Quaestio 2

« Que signifie : “Il vit et voici, trois hommes se tenaient au-dessus de lui” ? (Gn 18, 2) »

La longueur de cette quaestio, rapportée à la brièveté du lemme, manifeste d’emblée l’importance de ses enjeux. De fait, s’y joue la compréhension d’ensemble de l’épisode biblique, passage qui pose traditionnellement des difficultés importantes à ses exégètes, dans l’identification des visiteurs d’Abraham et la compréhension du rôle de Dieu, ainsi que dans le partage entre ce qui relève d’un seul visiteur ou interlocuteur, et ce qui peut être attribué à trois personnes.

Philon propose une solution originale aux problèmes posés par le texte : plutôt que d’opposer la vision unique de Dieu et la visite de trois personnages, il expose que deux visions triples se présentent de façon conjointe à Abraham, en les rapportant toutes deux à la lettre du texte. Toutefois, si l’une relève d’une contemplation de l’intellect, et l’autre d’une vision sensible, Philon ne se sert pas pour autant d’une distinction entre exégèse littérale et exégèse allégorique pour en rendre compte : le commentaire n’a pas besoin ici, pour éclairer les réalités intelligibles évoquées par le texte, des outils que lui fournit la démarche allégorique. Philon s’appuie au lieu de cela sur deux motifs qui constituent les articulations fondamentales de son interprétation du passage. Le premier est le doute d’Abraham : il reçoit deux visions en son intellect, placé à la charnière entre monde sensible et monde intelligible, et demeure incertain sur la nature réelle, intelligible ou sensible, de l’apparition triple qui se présente à lui. Le second est la mobilisation des puissances de Dieu, qui permettent à la vision divine d’être à la fois une et triple, selon qu’elles apparaissent ou non aux côtés de Dieu. Sans ces deux motifs, Philon ne pourrait pas proposer une exégèse originale, qui tranche sur celle du judaïsme de son temps ou des traditions rabbiniques, comme nous le verrons. Le dernier trait particulièrement significatif de l’exégèse de ce passage est que Philon développe dès cette deuxième quaestio une lecture d’ensemble de l’épisode, en récapitulant par avance les éléments qui confortent son interprétation. Nous montrerons comment c’est la nature même de l’interprétation d’ensemble du passage que propose Philon, en s’appuyant sur l’idée de deux visions apparaissant de façon simultanée ou dans une alternance rapide, et sans avoir besoin de recourir à l’allégorie, qui le conduit à proposer une exégèse qui rompt avec la marche ordinaire des quaestiones : celle-ci se suffit ordinairement d’une exégèse progressive du texte scripturaire, verset après verset, même si cela n’empêche pas Philon de donner une vision d’ensemble cohérente d’un épisode donné.

Notons que le lemme ne présente ici aucune difficulté particulière : il correspond directement au texte scripturaire : εἶδεν, καὶἰδοὺ τρεῖς ἄνδρες εἱστήκεισαν ἐπάνω αὐτοῦ (Gn 18, 2), prenant la suite immédiate du lemme de la première quaestio qui incluait comme nous l’avons vu le début du deuxième verset (ἀναβλέψας δὲ τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ ; ibid.). Philon adopte donc un découpage parfaitement cohérent, même si le début du verset est de nouveau cité au cours du premier temps de son développement.

L’exégèse de Philon se déploie en trois temps successifs. Le premier est consacré à l’explication du caractère triple de la manifestation divine, en deux moments : le premier introduit la référence aux puissances, et le second revient sur la question du regard du sage. Le deuxième temps constitue le point central de toute l’interprétation de l’épisode : Philon y présente l’hypothèse selon laquelle Abraham reçoit deux apparitions de façon conjointe, la justifie par une référence anticipée à la suite de l’épisode biblique, et enfin la complète par une réflexion sur l’exemplarité d’Abraham. Enfin, il achève le développement de la solutio par une nouvelle référence à la mythologie grecque, ce qui lui permet de préciser, avec une dimension polémique, la portée précise de son exégèse.