C. « À midi »

Ce dernier développement de la première question porte sur un unique terme dans le texte scripturaire : μεσημβρίας, « à midi ». Il n’en comporte pas moins deux idées successives, dont la distinction ne porte donc pas, comme c’était le cas pour les paragraphes précédents, sur le commentaire de termes différents d’une même expression, ni même sur deux compréhensions différentes d’un même terme, puisque, dans les deux cas, Philon commence par deux constats similaires : « (cette heure) est plus lumineuse que (toute) la durée du jour », et « la lumière est plus pure et plus lumineuse à midi ». La distinction repose donc sur l’adoption de deux points de vue distincts sur une même réalité : Philon commence par parler de nouveau de la lumière en tant qu’elle est perçue par l’intellect, avant de conclure la solutio par une forme de descente dans la lumière sensible. Il ne cherche donc pas à mettre en avant une élévation du sage vers Dieu, délaissant le monde sensible, mais à tenir compte de façon pragmatique de la vision sensible, quitte à terminer tout ce premier développement sur elle, preuve de son importance dans le propos d’ensemble qu’il développe progressivement.

‘Il a été dit excellemment que l’apparition eut lieu à midi, parce que (cette heure) est plus lumineuse que (toute) la durée du jour. Il présente donc d’une façon symbolique le soleil intelligible ; il lance aussi des rayons incorporels très lumineux et très éclatants sur les âmes pures, qui, à l’intérieur, fixent leurs regards face aux rayons, entraînés par les sentiments de la piété et se rendant le ciel familier. Mais les regards ne peuvent pas fixer longtemps en face, car la lumière incorporelle (qui est) sans mélange, sans corruption, sainte et limpide, en se diffusant, brille comme des rayons et, par son éclat, aveugle et offusque les yeux. Mais, à ce qu’il me semble, c’est aussi parce que la lumière est plus pure et plus lumineuse à midi, quand les perceptions de la vue sont plus claires, qu’il veut également illuminer l’intellect du sage et, en l’enveloppant de rayons, lui donner l’éclat de la lumière divine, pour avoir une perception plus claire et plus sûre des êtres réels, grâce aux rayons sans ombre.’

Le premier temps de ce dernier développement est un commentaire allégorique (« d’une façon symbolique ») qui fait passer du soleil sensible au soleil intelligible, sous la forme d’une analogie. À l’image de son correspondant sensible, le soleil intelligible lance des rayons « très lumineux et très éclatants », mais ils sont « incorporels » et adressésaux « âmes pures ». Philon, poursuivant la comparaison, ajoute aussi une restriction, que rien dans le lemme scripturaire ne paraît justifier : « les regards ne peuvent pas fixer longtemps en face » ces rayons, car « la lumière incorporelle […], par son éclat, aveugle et offusque les yeux ». Philon part du présupposé que le soleil sensible évoqué par le texte scripturaire est la figure symbolique du véritable soleil, et il s’appuie sur cette correspondance pour apporter un élément d’interprétation supplémentaire : si l’image est cohérente, alors la lumière intelligible, comme la lumière sensible du soleil, ne peut être regardée en face, même s’il n’est pas fait mention dans le récit d’un aveuglement d’Abraham, ni même d’une difficulté à regarder. Philon peut toutefois tirer cet éblouissement de la mention conjointe du moment de la journée, et du fait qu’Abraham lève les yeux (ἀναβλέψας δὲ τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ ; Gn 18, 2). L’interprétation proposée par Philon de ce détail du texte ne consiste donc pas seulement à transposer de façon analogique le sens littéral pour faire apparaître la valeur allégorique du texte, portant sur la vie de l’intellect, de telle sorte qu’à la lumière sensible correspond la lumière intelligible. En effet, à cette analogie s’ajoute la recherche d’un sens plus profond, qui n’apparaît qu’en poussant le souci de cohérence entre les images plus loin encore. Si le soleil de midi évoqué par le texte renvoie analogiquement (« de façon symbolique ») à la lumière intelligible, la compréhension de celle-ci, à rebours, est qualifiée par les propriétés du soleil sensible, et par l’impossibilité de le regarder sans être ébloui. Philon choisit donc de mobiliser une vérité d’expérience sur le soleil sensible, et de faire en quelque sorte résonner les éléments du texte pour faire apparaître un sens plus précis ou plus profond, à la fois implicite, puisque le texte ne parle pas de l’éblouissement d’Abraham, et néanmoins logique, puisque l’on ne peut regarder le soleil en face. Philon s’appuie sur un silence du texte qu’il comble par un souci de cohérence scientifique des faits qui sont rapportés.

La justification de la démarche allégorique est double : dans son principe, elle part de l’idée que l’allégorie inscrite dans le texte scripturaire possède une cohérence qui dépasse les éléments que le récit mobilise effectivement, mais procède d’une profonde analogie entre monde sensible et monde intelligible ; dans son résultat, elle permet aussi à Philon d’affirmer une fois encore que le regard de l’intellect, fût-il parfait, ne peut soutenir l’éclat de la lumière divine, qu’il est d’une nature radicalement inférieure : le ciel lui deviendrait-il « familier » (sans doute οἰκεῖος), il ne constitue pas pour autant une véritable demeure pour l’intellect humain. Les différents éléments du texte, commentés séparément par Philon, convergent donc par le biais de l’allégorie pour faire en quelque sorte contrepoint au caractère étonnant ou excessif de la manifestation de Dieu à Abraham. Philon assume cette manifestation, mais dans le même temps fait apparaître par le biais de l’allégorie ce qui continue à séparer clairement Abraham de Dieu.

Cela peut expliquer qu’il s’attache dans les dernières lignes à la question de la lumière visible. Tout d’abord, Philon revient sur le fait que la lumière sensible permet à l’intellect d’acquérir « une perception plus claire et plus sûre des êtres réels » : « la lumière divine », c’est-à-dire vraisemblablement non pas la lumière intelligible, mais la lumière incorruptible qui parvient des astres célestes, permet aux « perceptions de la vue » d’être « plus claires », comme Philon l’a déjà développé dans l’exégèse du nom « Mambré ». De ce point de vue, Philon manifeste le souci de marquer la cohérence de son exégèse d’un moment à l’autre de son développement, même s’il n’établit pas de lien explicite entre les commentaires respectifs des différents éléments de la citation. Il semble également possible de voir dans cette interprétation la volonté de Philon d’anticiper sur l’idée de la double l’apparition perçue par Abraham, qu’il développe et explique dans la deuxième quaestio. Ce dernier temps du commentaire oppose en effet une perception intelligible, liée à la piété, à une perception sensible, tout comme Philon va montrer dans la suite de son exégèse qu’Abraham saisit à la fois une vision divine par son intellect, vis-à-vis de laquelle il agit en homme pieux, et la vision sensible de trois hommes, à l’égard desquels il agit avec « philanthropie ». Le maintien conjoint par Philon de ces deux visions, sans chercher à les fondre l’une dans l’autre ou à les expliquer l’une par l’autre, est en effet caractéristique de l’exégèse qu’il développe dans les Quaestiones à propos de cette péricope scripturaire. Il ne paraît donc pas exclu que son option exégétique centrale soit déjà présente dès ce moment, de manière à servir en quelque sorte d’amorce à la quaestio suivante, qui la présente de façon claire.