2) Le regard du sage

Philon revient en effet à la question de la vision du sage, en récapitulant un certain nombre de traits qu’il avait déjà relevés dans la solutio précédente : l’intérêt exégétique de ce nouveau développement est majeur, puisqu’il est la justification du fait qu’Abraham soit en mesure à la fois d’appréhender une manifestation de l’Être, parce qu’il est un sage, et de saisir une vision triple, parce que sa vision ne peut s’élever directement jusqu’à l’Être, quand bien même il saurait identifier la nature de la manifestation qu’il reçoit.

‘En effet, « Fixant en haut le regard de ses yeux », il veut dire non ceux du corps car il n’est pas possible de voir Dieu avec des sens, mais ceux de l’âme, car, en temps opportun, c’est avec les yeux de la sagesse qu’il est vu. Donc, la vue de nombreuses âmes sans décence et vaines est toujours bouchée, parce qu’elles sont toujours dans un profond sommeil et ne peuvent jamais s’éveiller ni veiller auprès des choses de la nature et des visions et perceptions qui sont en elle. Mais les yeux spirituels de l’homme vertueux, s’étant éveillés, contemplent. Que dis-je ? Il est plutôt sans sommeil, étant, par suite du désir de voir, excité et stimulé à veiller. C’est pourquoi il a été dit avec raison au pluriel, qu’il a ouvert non un seul œil, mais tous les yeux qui sont dans l’âme, de sorte qu’il est devenu totalement œil tout entier et que, devenu yeux, il commence à voir la divine et sainte vision du Seigneur, de telle sorte que l’unique apparition lui apparaît comme trinité, et la trinité, comme unité. Il faut dire ce qui suit et non l’omettre : ce n’est pas sans raison qu’il a été dit qu’ « ils se tenaient au-dessus de lui ». Car Dieu est au-dessus de toute la création, ainsi que les puissances de Dieu qui administrent, prennent soin et dirigent.’

Ce passage pose moins de difficultés de compréhension dans la perspective de l’exégèse d’ensemble menée par Philon. Le point le plus notable est le retour en arrière opéré par l’explication de l’expression « fixant en haut le regard de ses yeux », dont nous avons vu que Philon l’avait déjà partiellement mobilisée dans le lemme de la première quaestio avec l’incorporation à la citation du participe aoriste ἀναβλέψας et du groupe nominal τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ (Gn 18, 2). Il y a ainsi une forme de chevauchement ou de tuilage entre les deux premières quaestiones. Le découpage des lemmes retenu par Philon vise à orienter l’interprétation en rapprochant certains éléments, comme la manifestation de Dieu et le regard porté sur elle par Abraham, dans la première quaestio, mais l’exégèse qui en est proposée n’en épuise pas le sens, ce qui explique que la quaestio suivante puisse être consacrée aux mêmes termes, mais dans une perspective nouvelle. Après s’être déjà intéressé dans la première quaestio au fait qu’Abraham perçoit la manifestation de Dieu en levant les yeux, Philon y revient en mettant en relation le début du verset (ἀναβλέψας) et de la fin du lemme retenu dans la deuxième quaestio : ἐπάνω αὐτοῦ (« au-dessus de lui »). De même que le premier lemme passait de la manifestation de Dieu à sa perception par Abraham, par le biais d’un découpage inattendu du texte, le second permet de mettre en relation le regard qui se lève et la situation d’élévation de ceux qu’Abraham perçoit.

L’éloge relatif d’Abraham est confirmé dans le développement sur les « yeux de la sagesse », sur les « yeux spirituels de l’homme vertueux ». Les termes relevant de l’éloge à proprement parler ont déjà été énoncés dans la quaestio précédente, notamment l’idée d’un regard « sans sommeil », énoncé à propos de l’exégèse du terme « Mambré », ou encore le fait que le sage « est devenu totalement œil tout entier », qui répète l’interprétation allégorique du chêne. Philon y ajoute seulement une prise en compte du pluriel du lemme biblique, τοῖς ὀφθαλμοῖς (Gn 18, 2), en renforçant l’effet du pluriel, qu’il omet de considérer comme le substitut d’un duel : « il a ouvert non un seul œil, mais tous les yeux qui sont dans l’âme ». Il confirme encore qu’il faut comprendre le texte selon un registre intelligible : « il veut dire non ceux du corps, car il n’est pas possible de voir Dieu avec des sens, mais ceux de l’âme ». L’explication de l’expression « au-dessus de lui », grâce à l’idée que « Dieu est au-dessus de toute la création, ainsi que les puissances de Dieu », fait écho elle aussi à l’exégèse du terme « Mambré » et à la distinction que Philon a rappelée entre le regard sensible et le regard intelligible. Le sage voit donc, par le regard de son intellect, ce qui échappe à « de nombreuses âmes sans décence et vaines ».

Dans le même temps, cependant, comme nous l’avons relevé, Philon ne pousse pas son éloge aussi loin que dans le De Abrahamo ou le Quis rerum divinarum heres sit. Abraham ne peut voir Dieu directement et de façon simple, même si la conclusion de ce développement semble revenir à la possibilité d’une apparition simple : « il commence à voir la divine et sainte vision du Seigneur, de telle sorte que l’unique apparition lui apparaît comme trinité, et la trinité, comme unité. » En réalité, Philon maintient le caractère conjoint de l’apparition simple et de l’apparition triple : autrement dit, il est possible selon une « raison supérieure » de remonter de l’apparition triple jusqu’à une forme de conception de l’unité de l’Être, mais celle-ci ne se donne pas à voir. De fait, l’expression « divine et sainte vision du Seigneur », paraît correspondre à la présence, en arménien, de trois adjectifs accompagnant le mot de « vision », si l’on en croit Marcus comme Aucher. Le premier propose en effet « sovereign, holy and divine », en faisant l’hypothèse qu’ils reprennent les adjectifs grecs κυρίαν καὶἁγίαν καὶ θείαν 327. C’est également ce que paraît indiquer la traduction du second : « dominicam, sanctam divinamque ». Ces trois adjectifs peuvent correspondre précisément, de façon respective, à la puissance souveraine, appelée aussi Seigneur (Κύριος), à l’Être lui-même, dans sa sainteté, et à la puissance créatrice, appelée Dieu (Θεός), comme Philon vient de le rappeler 328. La vision du sage, dans les termes employés par Philon, demeure donc bien marquée par un caractère triple qui empêche de la percevoir d’une façon seulement simple.

La fin de ce développement, qui porte sur les mots « se tenaient au-dessus de lui » (εἱστήκεισαν ἐπάνω αὐτοῦ ; Gn 18, 2) confirme la séparation qui demeure entre Abraham – et toute créature – et l’Être et ses puissances : « Dieu est au-dessus de toute la création, ainsi que les puissances de Dieu qui administrent, prennent soin et dirigent ». Philon achève avec ces mots de livrer sa première interprétation du lemme biblique : Abraham voit Dieu, mais d’une façon à la fois une et triple, et cette vision est celle d’une réalité transcendante à laquelle il a un certain accès, mais qui le dépasse.

Contrairement donc au De Abrahamo, Philon s’intéresse tout autant à la capacité qu’a Abraham de voir Dieu qu’à la distinction radicale qui demeure entre eux, et il le fait en s’appuyant sur des détails précis du texte qu’il commente : dans la première quaestio, il s’agissait de la mention de la tente, assimilée au corps, et de l’éblouissement provoqué par la lumière divine, tandis que dans la deuxième il s’agit de la position surélevée des figures qui apparaissent à Abraham. Philon ne se contente pas de relever ces détails et de les aligner les uns à la suite des autres dans le cours de son exégèse : l’orientation qu’il confère à son commentaire, spécifique à ce traité, lui permet de rendre compte de ce qui constitue le nœud de son exégèse de l’épisode biblique en son entier, à savoir l’identité des visiteurs et la nature de l’apparition perçue par Abraham.

Notes
327.

Op. cit., n. g, p. 271.

328.

Pour la dénomination des deux puissances, nous renvoyons notamment à Abr., 121 et QG III, 39 sur Gn 17, 1.