a) La valeur allégorique du chêne

L’explication sur la signification du « chêne », qui constitue le deuxième temps du commentaire sur le « chêne de Mambré » (« deuxièmement » répond à « d’abord », qui ouvrait l’explication sur « Mambré ») est d’un abord plus difficile en raison des difficultés qu’ont eues les traducteurs, en français comme en anglais, à obtenir un texte clair. Dans les premières lignes, Philon, comme nous l’avons dit, et conformément au découpage qu’il a opéré dans le texte scripturaire, intègre à son commentaire à la fois Dieu qui se manifeste (« celui qui apparaît, car c’est Dieu », qui reprend Ὤφθη δὲ αὐτῷὁ θεός), et Abraham qui le voit (« celui à qui il apparaît, c’est-à-dire celui qui voit », qui prend appui sur ἀναβλέψας δὲ τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ). Le chêne, placé entre les deux, a une valeur « très symbolique » : Marcus suggère de façon concordante le terme grec συμβολικώτερον, ce qui serait conforme aux usages du terme que nous avons rencontrés dans le De Abrahamo, où il exprime la transposition particulière d’un élément à partir duquel se constitue l’exposé allégorique au sens large. La valeur du chêne est double. Tout d’abord, il est « le plus puissant et le plus grand en autorité » 256, mais il est également « un arbre très familier parmi les (arbres) sauvages ». Marcus parle, de façon plus claire, d’une domestication réalisée à partir d’un état sauvage, « domesticated from a rather wild one » 257. De fait, Philon le classe dans le De aeternitate mundi parmi « les autres arbres sauvages compacts et épais »(τὰς ἄλλας τῶν ἀγρίων συνεχεῖς καὶ βαθείας ὕλας ; Aet., 64). Ainsi, cet arbre « laisse deviner » (αἰνίττεται, suggère de façon convaincante Marcus, le terme faisant également partie du vocabulaire technique de l’allégorie : voir Abr., 83), « le sage devenu œil (tout entier) », ou bien, selon Marcus, « provided with eyes ». Il pourrait y avoir, selon Marcus, une référence au fait de « recevoir une greffe » (ὀφθαλμίζομαι), même si, remarque-t-il, « il n’y a pas d’autre référence ici au greffage d’arbres » 258.

Il paraît préférable de voir ici un jeu sur le double sens du mot ὀφθαλμός lui-même, qui signifie « œil », à la fois comme l’organe de la vision, mais aussi dans un contexte agricole en particulier pour les « yeux » de la vigne, comme on le voit par exemple chez Théophraste (Recherches sur les plantes I, 8, 5 ; III, 8, 6 ; IV, 14, 6, etc.), ou encore chez Xénophon : ἐκ δὲ τῶν ὀϕθαλμῶν […] ὁρῶ βλαστάνοντα τὰϕυτά (« je vois que les pousses croissent à partir des yeux » ; Économique, XIX, 10). Or les yeux marquent la jointure entre la partie ligneuse du tronc et les jeunes pousses. Ce double sens du mot ὀφθαλμός est attesté chez Philon, dans le Quod deus immutabilis sit. Décrivant la nature en hiver, il écrit : οἵ τε ἐν ταῖς κληματίσι λεγόμενοι πρὸς τῶν γεωπόνων ὀφθαλμοὶ καθάπερ ἐν τοῖς ζῴοις καταμύουσι (« les parties des rameaux appelées “yeux” par les travailleurs de la terre, se ferment, comme chez les animaux » ; Deus, 38), tandis que le printemps est un véritable réveil : ὥσπερ γὰρ ἐκ βαθέος ὕπνου περιαναστᾶσα τούς τε ὀφθαλμοὺς διοίγνυσι[…] (« en effet, comme si elle se relevait d’un profond sommeil, elle ouvre les yeux » ; ibid., 39). Philon joue manifestement dans le second paragraphe sur le double sens du terme, qu’il a pris soin de comparer avec les organes des animaux dans le premier paragraphe. Il paraît donc probable que dans notre passage également il ait cherché à jouer sur un terme qui s’applique aussi bien à un végétal, le chêne, qu’à l’homme.

Philon distingue donc deux parties dans le chêne, même si Marcus juge « unintelligible » 259 la fin de ce passage. D’une part, il évoque « la partie du tronc », qui est « sauvage », vue dans son « épaisseur ». Cela peut faire écho au passage du De aeternitate mundi où Philon parle de la densité des arbres sauvages, même si dans ce traité-là il décrit peut-être une propriété collective des arbres, ou encore à deux autres passages de Philon sur la dureté du chêne 260. Le regard porté sur l’arbre suit un mouvement vers le haut du tronc « qui ne connaît ni obstacle, ni entrave », jusqu’à « la limite où il n’a plus d’obstacles ». De l’autre, il évoque le « fruit » du chêne, « une noix domestique », qui correspond à la partie supérieure de l’arbre, au-dessus des « yeux » de l’arbre, là où la partie ligneuse ne fait plus obstacle mais laisse croître des pousses. De fait, si Mercier parle, dans la fin du passage, des « rayons qui luttent jusqu’à ce qu’ils s’accommodent à la vue », Aucher emploie à nouveau le terme d’ « yeux » (« oculis ») : il y a un passage du tronc à la lumière, et il se fait par le sage, celui qui s’est fait « œil », c’est-à-dire celui en qui se fait un passage, une ouverture. Alors que dans la première étape le sage « a commencé à voir celui qui est vraiment le guide bon, puissant de tous les êtres » 261, le fait d’arriver à l’œil signale la plénitude de cette vision, et est marquée par le don de fruits non plus sauvages, mais domestiques, cultivés, représentant le travail du sage ou bien de Dieu lui-même. Il semble possible de voir là une répétition du mouvement d’élévation du regard présent aussi bien dans l’analyse du nom « Mambré » que dans le De Abrahamo : Philon cherche à présenter le regard de l’intellect comme un regard qui franchit une limite que la vision sensible ne peut dépasser, comme il l’exprime encore dans un passage du De plantatione 262.

Le tronc figurerait ainsi l’univers embrassé par le regard sensible, qui perçoit la matière. Il ne semble pas pour autant – à moins de le substituer à πυκνότης que Marcus soupçonne derrière le terme qu’il traduit par « density », et Mercier par « épaisseur » – que le texte originel puisse comporter le terme ὕλη : celui-ci, qui désigne aussi bien le « bois » que la « matière » au sens philosophique, permettrait de soutenir la dimension allégorique de la description, et on le retrouve à plusieurs reprises chez Philon, notamment associé à l’adjectif ἄγριος, pour opposer précisément les arbres sauvages et les arbres domestiques, comme nous l’avons déjà vu dans le De aeternitate mundi. En particulier, une nouvelle fois dans le De plantatione, Philon oppose l’intellect qui « ne s’est pas avancé sur le chemin de la sagesse » (εἰς τὴν σοφίας ὁδὸν οὐ προσελήλυθεν), qui « erre » (πλανᾶται), et « s’occupe des plantes d’espèce sauvage » (τῶν τῆς ἀγρίας ὕλης ἐπιμελεῖται φυτῶν), et l’intellect qui « ayant entamé le chemin de la prudence » (εἰς τὴν φρονήσεως ἐμβὰς ὁδόν), commence à cultiver l’espèce domestiquée et qui porte des fruits domestiqués, au lieu de l’autre, la sauvage » (ἄρξεται τὴν ἥμερον καὶ καρπῶν ἡμέρων οἰστικὴν ἀντὶ τῆς ἀγρίας ἐκείνης γεωργεῖν ; Plant., 97-98). Il y a une thématique commune autour de l’association de la sauvagerie végétale et de l’absence de sagesse d’un côté, et de la domestication et de la véritable sagesse de l’autre. Si cela ne permet pas de conclure précisément au vocabulaire employé par Philon, cela peut du moins éclairer ses conceptions sous-jacentes.

La différence avec le De plantatione est le caractère plus concentré de l’image, dans cette quaestio, puisque le caractère sauvage et le caractère domestique sont rapportés au même arbre, mais selon des parties différentes : le tronc, et les fruits. Le mouvement de l’image développée par Philon paraît donc être l’émergence, à travers le bois du chêne, d’une réalité nourricière figurée par les fruits et associée à la lumière. Peut-être faut-il y voir une évocation de la remontée de la sève comme principe vital à travers le tronc jusqu’aux rameaux supérieurs, ce qui expliquerait la mention d’une « nourriture » et l’idée d’un lien particulier avec la « vie », conçue comme un attribut particulier, ou son « principe », pour suivre les traductions convergentes d’Aucher et de Marcus 263, sur lesquelles nous allons revenir. Quoi qu’il en soit, Philon concentre autour du chêne un certain nombre de détails qui donnent une grande cohérence à son interprétation allégorique : évocation du tronc, des yeux, des fruits, du caractère à la fois sauvage et domestique de cet arbre. Cela lui permet de donner une description qui correspond véritablement à celle d’un chêne, et non pas seulement à celle d’un arbre en général.

Notes
256.

Aucher : « arborem robustiorem ac principatu potiorem » ; Marcus : « the most powerful and sovereign ».

257.

Le vocabulaire d’Aucher est semblable : « fere ex agrestibus domesticam ».

258.

« There is no reference here to tree-grafting » (n. e, p. 267).

259.

Ibid., n. h, p. 267.

260.

Philon évoque en effet deux fois la dureté du chêne en termes semblables, mais avec une valeur opposée : à propos d’Ésaü, qui est comme le chêne, ἀκαμπὴςκαὶἀνένδοτος (« inflexible et intraitable » ; Congr., 61), ou encore, mais en un sens positif à propos de Sichem, image de l’effort de l’éducation, qui est ἀνένδοτονκαὶἀκαμπῆ, στερρόντεκαὶἀρραγέστατον (« tenace, résistant, ferme, que rien ne brise » ; Migr., 223).

261.

Rappelons un passage similaire dans le De Abrahamo, où il est dit qu’Abraham, cessant de chaldaïser, « a perçu ce qu’il n’avait pas observé auparavant, quelqu’un placé au poste de cocher et de pilote de l’univers » (κατεῖδεν, ὃ μὴ πρότερον ἐθεάσατο, τοῦ κόσμου τινὰ ἡνίοχον καὶ κυβερνήτην ἐφεστῶτα ; Abr., 70).

262.

« Ainsi, quand les yeux constitués de matière périssable font une telle ascension que, partant d’un lieu de la terre, ils parcourent le ciel qui est à une si grande distance, et en touchent les bornes, quelle est alors l’étendue du champ que l’on doit donner en tout sens aux yeux de l’âme ? Eux, à qui le grand désir de voir distinctement l’Être donne des ailes pour tendre non seulement jusqu’aux confins de l’éther, mais qui, dépassant les bornes de l’Univers entier, se dirigent vers l’incréé » (ὁπότε γὰρ οἱ ἐκ φθαρτῆς παγέντες ὕλης ὀφθαλμοὶ τοσοῦτον ἐπέβησαν, ὡς ἀπὸ τοῦ τῆς γῆς χωρίου πρὸς τὸν μακρὰν οὕτως ἀφεστῶτα ἀνατρέχειν οὐρανὸν καὶ ψαύειν τῶν περάτων αὐτοῦ, πόσον τινὰ χρὴ νομίσαι τὸν πάντῃ δρόμον τῶν ψυχῆς ὀμμάτων; ἅπερ ὑπὸ πολλοῦ τοῦ τὸ ὂν κατιδεῖν τηλαυγῶς ἱμέρου πτερωθέντα οὐ μόνον πρὸς τὸν ἔσχατον αἰθέρα τείνεται, παραμειψάμενα δὲ καὶ παντὸς τοῦ κόσμου τοὺς ὅρους ἐπείγεται πρὸς τὸν ἀγένητον ;Plant., 22). Traduction de J. Pouilloux (OPA).

263.

« et vitam ei adscripserunt ut propriam facultatem » ; « they ascribed life to it (as) its principle ».