Philon ajoute une forme d’appendice à sa réflexion en ressaisissant la valeur de la piété et de l’amour des hommes d’Abraham. Ce passage, quelque peu obscur dans la traduction de Mercier, nécessite d’être précisé, car il apporte un dernier éclairage important sur l’exemplarité d’Abraham.
‘Car, par ces deux vertus, la piété et l’amour des hommes, (l’Esprit) dirigera tout homme qui est inscrit vers la vie en cité, car, par cette vie en cité, il a donné en exemple au peuple sa propre conduite, lui qui a été fait chef et origine ; lui qui a vue une vision imaginaire et non positive, celle qui concerne Dieu et celle qui concerne des étrangers, estima juste d’être pieux en tant qu’il s’agit de Dieu, et d’exhiber, en tant qu’il s’agit d’étrangers, des rapports de communication et d’amour pour les hommes.’Comme Marcus en fait l’hypothèse, il convient vraisemblablement de considérer que le sujet non exprimé du verbe « dirigera » (Marcus : « guides ») est, comme c’est fréquemment le cas chez Philon, l’Écriture (Marcus : « Scripture »), ou bien plus précisément encore l’auteur de l’Écriture, à savoir Moïse. C’est ce que permet de penser l’utilisation par Philon du terme πολιτεία sur lequel paraissent s’accorder les trois traducteurs modernes (Aucher : « politica » ; Mercier : « vie en cité », avec une suggestion du terme πολιτεία dans la note afférente 338 ; Marcus : « Lit. “who is written in polity ( πολιτεί ᾳ )” » également en note 339). Plutôt que d’y voir un équivalent de l’urbanitas latine, et de la traduire par « politesse », ou « civilized manner » comme le fait Marcus, sans que ce sens de πολιτεία ne paraisse être attesté, il convient d’en faire une nouvelle occurrence de cet emploi particulier chez Philon où la πολιτεία désigne la Législation mosaïque, le régime sous lequel vit le peuple juif. De fait, ce que Mercier traduit par « tout homme qui est inscrit vers la vie en cité » et Marcus « everyone who is considered civilized » semble plutôt constituer la transcription d’une expression dont il ne se trouve qu’un seul autre équivalent chez Philon : ὁ πάντα μέγας Μωυσῆς ἐδικαίωσε τοὺς ἐγγραφέντας αὐτοῦ τῇἱερᾷ πολιτείᾳ θεσμοῖς φύσεως ἑπομένους πανηγυρίζειν (« Moïse, grand en toutes choses, jugea bon que ceux qui étaient inscrits dans sa sainte constitution, en suivant les prescriptions de la nature, célèbrent une fête » ; Mos. II, 211). Philon renvoie donc très probablement dans notre passage à ceux qui reçoivent la Loi de Moïse et en font leur règle de vie, et sont en quelque sorte les citoyens dûment enregistrés au sein de la cité réglée par cette Loi.
Le propos de la phrase constitue de ce fait sans doute un équivalent du thème présent dans l’introduction du De Abrahamo, selon lequel les patriarches sont des archétypes des lois spéciales transmises par Moïse, des modèles placés dans la Loi pour exhorter les lecteurs à les imiter (voir Abr., 3-4). L’exemplarité d’Abraham dans cet épisode biblique est transcrit dans la Loi comme un exemple de vie vertueuse, ce que toute la Loi vise à faire atteindre. Il faut donc vraisemblablement comprendre ainsi le passage : « par ces deux vertus, la piété et l’amour des hommes, Moïse conduit tout homme qui est enregistré dans sa constitution, car par l’intermédiaire de cette constitution, Abraham, origine et chef de notre peuple 340 , donne en exemple sa propre vie. »
L’orientation de l’exégèse de Philon apparaît manifeste : il s’agit de manifester qu’Abraham est un véritable exemple (ἀρχετύπος, si l’on reprend le vocabulaire du De Abrahamo, ou peut-être παράδειγμα), et justement son exemplarité est d’autant plus grande qu’il est possible de montrer que cet épisode illustre à la fois sa piété et son amour des hommes, selon la vision qu’il reçoit 341. À la différence de l’exégèse de ce passage dans le De Abrahamo, où Philon glisse de l’amour des hommes à la piété, sans pouvoir véritablement les concilier, le commentaire des Quaestiones introduit un degré supplémentaire, et peut-être indépassable, d’exemplarité en parvenant à inscrire dans le texte, simultanément, les devoirs envers Dieu et les devoirs envers les hommes, qui constituent comme nous l’avons rappelé les deux vertus les plus hautes dont Abraham peut faire preuve, et les deux tables de la Loi données par Dieu à Moïse au mont Sinaï.
L’insistance finale sur l’exemplarité d’Abraham, modèle de tout le peuple juif, permet d’illustrer comment Philon, confronté à un problème d’interprétation majeur, parvient à retourner en éloge plus grand encore le problème que pose le texte, en retrouvant des dimensions caractéristiques de la figure d’Abraham, même si cela doit se faire de façon plus complexe, en passant notamment, de façon paradoxale, par les faiblesses de sa vision, qui l’obligent à faire preuve des deux plus grandes vertus au lieu d’une seule.
Op. cit., n. 2, p. 167.
Op. cit., n. e, p. 273.
Il faut peut-être voir ici l’un des doublets dont les traducteurs arméniens sont coutumiers pour préciser quel est le mot grec qu’ils cherchent à rendre. Philon pourrait faire ici d’Abraham l’ἀρχή (l’origine, et en même temps le principe directeur) du peuple juif.
Mercier parle d’une « vision imaginaire et non positive » : l’interprétation de Marcus qu’il cite lui-même en note (« ayant devant les yeux une vision mouvante concernant tantôt Dieu, et tantôt des étrangers » ; op. cit., n. 3, p. 157) paraît à cet égard bien plus convaincante. Aucher parle de façon convergente d’une vision « non vero constantem », ce qui s’applique bien à l’idée qu’Abraham ne cesse de passer de l’une à l’autre, comme Philon l’a annoncé ici, et comme son exégèse des versets suivants va le montrer.