrahamo, n’a pas besoin d’être formulée ou construite. Cela dit, la différence entre les deux traités et les deux exégèses qui les caractérisent respectivement est que Philon ne s’attache ici qu’à la compréhension d’une seule phrase : il n’a pas à expliquer le sens d’un ensemble d’événements, leurs relations, leur signification, mais à expliquer une phrase pour elle-même. Celle-ci ne pose pas de problème de compréhension, mais elle ne pose pas non plus – et là se situe l’originalité du passage – de problème de vraisemblance : Philon paraît ne pas exclure que Dieu puisse apparaître à Abraham dans un cadre spatial et temporel déterminé : près du chêne de Mambré, à midi. En réalité, cela constitue bien un véritable problème, mais contrairement au De Abrahamo, Philon ne cherche pas à le résoudre en opposant un sens littéral qui exclut la manifestation de Dieu et un sens allégorique qui seul permettrait d’en rendre compte, comme nous le verrons à partir de la deuxième quaestio.

Le seul élément sur lequel peut s’arrêter un lecteur, c’est la présence d’un nom propre : ce mot « chaldéen », c’est-à-dire hébreu, n’est en effet pas nécessairement transparent. C’est pourquoi il convient de le traduire, pour faire comprendre en quel sens il est « allégorisé » : comme pour Kharran ou même Abraham, dans le De Abrahamo, l’utilisation d’un nom hébreu est considérée comme le signe d’une vérité allégorique qui se dévoile par la traduction du mot, puis l’explication de sa signification dans le contexte. Du point de vue des relations entre sens littéral et sens allégorique, il est significatif de constater qu’ici le problème posé pour une lecture littérale reçoit directement une réponse allégorique : il n’y a pas de nécessité de développer un sens littéral avant de l’approfondir par l’allégorie, mais seulement un souci de répondre directement à un problème par le moyen le plus approprié. Ce qui faisait l’étoffe spécifique de l’exposé littéral, dans le De Abrahamo, disparaît donc ici : d’une part, le texte scripturaire est présenté comme évident, d’autre part le seul problème qu’il pose est directement résolu par l’allégorie. Cela ne signifie pas que toute exégèse littérale soit absente de ce passage, et encore moins du genre des Quaestiones de façon générale, mais un commentaire très serré, verset par verset, peut la rendre pour une part superflue, tant qu’il ne s’agit pas de livrer une lecture d’ensemble d’un épisode, mais de s’interroger sur des petites unités, intérieures à un verset voire limitées comme ici à un mot.

La citation de la célèbre maxime d’Héraclite : « la nature aime à se cacher » (φύσις κρύπτεσθαι φιλεί 253) joue ici comme un marqueur de l’allégorie. Cette association est explicite dans le De fuga et inventione, où Philon évoque « ceux qui ne sont pas initiés à l’allégorie et à la nature qui aime à se cacher » (οἱμὲνοὖνἀλληγορίαςκαὶφύσεωςτῆςκρύπτεσθαιφιλούσηςἀμύητοι ; Fug., 179), comme dans le De mutatione nominum, où il parle de « tout ce qui ne paraît pas respecter les convenances du discours » en disant que ce « sont des symboles de la nature qui aime toujours à se cacher » (πάνθʼ ὅσαμὴτὸεὐπρεπὲςἐνλόγῳδιασῴζεινδοκεῖσύμβολαφύσεωςτῆςἀεὶκρύπτεσθαιφιλούσηςὑπάρχοντα ; Mutat., 60). La citation d’Héraclite sert donc à justifier l’obscurité d’un élément du texte, en suggérant qu’il s’agit d’un phénomène délibéré et non d’un accident ou d’une faiblesse.

L’étymologie proposée pour traduire « Mambré », compris comme « (qui provient) de la vue », permet à Philon d’amorcer ses réflexions sur le rôle central, dans ce passage scripturaire, de la vision. Les parallèles avec la sagesse, la tempérance ou les autres sens visent, de façon rhétorique et pédagogique, à mettre en valeur le rôle de la vue, désignée non pas tant comme faculté sensible que comme faculté « d’un intellect vertueux doué d’une bonne vue » : cette affirmation est conforme à ce que nous avons déjà pu voir de la démarche allégorique comme description de l’activité propre de l’intellect (νοῦς). Du texte scripturaire, « vue », Philon passe ainsi, sans avoir besoin de le justifier, à l’évocation de la vision propre à l’intellect. Il peut y avoir ici une convergence avec l’expression τῇὁρατικῇδιανοίᾳ (« l’intelligence dotée de vision ») que nous avons rencontrée dans un contexte semblable, dans le De Abrahamo, à propos de la contemplation de Dieu (voir Abr., 122). Le qualificatif « sans sommeil » est de fait caractéristique chez Philon de la vie de l’intellect (ὁ γὰρ νοῦς τὸἄκλειστον καὶἀκοίμητον προσβαλὼν ὄμμα : « l’intellect, en effet, projetant vers l’avant son regard bien ouvert et sans repos » ; Mutat., 5), mais caractérise également le regard de l’intelligence (τοῖς διανοίας ἀκοιμήτοις ὄμμασι : « les yeux sans repos de la pensée » ; Spec. I, 49), du sage (Mos. I, 185 et 289) et même le regard de Dieu (Mutat., 40 ; Spec. I, 330 et IV, 201). Nous avons vu par ailleurs que Philon qualifiait l’âme, dans le De Abrahamo, de « toujours en mouvement, jour et nuit » (ἀεικίνητος οὖσα μεθʼ ἡμέραν καὶ νύκτωρ ; Abr., 155), avant de dire de l’intelligence elle-même (διανοία) qu’elle est ἀκοίμητος καὶἀεικίνητος (« sans repos et toujours en mouvement » ; Abr., 162).

Notons également que la présentation de l’intellect est ici celle d’un intellect « vertueux » : alors que la présentation allégorique du roi d’Égypte pouvait concerner un intellect sans vertu, attaché au corps (Abr., 103), l’allégorie livre ici une vision immédiatement positive de l’intellect. Cela peut tenir au caractère exemplaire d’Abraham, de qui il est implicitement question, puisqu’il est le seul personnage humain présenté par le texte qui dirige le regard de son intellect vers les réalités intelligibles, ou bien de l’allégorie qui, visant à rendre compte de la vie de l’intellect, ne s’attache ici à rendre compte que de l’intellect qui exerce pleinement ses facultés.

Surtout, cet intellect paraît présenter une caractéristique qui n’était pas clairement présentée de cette façon dans le développement sur le passage de la vision sensible à la vision intelligible, dans le De Abrahamo (Abr., 162) : il lui est donné de contempler à la fois les réalités sensibles et les réalités intelligibles. En effet, Philon explique que l’objet de la vision est non seulement « ce monde créé, dont la vue des formes relève de la philosophie, mais (aussi) son Père et Créateur, le Dieu incréé, inengendré ». Les trois degrés possibles de la vision sont ici présents : la vision des réalités créées ; la contemplation intellectuelle des réalités par la philosophie, ce qui correspondait dans le De Abrahamo à la liste des questions que l’intellect se pose sur le monde ; la contemplation de Dieu. Or nous verrons que l’enjeu central de l’interprétation que donne Philon à l’épisode dans son ensemble se situe dans un examen de la vision que l’intellect peut recevoir de Dieu, avec un jeu sur la vision sensible et sur la vision intelligible. La présentation du sens du mot Mambré est donc orientée vers le registre des réalités intelligibles, de façon à permettre à Philon de retrouver l’idée d’une vision exemplaire de l’intellect portant sur Dieu lui-même. Il rejoint ainsi les termes initiaux de la citation : Ὤφθη δὲ αὐτῷὁ θεὸς (« Dieu se fit voir de lui » ; Gn 18, 1).

C’est pourquoi il pose aussitôt la question : « en effet, quelle utilité qu’il vînt sans être vu ? » Le passage du registre des réalités sensibles au registre des réalités intelligibles semble ainsi apporter la réponse à une question sous-jacente qui serait : « comment Dieu peut-il effectivement se faire voir ? », étant entendu, comme Philon le rappelle aussitôt après, que « ce n’est pas seulement pour le genre humain, mais aussi pour toute la partie la plus pure du ciel qu’il est inaccessible et insaisissable. » Il n’y a pas de manifestation possible de Dieu dans le monde sensible, même dans les sphères célestes les plus élevées, conformément à l’idée d’une transcendance absolue de Dieu à l’égard des réalités qu’il a créées, qu’elles soient sensibles ou intelligibles (voir Abr., 88). Rapportée aux premiers mots du développement de Philon, qui définissaient le sens littéral comme parfaitement clair (à l’exception du terme « Mambré »), cette question peut surprendre : elle signifie que l’énoncé selon lequel « Dieu se fit voir » peut être clair en lui-même, et néanmoins nécessiter, pour être compris, que l’on déplace la question sur le registre des réalités intelligibles.

Autrement dit, la lettre du texte est d’emblée compréhensible, mais pour un lecteur qui serait capable d’y voir directement une manifestation uniquement intelligible. Le texte scripturaire n’engage pas en lui-même un rapport déterminé au monde sensible : il ne dit pas que Dieu s’est manifesté physiquement à Abraham, mais simplement qu’il y a eu à un moment donné, dans un certain registre, une manifestation qu’Abraham a pu percevoir. Seul l’intellect étant apte à recevoir une telle manifestation, la lettre du texte porte ici directement un sens qui ne peut relever que d’un registre intelligible. En ne livrant pas d’exposé littéral, contrairement au De Abrahamo, Philon évite de rencontrer un conflit entre une lecture sensible et une lecture intelligible de l’épisode. Il semble se contenter, en premier lieu, de montrer que tous les termes du lemme, sauf « Mambré » sont compréhensibles, sans chercher à préciser quelles réalités sont effectivement décrites : il semble s’agir d’une compréhension seulement linguistique et logique. Ce n’est qu’ensuite que se pose la question du sens véritable de l’énoncé, et celui-ci est d’emblée donné dans les registres des réalités intelligibles, sans qu’il soit nécessaire d’avoir donné au texte une explication littérale. Cela semble montrer que dans ce type d’exégèse, le texte peut être vu comme exprimant directement des réalités intelligibles sans que cela pose problème. Tout au plus faut-il une articulation allégorique pour déployer pleinement ce registre, ici par l’étude du terme « Mambré », nom hébreu dont la présence est l’indication qu’il faut passer à une exégèse allégorique pour rendre compte du sens du lemme. Que le texte puisse décrire de façon directe des réalités intelligibles, c’était déjà le cas dans le De Abrahamo, dans l’étude du même passage, mais cela impliquait des difficultés à l’égard de l’exégèse littérale. En l’absence de lecture littérale, il n’y a pas dans les Quaestiones ce type de tension.

Il est singulier de noter que la fin du développement réunit deux aspects de la vision développés de façon séparée dans le De Abrahamo. Le premier est la mention du fait que Dieu « fai[t] en quelque sorte briller autour de l’âme des rayons de lumière » et ainsi la remplit « de la lumière incorporelle qui est au-dessus des cieux ». C’est la lumière dans laquelle baigne également l’âme dans l’exégèse du même passage dans le De Abrahamo (Abr., 119). La différence est que Philon ne s’appuie pas sur l’expérience des ombres pour décrire une triple apparition, celle-ci n’intervenant que dans le verset suivant, qu’il commente dans la deuxième quaestio. Il remonte donc directement à partir de cette lumière jusqu’à Dieu, puisque, « conduite par elle, l’intellect est amené par l’intermédiaire de la forme à l’archétype ». La fin du passage n’est pas aussi claire, et les traductions s’opposent, entre Mercier et Aucher d’une part 254, et Marcus de l’autre 255 : qu’il soit ou non question d’une « symphonie » du monde, Philon revient à la vision sensible et à son rôle dans la saisie de la réalité, comme il l’a développé dans l’exposé allégorique sur le châtiment de Sodome. Un développement antérieur du même traité, conservé en grec (QG II, 34) peut permettre de comprendre mieux cette relation. La vue y est présentée comme « une parente de l’âme » (ψυχῆς μάλιστα συγγενής), qui « a ouvert la première voie vers la philosophie » (τὴν εἰς φιλοσοφίαν ὁδὸν ἔτεμε τὴν πρώτην), en contemplant « l’ordre et l’harmonie supérieurs à toute parole et l’unique et absolument véritable créateur du monde » (τὴν παντὸς τοῦ λόγου κρείττονα τάξιν τε καὶἁρμονίαν, καὶ τὸν τοῦ κόσμου μόνον ἀψευδέστατον κοσμοποιόν), et en « raconta[nt] ce qu’elle a vu à la souveraine raison » (διήγγειλε τῷἡγεμόνι λογισμῷἃ εἶδεν). Celle-ci « parvint aussitôt à la conception de Dieu » (εὐθὺς εἰς ἔννοιαν ἦλθε θεοῦ). La contemplation sensible de la « très grande harmonie » du monde (τοσαύτηνσυμφωνίαν) – probablement le même terme que celui rendu par « symphonie », « symphoniam » ou « harmonized » par les traducteurs modernes de notre passage – est donc ce qui conduit l’intelligence à la connaissance de Dieu.

Ainsi, la perspective développée par Philon dans ce passage correspond à la fois au développement allégorique du De Abrahamo sur le châtiment de Sodome, où il décrit le passage de la vision sensible à la contemplation intelligible, et la situation de l’âme, au soleil intelligible qui l’inonde de rayons. Les thèmes mobilisés ainsi que leur traitement sont donc relativement identiques d’un traité à l’autre, constat qui plus est corroboré par le troisième passage, lui aussi tiré des Quaestiones, que nous venons de rappeler. Ce qui diffère, c’est donc l’usage exégétique particulier qui en est fait. Ici, Philon tient à la fois une référence à la vision sensible, et une focalisation sur l’intellect comme siège de la vision intelligible, constituant en quelque sorte le pivot entre vision sensible, philosophie et contemplation de Dieu. Cette articulation est un point essentiel de l’exégèse du passage, comme nous le reverrons.

Notes
253.

Die Fragmente der Vorsokratiker, H. Diels, W. Kranz (éd.), Berlin, Weidmann, 1964, frg. B 123.

254.

« C’est au moyen de la vue plus que par tout organe qu’il a disposé ce qui est dit symphonie » ; « siquidem visu potius quam cunctis instrumentis sensus coaptavit symphoniam dictam ».

255.

« For what is said is better fitted to and harmonized with the sight than all the organs ».