1) Le caractère parfaitement conjoint des deux visions

Philon présente ici son hypothèse de lecture centrale, qui présente la particularité de ne faire appel à aucune dimension allégorique : la distinction entre exposé littéral et exposé allégorique est absente, ce qui s’explique par le fait que les deux registres, sensible et intelligible, sont tous les deux réellement présents à l’intellect d’Abraham sans qu’il y ait besoin de passer par un travail d’approfondissement allégorique. C’est de cette façon que Philon peut expliquer l’ensemble du texte, et rendre compte dans le même temps de l’exemplarité d’Abraham, non pour les qualités de sa vision, mais pour les deux vertus qu’il est capable de manifester en même temps, sa piété et son amour des hommes.

‘Ayant donc dit tout d’avance par nécessité, parce qu’il convient de ne pas voir en passant la vision concernant l’œuvre, en fixant une seule fois le regard, l’intellect saisit deux apparitions. L’une, comme celle de Dieu venant avec les deux puissances supérieures, par lesquelles il est servi : par la créatrice, selon laquelle il a créé le monde et le travaille, et la royale, selon laquelle il a autorité sur ce qu’il a fait. Et l’autre (apparition), comme celle d’hommes étrangers, non des premiers-venus, mais des plus parfaits selon la nature humaine, avec les corps et les honneurs de leur dignité. Poussé par chacune des deux apparitions, il était entraîné à la vision tantôt par celle-là et tantôt par celle-ci et il ne pouvait pas dire laquelle d’entre elles se trouvait en fait être la vraie. Pour la certitude et en raison du doute, il ne les a pas passées sous silence ni, comme certains parmi les paresseux, il ne les a laissées dans l’oubli, mais il a saisi les deux apparitions, estimant préférable de rendre le doute familier dans la vérité plutôt que dans le mensonge, pour la possession des deux grandes vertus, la piété et l’amour des hommes ; la piété, en ce qu’il a fixé ses regards sur l’un des aspects, selon lequel il vit Dieu ; et l’amour des hommes, selon l’autre aspect, les rapports de communication avec les étrangers.’

La transition opérée par Philon éclaire sur le sens de la démarche exégétique qu’il choisit d’adopter : « ayant donc dit tout d’avance par nécessité, parce qu’il convient de ne pas voir en passant la vision concernant l’œuvre ». La traduction d’Aucher 329 comme celle de Marcus 330 expriment plus clairement l’idée qu’il fallait commencer par dire certaines choses avant de pouvoir parler correctement de la question de la « vision », manifestement celle de trois figures, que reçoit Abraham. L’identification des trois figures comme étant Dieu et ses deux puissances se présente comme un préalable permettant de comprendre en profondeur, et non pas « en passant » (« non obiter » ; « in no casual manner »), cette manifestation. Philon a d’emblée expliqué le sens profond de cette vision, suivant en cela l’ordre et la cohérence du texte scripturaire qui commence par parler d’une manifestation de Dieu avant d’évoquer la vision de trois hommes, ce qui pourrait laisser entendre que cette triple vision est bien de nature divine, malgré le terme d’ « hommes », comme l’annonçait le tout début du passage. Ce n’est qu’une fois posée cette compréhension de la triple vision, qu’il devient possible, sans risque de mauvaise compréhension, de considérer la dimension concrète de cette apparition, comme étant celle de véritables hommes.

Philon, en effet, s’efforce de prendre en compte de façon fidèle le contenu du texte scripturaire, y compris dans la tension qu’il manifeste, en évoquant une vision d’hommes au moment où il vient de parler de la manifestation de Dieu. Plutôt que de la résoudre, Philon s’appuie sur cette difficulté, pour affirmer qu’il y a en réalité « deux apparitions ». Mais il ne les juxtapose pas, comme le feront les textes du Targum, ou ceux de la tradition rabbinique rassemblés par Louis Ginzberg, sans en préciser les modalités respectives : il les superpose, en quelque sorte, répondant au texte scripturaire lui-même dont la lettre ne permet pas de distinguer où s’arrête la vision divine et où commence la vision des hommes, mais employant des termes qui peuvent correspondre à la fois à l’une et à l’autre. La clé de cette superposition réside dans la possibilité de caractériser chacune de ces deux visions de façon spécifique, et de montrer comment elles peuvent apparaître en même temps : Philon trouve une solution qui honore la difficulté qu’il voit dans le texte en parlant d’une vision sensible et d’une vision intelligible. Généralement, ce type de relation entre deux niveaux de réalité est présenté par Philon par le biais d’une exégèse allégorique, qui lui permet de montrer que derrière une réalité sensible, il faut comprendre que le texte parle d’une réalité intelligible, invisible, qui est figurée par la première.

Or, dans notre quaestio, il y a plus que cela : les deux sens du texte sont réellement placés sur un pied d’égalité, c’est le même Abraham qui, de façon conjointe, reçoit les deux apparitions. Plus précisément, il s’agit de son « intellect » (νοῦς, selon toute évidence), susceptible à la fois de recevoir directement une vision intelligible, et d’appréhender, par l’intermédiaire des yeux, une vision sensible. Les deux manières de comprendre l’apparition ne sont donc pas le résultat de deux lectures successives d’un même texte, mais elles sont inscrites, selon la lecture de Philon, dans la trame du récit scripturaire lui-même, comme la suite de cette solutio et les quaestiones suivantes le montreront 331.

C’est ce qui explique probablement que Philon n’emploie pas dans ce passage un vocabulaire renvoyant à la démarche allégorique pour l’opposer à une lecture littérale : le sens intelligible (la manifestation de Dieu pour les yeux de l’âme) appartient à la lettre du texte, au même titre que l’apparition concrète des trois hommes, si bien qu’il n’y a d’une certaine manière ni sens littéral, par lequel il faudrait entendre la présentation du récit comme une série d’événements qui se déroulent de façon vraisemblable, ni sens allégorique. Le texte est complexe, pose une réelle difficulté de compréhension, qui conduit à une solution qui s’écarte des délimitations exégétiques habituelles, à l’exception du maintien de la séparation entre réalités sensibles et réalités intelligibles. L’exégèse repose en effet sur le statut intermédiaire de l’intellect entre le monde sensible et le monde intelligible : il est en contact avec le monde sensible, par l’intermédiaire des sens qui lui transmettent des sensations, mais il est destiné par sa nature propre à contempler le monde intelligible. En situant son exégèse à ce niveau, par l’intermédiaire de la double valeur de la vue, sensible et intelligible, Philon peut donc se passer de l’outil que constitue la méthode de lecture allégorique. Celle-ci ne sert qu’à faire apparaître, par divers moyens (étymologie, métaphore, analogie), la portée intelligible d’un énoncé scripturaire qui paraît relever uniquement d’un registre sensible. Or, ici, les réalités intelligibles sont directement présentes dans la lettre du texte, et il est possible d’en rendre compte sans avoir à les faire descendre dans le registre sensible, contrairement à l’exégèse du même épisode dans le De Abrahamo où la nécessité de donner d’abord un sens uniquement littéral au texte scripturaire interdisait de rendre compte de la manifestation de Dieu.

Cette démarche réunit donc à la fois une scrupuleuse attention aux mots du texte scripturaire et à leur ordre, pour en assumer les difficultés, et le recours à des considérations théologiques sur les puissances, qui permettent d’éclairer la manière dont le texte parle de réalités intelligibles. La référence aux puissances est permise par le fait que le texte évoque à la fois une manifestation divine et la vision de trois figures : Philon n’a pas besoin d’entrer dans le détail de l’identification de chacune des puissances, qui n’est pas en cause ici, mais reprend seulement les grands traits d’une innovation conceptuelle qu’il a élaborée, si l’on croit ce qu’il dit dans le texte du De Cherubim que nous avons rappelé, à l’occasion du commentaire d’un autre passage scripturaire. Comme dans le De Abrahamo, ce qui importe est le caractère à la fois unique et triple de la vision divine, ce n’est qu’à partir de là que l’on peut rappeler le rôle spécifique de chacune des puissances, ce qui n’a pas d’importance ici pour Philon.

L’identification des trois visiteurs perçus de façon sensible par Abraham ne paraît pas prendre pas en compte notamment le fait que deux d’entre eux sont qualifiés d’anges dans la suite du récit (Gn 19, 1.15.16) 332. Il semble que Philon considère que l’apparition sensible ne peut être que celle d’hommes, même si ce sont des visiteurs de marque, « des plus parfaits selon la nature humaine », parce que cela permet d’illustrer la qualité d’Abraham lui-même, comme Philon l’explique dans le De Abrahamo. Cette interprétation tient vraisemblablement à son souci de maintenir une claire distinction entre les deux dimensions de l’apparition, qui constitue le point central de son exégèse de cet épisode biblique : la mention d’anges pourrait brouiller la séparation entre les registres, et obscurcir la description de la perfection accomplie d’Abraham, puisque la conséquence de l’apparition conjointe de ces deux visions est qu’il fait preuve à la fois de « piété » et d’ « amour des hommes ». Il n’est pas question de présenter une exégèse comme celle du De Abrahamo, où la piété d’Abraham est considérée comme une « vertu plus grande » (ἀρετῆςμείζονος ; Abr., 114) que son amour des hommes. Philon tient ici ensemble les deux visions, et donc la manifestation conjointe des deux plus grandes vertus dont Abraham peut faire preuve.

La supériorité des deux vertus que sont la piété et l’amour des hommes est explicitement énoncée par Philon dans le De virtutibus, où il explique ce que les lois commandent aux hommes, ὅπως ἐξεθιζόμενοι τῇ μὲν τιμᾶν τὸ θεῖον τῇ δὲ μὴ πάντα κερδαίνειν εὐσεβείᾳ καὶ φιλανθρωπίᾳ ταῖς ἀρετῶν ἡγεμονίσιν ἐπικοσμῶνται (« afin qu’habitués d’une part à honorer le divin et d’autre part à ne pas faire un profit personnel de tout, ils aient l’honneur de recevoir la piété et l’amour des hommes, les deux maîtresses des vertus » ; Virt., 95). Ces deux vertus principales sont également celles qui organisent l’exposé de la vie d’Abraham dans le De Abrahamo, où Philon illustre d’abord sa piété, puis son amour des hommes (Abr., 208). On peut y voir un écho de la répartition des Dix Paroles, qui sont elles-mêmes le cadre de toutes les autres lois 333, en deux tables, la première explicitement consacrée à la piété envers Dieu (Decal., 52), tandis que la deuxième concerne les interdits envers les hommes. Si la vertu de philanthropie n’est pas explicitement désignée par Philon dans le De Decalogo comme la vertu centrale de la seconde table, il n’en rappelle pas moins clairement, dans un passage de ce même traité, la nécessité de tenir en même temps la vertu de piété et celle de philanthropie, renvoyant dos à dos « ceux qui aiment les hommes » (φιλανθρώπους) et « ceux qui aiment Dieu » (φιλοθέους) comme « à moitié achevés en vertu » (ἡμιτελεῖςτὴνἀρετήν ; Decal., 110) 334.

Toutefois, la plus grande perfection d’Abraham, selon cette exégèse, est supérieure à la fois à la piété et à l’amour des hommes : c’est sa capacité à ne pas choisir entre les deux visions qui lui sont données à voir, de ne pas faire comme les « paresseux », mais de faire preuve d’un « doute » qui, plutôt que de l’immobiliser, le conduit à exercer les deux plus grandes vertus à la fois. Il convient de souligner une dimension importante de l’exégèse de Philon à cet égard : il focalise entièrement son exégèse sur la perception d’Abraham, et ne donne aucune indication quant à la réalité de la scène. Il montre Abraham « entraîné à la vision tantôt par celle-là et tantôt par celle-ci », ne pouvant pas « dire laquelle d’entre elles se trouvait en fait être la vraie ». Cette hésitation et ce va-et-vient entre les deux visions sont la clé de la compréhension du passage par Philon, comme nous allons le voir dans la suite de ce développement, lorsqu’il récapitule les moments où Abraham est dirigé vers l’une de ces visions et les moments où il est dirigé vers l’autre. En termes de critique moderne, Philon n’adopte pas la posture d’un narrateur omniscient, expliquant de l’extérieur quelle serait la nature véritable de la vision reçue par Abraham. Or, c’est précisément la focalisation sur l’intellect d’Abraham et sur son doute qui permet de faire jouer l’ambiguïté de la double manifestation, et donc de répondre complètement à la difficulté posée par la lettre du texte, sans imposer une réponse de l’extérieur qui trancherait entre les diverses hypothèses possibles.

L’enjeu de la présentation nuancée que Philon fait d’Abraham depuis la première quaestio apparaît ainsi plus clairement : Philon tient à mettre Abraham aux prises à la fois avec une vision intelligible et avec une vision sensible. Il ne peut donc pas être question de faire de la manifestation de Dieu, dans cet épisode biblique, une extase mystique arrachant Abraham à toute perception sensible pour contempler Dieu directement. Abraham reste attaché au monde sensible, au lieu d’être totalement tourné vers la vie divine et intelligible, mais l’exégèse vise à montrer en quoi cela n’est pas un défaut, puisque même le sage ne peut faire autrement, mais l’occasion de l’exercice simultané, ou en alternance rapide, des deux grandes vertus.

Philon s’attache à rendre compte de façon méthodique des difficultés posées par le texte, qui imposent de considérer comme des personnes concrètes, comme des « hommes », les visiteurs d’Abraham, en même temps qu’il est question d’une manifestation de Dieu : il est conduit à élaborer un autre type d’exégèse qu’un commentaire synthétique, du type du De Abrahamo, où il s’intéresse à la cohérence d’ensemble d’un épisode en pouvant se permettre de contourner des difficultés ponctuelles du texte scripturaire. L’exégèse est ici plus complexe, mais plus proche du texte, et de surcroît l’éloge d’Abraham n’en est que plus grand : ce qui est admirable en lui, c’est la réponse par l’exercice conjoint des deux grandes vertus, et non d’une seule, à l’apparition de deux visions.

Notes
329.

« Quum itaque universim cuncta necessaria jam dicta sunt, de ipsa vero rerum causa non obiter visionem videre liceat. »

330.

« Now generally everything necessary has already been said, for concerning the activity of things it is proper to see a vision in no casual manner. »

331.

Nous rejoignons sur ce point les analyses de Tzvi Novick qui fait de ce passage l’un des exemples d’une « exégèse en perspective » (« perspectival exegesis ») qui permet à Philon, par un « tour de force », de faire entrer ce qui serait ailleurs conçu comme un contenu allégorique dans la narration littérale elle-même (T. Novick, « Perspective, Paideia and Accommodation in Philo », The Studia Philonica Annual, XXI, 2009, p. 49-62 : voir en particulier p. 60-61).

332.

Il convient néanmoins de remarquer que Philon ne fait aucun commentaire dans les quaestiones correspondantes sur l’appellation d’ « anges » : il maintient de fait, mais sans en faire un élément d’interprétation significatif, le parallélisme entre l’action des hommes et l’action des puissances, sans prendre en compte le changement de désignation.

333.

Voir Spec. I, 1.

334.

Cette association entre piété et amour des hommes comme étant les deux principales vertus peut également faire écho à un passage de Platon, dans l’Euthyphron : Τοῦτο τοίνυν ἔμοιγε δοκεῖ, ὦ Σώκρατες, τὸ μέρος τοῦ δικαίου εἶναι εὐσεβές τε καὶ ὅσιον, τὸ περὶ τὴν τῶν θεῶν θεραπείαν, τὸ δὲ περὶ τὴν τῶν ἀνθρώπων τὸ λοιπὸν εἶναι τοῦ δικαίου μέρος (« Eh bien, Socrate, voici la partie de la justice qui me semble être pieuse et religieuse : c’est celle qui concerne les soins dus aux dieux ; le reste, c’est-à-dire tout ce qui se rapporte aux hommes, forme l’autre partie de la justice » ; 12 e 5-8, traduction de M. Croiset, CUF). Cependant, la différence dans le vocabulaire, le fait que les deux vertus soient subordonnées à la notion de justice, et par ailleurs la cohérence interne suffisante de la distinction opérée par Philon dans les Dix Paroles, ne semble pas permettre d’y voir un emprunt direct.