C. Homère et la critique du polythéisme

Alors que Philon a achevé de mettre en place son argumentation, conclue par un dernier éloge d’Abraham qui lui permet d’asseoir pour de bon la valeur de son approche, il se livre à une dernière réflexion qui constitue, à l’instar du développement de la quaestio précédente sur le chêne, le laurier et l’olivier, une nouvelle charge contre le paganisme, à partir d’une citation d’Homère. Ce développement n’a rien de gratuit : il permet à Philon de préciser la perspective dans laquelle il inscrit son interprétation du texte pour éviter des malentendus très présents dans la mythologie grecque.

‘Ayant pris prétexte de cela, certains, en attribuant (à Dieu), dans leurs pensées, les mesures et poids d’un agencement, ont dévié dans leur façon de penser : de même le sévère Homère à la grande science expose avec harmonie la façon de se comporter, à savoir qu’il ne convient pas de s’enorgueillir à son détriment, car, dit-il, assimilant la divinité (à un homme), certains pensent que, souvent, elle est apparue avec des formes humaines belles et ils n’abandonnent pas la croyance au polythéisme. Voici quels sont les vers : « Et cependant les dieux, étant devenus semblables à des étrangers d’autres pays, de toute espèce, circulaient incognito, voyant et regardant les nombreux outrages, iniquités, et les bonnes lois des hommes. »’

Le rapport thématique entre la citation d’Homère (Od. XVII, 485-488) et l’exégèse menée par Philon est clair : il y est question de visites divines sous l’apparence d’étrangers, ce qui n’est pas sans similarités avec le passage scripturaire que Philon commente. Deux difficultés de compréhension se posent néanmoins. L’une concerne la signification exacte de la première phrase, par laquelle Philon introduit son sujet, et l’autre porte sur le sens qu’il faut donner à cette référence à Homère dans la perspective du développement qui précède, dans la mesure où Philon semble à la fois présenter Homère de façon positive, et condamner des propos qui confirment des croyances polythéistes.

Dans la traduction de la première phrase, Aucher, puis Mercier, ont interpolé la mention de Dieu pour rendre le texte plus clair, tandis que Marcus se contente de mentionner l’intérêt de cet ajout en note 342. De fait, le problème semble être de vouloir voir des « mesures et poids » là où il n’y en a pas, c’est-à-dire probablement d’avoir exprimé dans des termes corporels une réalité d’un autre ordre, de toute évidence intelligible. Ce que Mercier traduit par « agencement », Marcus par « proportion and structure » et Aucher par « harmoniae corporeae » semble correspondre à un seul terme dans l’original grec, probablement dédoublé par souci de précision par les traducteurs arméniens, comme ils le font souvent. Il pourrait s’agir du terme σύστασις qui rend l’idée d’un agencement qui peut être corporel 343, et s’applique de façon plus large à tout ce qui est créé avec un ordonnancement particulier 344. Dans le contexte de notre passage, cela s’applique particulièrement bien au problème central de la vision reçue par Abraham, dont Philon affirme qu’elle est double, à la fois intelligible et sensible. Le reproche qu’il fait à « certains » est donc de confondre les deux niveaux, et de voir dans le récit de la visite à Abraham une manifestation divine réalisée selon des modalités sensibles, dans des corps dotés de mesures et de poids. L’erreur de lecture et de compréhension viendrait d’une prise en compte des termes scripturaires qui renvoient à la présence d’êtres corporels, et non de ceux qui renvoient à une manifestation divine. La référence à Dieu suggérée par les traducteurs modernes n’a donc peut-être pas besoin d’être interpolée, le reproche de Philon étant adressé de façon suffisamment claire à ceux qui ne semblent pas avoir saisi le caractère double du récit, et lui auraient attribué à tort un caractère uniquement sensible.

Cette manière de présenter les choses éclaire le choix opéré par Philon de commencer par illustrer la vision intelligible, avant d’aborder la vision sensible, plus évidente, et qui risque de masquer la première. Ayant commencé par montrer ce qui est le plus difficile à percevoir, la vision divine, il peut ensuite développer ce qui relève de la vision sensible, et terminer en critiquant ce qui est peut-être le plus immédiat pour des lecteurs marqués par Homère et le polythéisme, à savoir la croyance en une manifestation sensible de la divinité.

Cette dénonciation se fait cependant d’une façon nuancée, puisque Philon cite Homère comme exemple de ce qu’il dénonce, tout en employant à son sujet des termes élogieux : « le sévère 345 Homère à la grande science », « avec harmonie ». Il continue pourtant en expliquant que « certains pensent que, souvent, [la divinité] est apparue avec des formes humaines belles et ils n’abandonnent pas la croyance au polythéisme. » Les vers d’Homère semblent donc bien encourager au polythéisme, ce qui paraît contradictoire avec l’éloge que Philon fait de lui. En réalité, cette présentation, comme le signale Marcus, est sensiblement équivalente à celle d’un passage du De somniis :παλαιὸς μὲν οὖν ᾄδεται λόγος, ὅτι τὸ θεῖον ἀνθρώποις εἰκαζόμενον ἄλλοτε ἄλλοις περινοστεῖ τὰς πόλεις ἐν κύκλῳ, τάς τε ἀδικίας καὶ παρανομίας ἐξετάζον· καὶ τάχα μὲν οὐκ ἀληθῶς, πάντως δὲ λυσιτελῶς καὶ συμφερόντως ᾄδεται (« Et à la vérité il y a un vieux proverbe très répandu qui dit que la divinité sous la forme de tel homme ou de tel autre fait le tour des cités, enregistrant les injustices et les violations de la loi. Et peut-être n’est-ce pas vrai, mais il est très utile et très profitable pour nous que ce proverbe ait cours partout » ; Somn. I, 233 346).

Il est donc envisageable que Philon puisse louer Homère pour un propos qui incite à avoir une bonne conduite, dans la crainte d’avoir affaire à un dieu voyageant incognito, et dans le même temps condamner une vision qui est susceptible de renforcer le polythéisme, en faisant croire que des dieux peuvent prendre forme humaine, alors que le divin véritable appartient à une réalité intelligible et transcendante.

La dimension véritablement positive de la citation d’Homère ne doit pas non plus être négligée : les dieux voyageant incognito peuvent aussi considérer les bonnes lois (εὐνομίην) des hommes, ce que le proverbe rapporté par Philon dans le De somniis ne mentionne pas, comportant seulement un avertissement contre toute conduite mauvaise. L’examen que font les dieux des bonnes lois peut ainsi trouver un écho chez Philon dans l’exemple d’Abraham, loi vivante, qui est récompensé par les visiteurs qui lui annoncent la naissance d’Isaac (Gn 18, 10). Pour autant, du point de vue de Philon, il ne faut pas perdre de vue la distinction essentielle entre Dieu et le monde sensible : Dieu ne peut se manifester à personne de façon sensible, contrairement à la croyance polythéiste selon laquelle les dieux peuvent prendre « des formes humaines belles », qui constitue sans doute ce à quoi réfèrent les « mesures et poids d’un agencement ».

Il faut donc à la fois honorer Homère lorsqu’il incite à adopter une vie vertueuse, d’une manière qui peut rappeler l’histoire d’Abraham lui-même, et condamner fermement toute pensée païenne qui reste attachée à son œuvre : ce paganisme empêche en effet de voir, dans un passage tel que celui que Philon commente dans cette quaestio, que Dieu ne peut apparaître d’une façon sensible et que la vision décrite en des termes concrets doit donc nécessairement être celle d’hommes. La comparaison entre l’Écriture et un auteur païen comme Homère conduit à opérer une discrimination dans son œuvre entre ce qui est utile et ce qui doit être rejeté. C’est l’autorité du texte scripturaire, dans une lecture bien comprise, qui sert de pierre de touche pour opérer cette distinction. À rebours, la référence à Homère est mobilisée aussi pour confirmer le point essentiel de l’argumentation de Philon, à savoir la nécessité de distinguer complètement l’apparition sensible et l’apparition intelligible.

Notes
342.

Op. cit., n. h, p. 273.

343.

Voir notamment Leg. I, 1.5.18.19 ; Mutat., 3 ; Decal., 31.

344.

Y compris l’intelligence pure (Leg., I, 88), ou le ciel (Her., 136). Mais dans tous les cas il s’agit encore d’êtres créés.

345.

Aucher parle également de « severus », alors que Marcus traduit d’une façon un peu différente : « clever ».

346.

Traduction de P. Savinel (OPA).