2) Une anticipation de l’exégèse d’ensemble de l’épisode

La manière dont Philon appuie son exégèse dans la suite du passage peut néanmoins surprendre, à double titre : il paraît instaurer une certaine tension vis-à-vis de l’hypothèse de lecture qu’il vient lui-même de faire, en parlant désormais de la vision de Dieu comme une apparition unique et non plus triple, et mobilise de façon anticipée des éléments scripturaires empruntés à la suite de l’épisode pour confirmer l’existence de deux visions distinctes, appelant une réponse différente de la part d’Abraham. Nous montrerons pourquoi l’exégèse de ce passage appelle spécifiquement une présentation anticipée de la signification générale de l’épisode, contrairement à la méthode analytique suivie généralement par Philon dans les Quaestiones, avant de comparer les traits particuliers de cette exégèse avec ceux de la tradition rabbinique, pour faire comprendre le sens et la cohérence de la démarche poursuivie par Philon.

‘Qu’il ait été mis en mouvement vers chacune des apparitions, cela est clair aussi par l’Écriture. En effet, tout ce qui est dit d’un seul ou à un seul ou par un seul apporte témoignage d’une apparition comme (étant celle) de Dieu, mais tout ce qui (est dit) de plusieurs ou à plusieurs (apporte témoignage d’une apparition) comme d’hommes étrangers. En effet, ce qu’il dit : « Dieu lui apparut » et « Seigneur, si vraiment j’ai trouvé grâce devant toi » et « Ne passe outre à ton serviteur » et de dire : « Fais comme tu as dit » « et il lui fut dit : Où est Sarah, ta femme ? » et « De nouveau, je viendrai chez toi à cette époque-ci » et « Dieu lui dit : Qu’y a-t-il que Sarah ait ri ? ». Tous ces (passages) indiquent une apparition en tant que celle de Dieu. Mais, en tant que celle d’hommes étrangers, ceci : « Ayant levé ses yeux, il vit et voici, trois hommes se tenaient au-dessus de lui » et « Il courut à eux » et « Qu’on lave vos pieds ! » et « Prenez le frais sous l’arbre » et les (mots) « Mangez » et « Il se tenait devant eux » et « les hommes s’étant levés de là ».’

Que Philon fasse appel de façon aussi systématique à des détails de la suite de l’épisode montre une fois encore que son interprétation ne se fait pas au fil du texte, par une succession d’éclairages autonomes portés sur les différents versets de l’épisode. Il va cependant plus loin qu’il ne le faisait en mettant en place dans la première quaestio des éléments permettant de comprendre le problème central de la vision d’Abraham. Contrairement par exemple à l’exégèse de la première partie du chapitre 16 (QG III, 18-25), où Philon peut développer une lecture allégorique cohérente des relations entre Abraham, Sarah et Agar tout en suivant le texte verset par verset de façon méthodique, cet épisode biblique-ci l’oblige à dépasser en partie le cadre formel régulier de son exégèse, en livrant d’emblée une lecture synthétique du passage, qui mobilise des éléments de la suite du texte scripturaire.

Si Philon anticipe dans cette deuxième quaestio sur la suite du passage pour résoudre le problème de l’identification précise des deux visions, c’est que ce problème constitue précisément l’enjeu de la compréhension de l’ensemble de l’épisode. Le contenu de l’exégèse ne peut être simplement déployé au fil de l’étude de chacun des versets, parce qu’il est nécessaire de rendre compte au préalable d’un problème central, portant sur tout l’épisode : la vision conjointe de Dieu et de trois hommes et la manière dont elles s’articulent. Philon met ainsi en place un cadre général en distinguant les éléments qui concernent Dieu et ceux qui concernent les trois hommes, ce qui lui permettra ensuite de rattacher les éléments du texte à l’une ou à l’autre des deux apparitions.

Mais l’analyse peut être poussée plus loin : cette manière de faire implique que le sens du passage ne peut être simplement dégagé de la lecture successive de chacun des versets, dont la signification ne peut être éclairée sans faire appel à une trame générale établie d’avance. L’unité ne peut pas provenir d’un sens allégorique commun qui se déroulerait en plusieurs temps, verset par verset, comme pour Abraham, Sarah et Agar, parce que ce qui fait l’unité de l’interprétation de l’épisode, c’est l’alternance dans la lettre même du texte entre deux visions, celle de réalités sensibles (trois hommes), et celle de Dieu et de ses puissances. La distinction entre deux niveaux de réalité, qui passe d’habitude au sein du commentaire de chaque lemme, et qui permet de faire correspondre à une trame narrative scripturaire une trame allégorique qui la reprend de façon analogique, passe ici entre les versets eux-mêmes. Ce n’est qu’en ayant d’emblée une vision du passage tout entier que l’on peut en comprendre le sens. Celui-ci est donc inscrit dans les ruptures de la trame narrative elle-même, d’un verset à l’autre, alors que l’exégèse analytique des Quaestiones, lemme biblique par lemme biblique, ne se prête guère qu’à l’examen d’un problème qui peut être circonscrit à l’intérieur d’un verset, sous la forme d’une « question » spécifique. Le problème de la continuité entre les versets ne se pose pas : soit il y a une continuité évidente, du fait de la narration, soit il n’y en a pas et l’exégèse ne cherche pas à en introduire une.

La manifestation de Dieu est un élément littéral du texte, venant alterner avec l’apparition de trois hommes : le contenu intelligible du texte est donc donné de façon conjointe à son contenu sensible, dans sa lettre même, ce qui oblige Philon à reconfigurer sa méthode en débordant du cadre qu’il se donne dans ce type de traité. En termes rhétoriques, le cadre de l’inventio et celui de l’expositio ne sont pas superposables, alors qu’ils pouvaient paraître l’être, même dans des passages où Philon livre progressivement une lecture allégorique cohérente d’un ensemble de versets, en déroulant une vision allégorique dont les termes ont été donnés dans le premier verset concerné 335 : il est absolument nécessaire ici d’avoir au préalable un principe directeur qui guide l’interprétation de chacun des versets en fonction de son contenu par rapport aux autres. La méthode de la quaestio ne peut donc aucunement être la matrice de l’interprétation, comme elle peut l’être, ou le paraître, la plupart du temps : elle est uniquement le cadre où l’interprétation est exposée, non sans difficultés.

L’exégèse de cet épisode représente donc un cas limite, qui révèle l’insuffisance de la démarche spécifique des quaestiones face à des problèmes qui se déploient dans la trame narrative elle-même. La méthode subit une crise due à la fidélité de Philon à l’égard de la lettre du texte : contraint de mettre sur le même plan vision de Dieu et vision des trois hommes, il est conduit à affirmer, en fonction de certains détails textuels ou de l’attitude d’Abraham, que c’est l’une ou l’autre qui intervient selon les versets.

C’est ce qu’illustre la classification qu’il propose entre deux types de versets, selon qu’ils témoignent de la présence d’un ou de trois personnages. Ce critère est relativement proche de celui employé par le Targum, même si les conséquences que Philon en tire sont nettement différentes, puisqu’il donne beaucoup plus de place à des actions de Dieu. Tout d’abord, à partir du moment où Abraham accueille les trois visiteurs, le Targum ne fait plus intervenir Dieu, et cela jusqu’à la fin du dialogue, au verset 13, où le texte biblique lui attribue en effet explicitement les paroles prononcées, en hébreu comme en grec (καὶ εἶπεν κύριος : « et le Seigneur dit »). Au contraire, Philon lui impute toutes les paroles prononcées par un seul interlocuteur, dans les versets 9 (Ποῦ Σαρρα ἡ γυνή σου; : « Où est Sarah, ta femme ? ») et 10 (Ἐπαναστρέφων ἥξω πρὸς σὲ κατὰ τὸν καιρὸν τοῦτον εἰς ὥρας, καὶἕξει υἱὸν Σαρρα ἡ γυνή σου : « Je reviendrai, je serai chez toi à cette date, l’année prochaine, et Sarah ta femme aura un fils »). Mais Philon va encore plus loin puisqu’il attribue à Dieu des paroles pourtant explicitement prononcées par les trois visiteurs : καὶ εἶπαν Οὕτως ποίησον, καθὼς εἴρηκας (« Ils dirent : “Fais ainsi, comme tu as dit” » ; Gn 18, 5). Il est possible qu’il y ait une différence entre le texte critique de la Septante et celui dont Philon disposait 336, mais celui-ci choisit de fait d’assigner toutes les paroles adressées à Abraham dans le cours de l’épisode à un seul personnage, qui est Dieu.

Cela peut faire écho au souci de bienséance formulé dans le De Abrahamo, qui veut qu’un seul parle et non les trois en même temps (Abr., 110) : Philon pourrait ainsi avoir à l’esprit, mais sans l’expliciter, un souci de simple vraisemblance factuelle, le conduisant à voir dans toute parole prononcée un unique locuteur. La septième quaestio qui s’attache au commentaire de cette partie de verset, ne permet pas de trancher clairement sur le texte que Philon adopte : elle reste en effet ambiguë sur le locuteur de ce propos, qui n’est pas nommé. Il peut s’agir aussi bien de Dieu, par référence à la situation narrative, que de Moïse, l’auteur du texte : la seule chose certaine est que Philon n’y voit pas une parole prononcée par trois personnes à la fois.

Quoi qu’il en soit du partage précis entre les versets, la distinction que Philon opère entre les passages où il n’y a qu’un interlocuteur, Dieu, et ceux où il y en a trois, les hommes qui rendent visite à Abraham, ne peut manquer de surprendre, alors qu’il s’est précisément efforcé de montrer auparavant que la clé de l’interprétation reposait dans le fait qu’Abraham soit confronté à deux visions triples, superposables, susceptibles d’être confondues, ce qui suscite précisément son doute : la vision de Dieu seul ne provoquerait pas cette hésitation. Il convient de remonter à l’affirmation antérieure de Philon selon laquelle, aux yeux du sage, « l’unique apparition lui apparaît comme trinité, et la trinité, comme unité » : selon toute vraisemblance, il faut comprendre que le sage, Abraham, sait que la triple apparition divine est en réalité celle de Dieu entouré de ses puissances, et il peut donc à la fois percevoir trois figures, et s’adresser au singulier à Dieu seul. La condition nécessaire de la cohérence de l’exégèse est donc la relative imperfection d’Abraham, qui le conduit à voir trois figures, quand bien même il saurait y reconnaître une manifestation de Dieu sans pouvoir pour autant contempler l’Être seul. L’exégèse de Philon comporte ainsi une étape intermédiaire supplémentaire par rapport à celle du Targum : elle implique qu’Abraham se retrouve en présence de deux apparitions triples, créant une certaine ambiguïté, pour justifier son doute et renforcer son exemplarité.

La clé qui permet de rendre compte du passage de façon satisfaisante est donc bien le motif typiquement philonien des deux puissances de Dieu. Il permet à Philon de distinguer, d’une façon relativement similaire à celle du Targum, ce qui s’applique à Dieu et ce qui s’applique aux hommes, mais en maintenant dans le même temps l’idée d’une ambiguïté qui empêche Abraham de trancher, ce qui constitue l’originalité de son exégèse et rend sa présentation plus cohérente. La seule solution pour qu’il puisse être question à la fois d’une vision divine et d’une vision d’hommes implique qu’il y ait une ambiguïté, appuyée au demeurant sur une lecture précise du texte scripturaire lui-même, et assumée dans l’exégèse de Philon par le doute d’Abraham. Celui-ci passe tout au long de l’épisode d’une vision à l’autre, de façon rapide, sans pouvoir trancher, à la différence du Targum et de l’exégèse rabbinique où les visions sont nettement séparées, mais sans que leur présence conjointe soit expliquée, ce qui pourrait poser difficulté pour quelqu’un d’aussi scrupuleux que Philon sur la transcendance divine.

Ce qui différencie en définitive le commentaire de Philon de l’exégèse rabbinique est un regard théologique, au sens du développement d’une explication minutieuse du texte scripturaire qui tienne donc des exigences d’une véritable rationalité philosophique. Spécifiquement, Philon cherche à la fois à suivre la lettre du texte et à respecter la transcendance de l’Être, en développant des motifs qui lui permettent d’articuler ces deux exigences.

Le premier motif est la focalisation du récit sur l’intellect d’Abraham, à la charnière du monde sensible et du monde intelligible : cela lui permet d’expliquer comment deux visions peuvent se présenter à la fois, sans se mélanger mais sans pouvoir nécessairement être distinguées l’une de l’autre. Le deuxième motif complète le premier en justifiant que les deux visions, celle de Dieu et celle des trois hommes, puissent précisément se ressembler suffisamment pour conduire Abraham au doute : c’est la référence aux deux puissances de Dieu, motif déjà en lui-même théologique, qui apparaissent précisément, conformément à ce que Philon a exposé dans le De Abrahamo, lorsque le regard ne peut s’élever suffisamment haut, par manque de pureté (Abr., 122). Justement, Philon a montré dans la première quaestio, avant de le reprendre dans la deuxième, que le regard du sage restait malgré tout limité – ce qui paraît au contraire, cette fois, différer du De Abrahamo où la vision de l’Être seul est présentée comme une chose possible 337. Philon développe donc une réflexion théologique étroitement ancrée sur le texte et ses difficultés, pour réussir à agencer ensemble à la fois une exégèse précise et une exigence de rationalité : en étant plus proche du texte que le Targum ou les traditions rabbiniques, il se voit du même fait conduit à mobiliser des ressources rationnelles qui seules lui permettent de répondre à cette exigence de façon satisfaisante.

Notes
335.

Encore une fois, c’est le cas à propos d’Abraham, Sarah et Agar : la quaestio III, 19 sur Gn 16, 1 pose les termes de l’allégorie qui est ensuite développée de façon cohérente jusqu’à la quaestio 25. Il est peu probable que Philon ait improvisé cette interprétation au fil du texte, à laquelle il a par ailleurs consacré tout un traité, le De congressu eruditionis gratia, mais son exégèse n’a pas besoin d’être présentée autrement que par le commentaire successif de tous les versets, dans l’ordre.

336.

La forme du singulier, εἶπεν, est assez largement attestée dans la tradition manuscrite, selon Wevers : voir Genesis, op. cit., p. 183.

337.

Faut-il comprendre qu’Abraham lui-même, malgré sa piété, n’a pas le regard véritablement pur qui lui permettrait de contempler l’Être, cela étant réservé à un sage plus grand encore, qui ne peut être que Moïse ? Ou bien Philon adapte-t-il son propos à l’exégèse qu’il développe ici ? Nous avons vu que le seuil entre l’exégèse littérale et l’exégèse allégorique de cet épisode, dans le De Abrahamo, ne permettait pas de rendre compte de façon claire de la position d’Abraham et de Sarah quant à la vision de l’Être et des puissances.