b) Le statut du chêne dans la mythologie et la langue grecques

Toutefois, si l’on peut ainsi expliquer la cohérence de l’image du chêne, malgré des difficultés à établir le sens précis de certaines expressions, Philon termine cette interprétation allégorique en ajoutant des détails qui précisent la référence au chêne mais font basculer le développement dans un autre registre, celui de la mythologie grecque et des significations qu’elle attache au chêne.

Philon affirme ainsi, pour souligner l’importance du fruit du chêne, que la « noix domestique a été donnée aux hommes avant le blé ». Il s’agit d’une référence directe aux mythes attachés à la déesse Déméter, dans le culte d’Éleusis, qui a fait aux hommes le don du blé. Cependant, il n’est pas sans importance de noter que la mention des fruits du chêne, comme ce à quoi le blé a été substitué, n’est attestée que dans des textes latins. Dès les premiers vers des Géorgiques, Virgile lance ainsi cette invocation :

‘Liber et alma Ceres, uestro si munere tellus
Chaoniam pingui glandem mutauit arista

(« Et toi, Bacchus, et toi, Cérès nourricière, s’il est vrai que, grâce à vous, la terre a échangé le gland de Chaonie contre le gras épi… » ; G. I, 7-8 264). Semblablement, dans les Fastes, Ovide écrit :

‘Consortes operis, per quas correctas uetustas
Quernaque glans uicta est utiliore cibo

(« Vous qui êtes associées dans la tâche, vous par qui les usages anciens ont été perfectionnés et le gland du chêne surpassé par une nourriture plus profitable… » ; F. I, 675-676 265).

Peu de temps après Philon, on peut encore citer Pline l’Ancien 266 ainsi qu’Apulée, au siècle suivant, dans les Métamorphoses 267. Il est vraisemblable que Philon s’appuie donc sur une élaboration plus récente, dans le monde romain, du mythe grec ancien. Philon lui-même rappelle ce mythe dans le De praemiis et poenis, à travers la figure de Triptolème 268. Il est intéressant de noter que ce rappel d’un mythe est aussitôt suivi d’une critique très vive de sa valeur : τοῦτο μὲν οὖν ὥσπερ πολλὰ καὶἄλλα τοῖς εἰωθόσι τερατεύεσθαι μύθου πλάσμα ὂν ἀπολελείφθω σοφιστείαν πρὸ σοφίας καὶ γοητείαν πρὸἀληθείας ἐπιτετηδευκός (« Que cela, comme bien d’autres choses, soit laissé à ceux qui ont coutume de faire des récits extravagants, car c’est une forgerie mythique, qui pratique la sophistique au lieu de la sagesse, et la sorcellerie au lieu de la vérité » ; ibid. 269). Philon poursuit en expliquant que Dieu a dès le commencement préparé pour les hommes tout ce dont ils pouvaient avoir besoin (Praem., 9).

La portée du propos de Philon est claire : il s’agit de donner au chêne une antériorité et donc une prééminence sur le don qu’ont fait Déméter-Cérès et Triptolème aux hommes, à rebours de la conception mythologique selon laquelle le don du blé manifeste un progrès par rapport à la consommation de glands. Cela pourrait être une manière de comprendre le terme de « prééminence » ou de « principle » traduits respectivement par Mercier et Marcus, et qui permettraient de remonter jusqu’à l’idée de principe (ἀρχή) : ce qui est le plus ancien (ἀρχαῖος) est également plus proche du principe, donc est plus fondamental et vénérable, contre l’idée d’un progrès apportée par la déesse. Pourtant, Philon marque très clairement sa distance avec ce type de récit mythologique, auquel il ne souscrit d’aucune façon, mais qu’il oppose à l’enseignement des Écritures sur la providence divine qui constitue une véritable autorité. Il y a donc un statut ambigu de la référence de Philon à une mythologie qui paraît du reste encore vive, puisque l’évocation des glands renvoie à des conceptions latines exprimées par des auteurs à peine plus récents que Philon, livrant leur propre vision des mythes grecs plus anciens. Ce n’est vraisemblablement pas une simple réminiscence culturelle ancienne, mais un apport récent à la mythologie grecque classique.

Le même constat vaut par la suite du texte, qui permet du reste de comprendre quelle est la prise de position précise de Philon à l’égard de la mythologie. Nous reviendrons sur la question de la vie, mais nous pouvons d’emblée noter que qualifier le chêne de « temple » et d’ « autel de l’unique Dieu », comme le fait Philon, c’est identifier le Dieu des Écritures à Zeus, honoré dans le sanctuaire de Dodone auprès d’un chêne, comme le mentionne déjà Homère 270, chêne dont les mouvements du feuillage permettaient d’interpréter la volonté du dieu. Comme le notait déjà Harry Wolfson à propos des épithètes de Zeus utilisées par Philon à propos du Dieu unique : « [Philo] had no objection to the use of all these terms because he knew full well that, while in form they were borrowed from Greek popular religion, in substance they expressed certain characteristics of God which are to be found in Scripture » 271. Mais Philon va plus loin, et l’identification est plus directe encore dans notre passage, puisqu’il considère que le culte lui-même rendu à Zeus était en réalité à comprendre comme un culte au Dieu unique. Deux précédents peuvent l’avoir guidé. Le premier est l’identification par les Stoïciens du principe directeur du monde, qui lui est immanent, et de Zeus. C’est ainsi par exemple que Chrysippe emploie le nom de Zeus « pour désigner le logos », étant admis que « le discours philosophique ne se suffit pas totalement à lui-même » : « il doit retourner aux sources religieuses de la pensée sur le monde, à l’explication primitive des choses et y puiser cette expressivité de la raison que la philosophie ne parvient pas toujours à assumer seule » 272. Ainsi, la recherche philosophique n’abandonne pas sa source religieuse, et cela permet d’autant plus facilement à Philon de s’en inspirer pour identifier le dieu grec qui reçoit un culte – et qui est pour les philosophes le principe directeur du monde – au Dieu de Moïse, créateur du monde, étant acquis que celui-ci est néanmoins un Dieu qui transcende sa création.

Le deuxième précédent, se trouve dans le judaïsme alexandrin lui-même. Aristobule affirme l’identité de Zeus et de Dieu dans une volonté d’intégrer à l’interprétation des Écritures la philosophie grecque. Il écrit ainsi : καθὼς δὲ δεῖ, σεσημάγκαμεν περιαιροῦντες τὸν διὰ τῶν ποιημάτων Δία καὶ Ζῆνα· τὸ γὰρ τῆς διανοίας αὐτῶν ἐπὶ θεὸν ἀναπέμπεται, διόπερ οὕτως ἡμῖν εἴρηται (« et nous avons donné le sens voulu en enlevant des deux poèmes les deux formes du nom de Zeus : en effet leur pensée nous conduit à Dieu, et c’est pourquoi nous nous sommes exprimé de la sorte ») ; et il écrit encore, un peu plus loin : πᾶσι γὰρ τοῖς ϕιλοσόϕοις ὁμολογεῖται διότι δεῖ περὶ θεοῦ διαλήψεις ὁσίας ἔχειν, ὃ μάλιστα παρακελεύεται καλῶς ἡ καθ’ ἡμᾶς αἵρεσις (« car tous les philosophes conviennent qu’on doit avoir de Dieu des conceptions saintes, ce que recommande au mieux notre confession » 273). Folker Siegert rappelle que malgré ces formulations, l’origine de ces conceptions est largement philosophique 274.

Dans la Lettre d’Aristée à Philocrate, on lit de façon semblable : Τὸν γὰρ πάντων ἐπόπτην καὶ κτίστην θεὸν οὗτοι σέβονται, ὃν καὶ πάντες, ἡμεῖς δέ, βασιλεῦ, προσονομάζοντες ἑτέρως Ζῆνα καὶ Δία· τοῦτο δ’ οὐκ ἀνοικείως οἱ πρῶτοι διεσήμαναν, δι’ ὃν ζωοποιοῦνται τὰ πάντα καὶ γίνεται, τοῦτον ἁπάντων ἡγεῖσθαί τε καὶ κυριεύειν (« Car, c’est le Dieu souverain maître et créateur de l’univers qu’ils adorent, celui qu’adorent tous les hommes et que, nous autres, ô roi, nous appelons seulement d’une façon différente : Zeus. Et ce n’est pas sans convenance que les Anciens ont exprimé que celui à qui toutes choses doivent la vie et l’être, est le chef et le maître de l’univers » ; § 16 275). Ce passage rappelle également l’étymologie présente déjà chez Diodore de Sicile 276 selon laquelle le nom de Zeus (Ζῆνα) vient du verbe vivre (ζῆν). Or Philon établit, avons-nous vu, un lien important entre le « chêne » et la « vie », quelle que soit la manière dont les traducteurs ont compris le passage : il ne nomme pas Zeus explicitement, mais fait sans doute allusion à lui d’une façon transparente, faisant une référence implicite à cette étymologie, pour établir plus fermement, à partir de l’association traditionnelle entre le chêne et Zeus, la relation entre cet arbre et la vie.

Ce passage des Quaestiones s’inscrit donc manifestement dans la tradition de relecture de la mythologie grecque du judaïsme alexandrin, qui prétend pouvoir reprendre, pour le compte d’une compréhension de la Loi de Moïse, l’héritage religieux et philosophique de la mythologie païenne, tout en la remodelant de l’intérieur pour lui donner une signification nouvelle.

Le plus surprenant, à cet égard, n’est pas l’association de Dieu et du chêne par l’intermédiaire de la figure de Zeus, même si elle montre déjà un degré d’intégration supérieur au simple passage d’une figure divine à l’autre, puisqu’elle s’appuie encore sur des attributs du chêne. C’est précisément à partir d’une prise en compte du chêne que Philon approfondit encore sa réflexion, en mentionnant successivement, à la suite du chêne, le laurier et l’olivier. Évoquant le laurier, introduit sans doute par un lien de conséquence avec ce qui précède 277, il cite aussitôt le « soleil », c’est-à-dire, dans la perspective mythologique du passage, le dieu Apollon, ou Phœbus pour les Romains, dont le laurier (δάφνη) est l’un des attributs caractéristiques.

Il est significatif que Philon ne cite pas le nom du dieu, mais seulement l’astre, le soleil : c’est s’inscrire dans une histoire déjà ancienne d’interprétation des dieux de la mythologie comme des éléments de la nature, antérieure à l’allégorie développée dans le stoïcisme.

‘« Dès le v e siècle av. J.-C. Métrodore de Lampsaque, dont Diogène Laërce dit qu’il fut “le premier à étudier Homère sous l’angle de la philosophie de la nature” [II, 11] écrivit un ouvrage sur le poète épique dans lequel il critiquait vigoureusement la religiosité naïve : “car Héra, Athéna et Zeus ne sont nullement, dit-il, ce qu’en pensent ceux qui leur bâtissent des temples et leur élèvent des autels. Ce sont, en réalité, des principes de la nature et des dispositions d’éléments” » 278. ’

La comparaison avec le laurier assure la supériorité du chêne, d’après le modèle cosmologique esquissé par Philon : le laurier figure le soleil, source de la lumière sensible et astre mobile, qui ne se situe qu’à un degré intermédiaire dans les sphères célestes, comme l’a rappelé le développement sur Mambré. Il n’est pas sans analogie avec le chêne, dont Philon vient de montrer qu’il figurait l’accès du sage à la lumière véritable, mais ce n’est que d’une façon imparfaite et limitée, ou plutôt changeante, comme l’explique la mention des bienfaits des « révolutions du soleil », à savoir « la bonne température », mais aussi ses aspects négatifs, les « calamités des intempéries » qu’elles suscitent. Le soleil, astre en mouvement, produit une alternance de saisons qui n’est que partiellement positive, tout comme Apollon, dieu du soleil, est aussi celui qui par ses flèches provoque des épidémies, suggérée par le terme de « maladie ».

La mention de l’olivier emmène à un niveau supérieur des sphères célestes. Il est l’attribut d’Athéna, invoquée ici comme déesse vierge et comme déesse de la sagesse, si l’on en croit l’utilisation de l’expression « toujours vierge ». L’association de la sagesse et de la virginité est en effet une constante chez Philon, comme le rappelle Monique Alexandre 279, qui expose que Philon reprendrait des traditions philosophiques plus anciennes, consacrées notamment à la figure d’Athéna : l’association entre la virginité d’Athéna et le nombre sept, que Philon emploie massivement en lien avec la sagesse, serait « une des plus anciennes croyances de l’arithmologie 280 », tandis que l’expression ἀεὶ παρθένος figurait déjà chez Aristote, dans son traité Sur les Pythagoriciens, pour qualifier Athéna, d’après Alexandre d’Aphrodise 281. Or, par le biais d’une interprétation symbolique de l’huile, comme « matière de la lumière », Philon associe l’olivier au « globe fixe », c’est-à-dire une sphère supérieure, la plus élevée que puisse atteindre le regard sensible : c’est celle des astres dont la lumière est incorruptible, ce sont les « confins de l’éther » (τὸνἔσχατοναἰθέρα ; Plant., 22), au-delà desquels le regard de l’intellect peut seul pénétrer (ibid. ; voir Abr., 161-162). Le chêne, qui figure l’accès à la contemplation divine de l’intellect du sage, se situe encore au-delà de cette sagesse sensible figurée par l’arbre d’Athéna.

C’est donc bien l’arbre de Zeus, c’est-à-dire celui de Dieu, qui a la primauté sur les autres, qui « a qualité de chef » et figure la véritable sagesse. Philon s’attache à le prouver de façon plus convaincante encore en changeant de registre : il passe des représentations mythologiques communes, inscrites dans une interprétation allégorique de type cosmologique, à une argumentation fondée sur l’usage ordinaire du vocabulaire. Dans un cas comme dans l’autre, il part de représentations communément reçues pour en faire ressortir une hiérarchie différente. Il relève ainsi des emplois où le langage courant parle du chêne à propos de toute espèce d’arbre. Il en est question pour les « forêts denses formées d’arbres épais », Philon pensant vraisemblablement au terme δρυμός (ou τὰ δρυμά chez Homère 282), qui désigne précisément un bouquet d’arbres dense, même si Aucher fait l’hypothèse qu’il s’agit du mot δρῦς lui-même, entendu comme terme générique ; cela s’applique également à ceux « qui coupent les sapins, les cèdres et les (arbres) semblables », avec l’adjectif δρυηκόπος 283 ; c’est encore le cas des « barrières de bois » (δρύφακτοι 284), et enfin des « fruits des arbres », de façon générale. Ce n’est sans doute pas avec le terme δρύκαρπον, qui existe mais constitue un hapax 285 : il s’agit bien plutôt, comme le suggère Marcus, de l’adjectif δρυπεπής, désignant un fruit arrivé à maturité sur sa branche, et dont l’usage pour désigner les olives mûres est attesté par exemple chez Aristophane 286.

Peut-être d’ailleurs conviendrait-il ici de reformuler le lien entre « fruits du chêne » et « olives » : la mise sur un pied d’égalité du chêne et de l’olivier, dans les dernières lignes du développement, paraît curieuse, alors précisément que Philon cherche à établir au long de ce passage la supériorité du chêne et de ce qu’il représente sur les deux autres arbres emblématiques que sont le laurier et l’olivier. Deux hypothèses nous paraissent pouvoir être proposées. La première, en respectant les trois traductions modernes de l’arménien, consisterait à voir dans cette association étroite entre le chêne et l’olivier, une forme d’analogie dans laquelle l’olivier constituerait implicitement le pendant sensible de la réalité intelligible désignée par le chêne : il ne serait rapproché de lui que pour renforcer les mérites qui reviennent en dernière analyse au chêne, peut-être dans une forme d’association au sage, par référence à Athéna, figure de la sagesse. Une autre possibilité, qui semble permise dans le premier cas (« sont dits fruits du chêne et olives » 287), mais plus difficile dans le second (« imposant même à tous (les arbres) le nom de chêne et d’olivier » 288) consisterait à jouer sur les différents sens de la coordination καί, que l’on peut raisonnablement supposer dans le texte original, en la traduisant non pas par « et », mais par « même ». De fait, cela correspondrait bien au fait que le terme « chênes mûrs » (δρυπεπεῖς) désigne les fruits en général, « même les olives », rétablissant ainsi clairement une hiérarchie entre le chêne, qui seul peut être « l’arbre qui a qualité de chef » et l’olivier. Cependant le deuxième passage ne semble pas permettre ce jeu sur la coordination, chêne et olivier paraissant clairement distingués de tous les autres arbres. La difficulté de remonter au texte original à travers les traductions modernes ne permet pas de trancher définitivement.

La démarche de Philon dans cette exégèse du « chêne » s’avère donc particulièrement originale. Après un premier temps qui paraît prendre la suite des considérations initiales sur Mambré et sur le regard, distinguant lumière sensible et lumière intelligible, il s’attache en quelque sorte à « réviser » 289 la mythologie gréco-romaine traditionnelle en montrant comment quelques uns de ses symboles, par le biais d’une allégorique cosmologique, démontrent la supériorité du chêne de Zeus, c’est-à-dire du Dieu des Écritures. Dans la mesure où Philon n’attache aucune importance intrinsèque à ces mythes, leur utilisation dans cette quaestio relève d’une argumentation ad hoc, propre à ce passage où le rôle éminent du chêne demandait à être éclairé : la mythologie n’est invoquée que pour être reconfigurée, ou réordonnée, pour permettre une meilleure intelligence de l’Écriture et du Dieu unique. Néanmoins, dans le même temps, cette argumentation complexe et méthodique jouant aussi bien sur des figures mythologiques que sur le vocabulaire grec courant n’a de sens qu’adressée à un public pour lequel la mythologie grecque constitue une référence aussi naturelle que les traits particuliers de la langue grecque, et dont le poids, au moins culturel, lui confère une certaine autorité. De plus, si la mention des glands comme nourriture antérieure au blé est bien un élément spécifique à la relecture romaine de la mythologie grecque, le rapport à la mythologie que cela induit est un rapport encore actuel, et non pas seulement une référence lointaine à des textes fondateurs tels que ceux d’Homère ou d’Hésiode. Enfin, Philon s’adresse à un public capable de reconnaître à travers les allusions de l’exégète les références précises qu’il fait, et d’apprécier la manière dont il réordonne, de l’intérieur, la mythologie elle-même, en recourant en particulier à l’allégorie.

Tous ces éléments permettent de conclure, sinon que Philon s’adresse ici ad extra, du moins que le genre des quaestiones n’est pas une simple catéchèse interne au judaïsme destinée à répondre à des questions ponctuelles de compréhension du texte, mais qu’il peut conduire Philon à affronter de façon directe la culture et la religion dominantes à Alexandrie. Il pratique alors ce que Dawson qualifie de « révision culturelle », non pas en réinterprétant directement la mythologie par l’Écriture, mais en interprétant tout d’abord 290 la mythologie en elle-même, comme pourrait le faire un philosophe stoïcien allégorisant Homère, pour y faire apparaître l’éminence du chêne, avant, dans un second temps, de s’approprier le résultat de cette relecture pour éclairer le contenu de l’Écriture, et lui subordonner la mythologie païenne.

Du point de vue de la progression de l’exégèse, l’interprétation allégorique du chêne apparaît comme une confirmation de l’interprétation de « Mambré », reprenant l’idée d’un regard qui s’élève jusqu’à atteindre, dans la sagesse, la contemplation de Dieu, mais non sans résistance de la part des réalités sensibles, thème qui se retrouve encore dans la suite du passage. L’exégèse mythologique et philologique est plus surprenante : Philon cherche vraisemblablement à préciser ce qui relève de façon véritablement spécifique du chêne, à l’exclusion de tout autre arbre, et c’est la mythologie grecque ainsi que les usages de la langue grecque qui lui fournissent le matériau nécessaire. Sur le principe, la volonté de mettre en valeur ce qu’a d’absolument unique une réalité scripturaire en la rapportant à une expérience plus large et notamment extra-scripturaire relève de la démarche d’exposition littérale. Cependant, dans la mesure où Philon se situe déjà dans un registre allégorique, la dialectique entre le particulier et le général se trouve transposée, au moins pour la relation avec le laurier et l’olivier, dans une allégorisation très élaborée qui croise mythologie et cosmologie pour les subordonner à Zeus, c’est-à-dire à Dieu.

Alors que la séparation était bien marquée dans le De Abrahamo entre les deux registres d’exégèse et les deux dialectiques qui les caractérisaient respectivement, la pensée de Philon apparaît ici plus complexe. De même que lettre du texte et sens littéral semblent devoir être séparés plus nettement que dans le De Abrahamo, de même il semble nécessaire de dissocier le registre littéral et la dialectique entre particulier et général : celle-ci apparaît comme l’une des orientations possibles de la pensée de Philon, mais sans se limiter pour autant à un registre littéral ou sensible, malgré le caractère concret qu’elle a naturellement tendance à assumer, à travers la comparaison entres éléments culturels.

Notes
264.

Traduction de H. Goelzer (CUF).

265.

Traduction de R. Schilling (CUF).

266.

Il énumère dans le septième livre de son Histoire naturelle les grands inventeurs, au nombre desquels Cérès : « Ceres [invenit] frumenta, cum antea glande vescerentur » (« Cérès inventa le blé : auparavant, la nourriture consistait en glands » ; VII, 191). Traduction de R. Schilling (CUF).

267.

« Regina caeli – siue tu Ceres alma frugum parens originalis, quae, repertu laetata filiae, uetustae glandis ferino remoto pabulo, miti commonstrato cibo… » (« Reine du ciel – que tu sois Cérès nourricière, mère et créatrice des moissons, qui, dans la joie de ta fille retrouvée, fis disparaître l’usage du gland antique, nourriture sauvage, en enseignant celui d’un plus doux aliment… » ; M. XI, ii, 1). Traduction de P. Vallette (CUF).

268.

Φασὶ τὸν παλαιὸν ἐκεῖνον Τριπτόλεμον Ἕλληνες ἀρθέντα μετέωρον ἐπὶ πτηνῶν δρακόντων τὸν τοῦ σίτου καρπὸν εἰς ἅπασαν τὴν γῆν κατασπείρειν, ἀντὶ βαλανηφαγίας ἵνʼ ἔχῃ τὸ ἀνθρώπων γένος ἥμερον καὶ ὠφέλιμον καὶ ἡδίστην τροφήν (« Les Grecs racontent que le fameux Triptolème de l’antiquité, s’étant élevé en l’air au moyen d’ailes de dragon, sema la graine de froment par toute la terre, pour qu’à la place du régimes des glands le genre humain disposât d’un aliment amendé par la culture, nourrissant et savoureux » ; Praem., 8). Traduction d’A. Beckaert (OPA).

269.

Nous traduisons.

270.

Od. XIV, 327-328.

271.

H. A. Wolfson, op. cit., vol. I, p. 38-39.

272.

C. Lévy, « Sur l’allégorèse dans l’Ancien Portique », in B. Pérez-Jean et P. Eichel-Lojkine (dir.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, op. cit., p. 228-229, à propos d’un fragment conservé par Plutarque (Sur les contradictions des Stoïciens, 38, 1051f = SVF, II, 1049).

273.

Fragment 4, conservé par Eusèbe de Césarée, P. XIII, 12, 7 et 8. Traduction d’É. des Places (SC 307).

274.

F. Siegert, « Early Jewish Interpretation in a Hellenistic Style », op. cit., p. 158-159.

275.

Traduction d’A. Pelletier (OPA).

276.

III, 61, 6.

277.

Aucher : « Quia » ; Marcus : « For » ; Mercier : « En effet ».

278.

C. Lévy, « Sur l’allégorèse dans l’Ancien Portique », art. cit., p. 221. Le passage de Métrodore de Lampsaque est le fragment III de l’édition Diels-Kranz, traduit par Jean-Paul Dumont dans Les présocratiques, J.-P. Dumont (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 693.

279.

De congressu eruditionis gratia (OPA) ; voir en particulier la note complémentaire III, p. 235-236.

280.

A. Delatte, Études sur la littérature pythagoricienne, Paris, 1915, p. 157.

281.

Voir in Arist. Metaph., p. 38, 8, dans l’édition Hayduck.

282.

Il. XI, 118, etc. Il pourrait encore s’agir de δρυμών, attesté chez Flavius Josèphe notamment (AJ VIII, 6, 5).

283.

Le nom δρυοκόπος proposé par Aucher semble ne pouvoir renvoyer qu’au pivert.

284.

La forme de neutre pluriel suggérée par Aucher n’est pas attestée.

285.

Il ne se rencontre, avant Philon comme après lui et jusqu’au x e s. apr. J.-C., que chez Lycophron, Alexandra, v. 83, au iii e s. av. J.-C.

286.

Lysystrata, v. 564.

287.

Aucher : « querni fructus dicuntur, ac olivi » ; Marcus : « are called oak-fruits and olives ».

288.

Aucher : « uno verbo, nomen quercus et olivae ut principalium cunctis imponunt » ; Marcus : « and the name of oak and olive is given to all ».

289.

Nous nous référons ici de nouveau au terme employé par David Dawson.

290.

Nous nous plaçons ici d’un point de vue logique : dans le déroulement de l’argumentation de Philon, l’assimilation entre chêne de Zeus et chêne de Dieu précède bien l’argumentation sur la mythologie et les tournures de langage.