Conclusion

Cette quaestio apparaît donc finalement comme particulièrement riche. Elle se distingue non seulement par sa longueur très importante, mais encore par ses enjeux exégétiques. Elle s’appuie sur la quaestio précédente, qui a permis à Philon de mettre en place les bases de son analyse sur le problème de la manifestation de Dieu et de la perception qu’en a Abraham, laquelle est à la fois juste (il sait que Dieu se manifeste) et limitée (il ne peut le voir sans ses deux puissances). Elle ouvre également de façon inattendue et inhabituelle sur une exégèse d’ensemble de l’épisode biblique, livrant d’emblée, de façon nécessaire, une clé de lecture qui ne pourrait être donnée progressivement dans le cours habituel de l’exégèse des quaestiones ou l’exégèse spécifique d’un verset. En effet, Philon comprend l’épisode comme une alternance de la part d’Abraham entre deux visions, celle de Dieu entouré de ses puissances, qui est intelligible, et la vision sensible de trois hommes. Les deux niveaux de réalité ne sont pas ordonnés comme dans le De Abrahamo selon un principe analogique, en vertu duquel la réalité intelligible se donne à découvrir à travers la réalité sensible derrière laquelle elle se dissimule, mais selon un principe d’alternance qui en fait deux dimensions présentes avec un statut identique dans la lettre du texte.

Un des traits saillants de cette quaestio est donc l’absence d’exégèse clairement allégorique. Si Philon considère plus difficile de justifier la manifestation de Dieu, commençant par elle avant de parler de la vision des trois hommes, il ne parle pas pour autant d’allégorie, ni de sens littéral 347. Cette quaestio constitue ainsi l’un des textes où Philon montre que l’allégorie, si elle est un recours souvent essentiel pour permettre de passer d’un niveau de réalité à l’autre, ne saurait être prise comme une fin en soi, ou comme un procédé exégétique nécessaire pour traiter de questions comme celles des puissances de Dieu. Déjà, dans le De Abrahamo, les deux puissances de Dieu, de façon semblable, intervenaient comme des acteurs de l’exposé littéral (Abr., 133-146) : mais cela n’était pas sans poser problème et Philon ne les faisait pas apparaître elles-mêmes de façon sensible.

L’absence d’allégorie ne l’empêche pas pour autant de développer un discours théologique construit, qui permet d’assumer avec précision les difficultés du texte scripturaire, mais qui trouve aussi une application particulièrement nette dans un rapprochement avec la pensée polythéiste, à travers une citation d’Homère : la difficulté que présente ce passage sur la manifestation de Dieu rend d’autant plus nécessaire d’éviter toute représentation fausse sur la divinité que le polythéisme peut susciter. Cette deuxième charge contre le polythéisme en l’espace de deux solutiones confirme que les Quaestiones, si elles ne sont pas pour autant clairement adressées à des païens, ne font pas abstraction du paganisme ambiant et de son influence possible sur la compréhension de la Loi de Moïse au sein même de la communauté juive. La spécificité de cette critique est de retourner contre le polythéisme grec une réflexion nourrie par la philosophie grecque, en rappelant que Dieu, qui est l’Être, donc absolument transcendant, ne peut se manifester sous une forme sensible, ou encore en se référant à l’intellect pour articuler les deux visions et permettre le passage de l’une à l’autre. La critique du polythéisme opérée par Philon dans ces deux quaestiones présente la caractéristique de ne pas être un rejet en bloc : il s’efforce de faire la part des choses entre ce qui doit être rejeté et ce qui doit être conservé, ou bien en reprenant de façon allégorique la mythologie pour la subordonner à la Loi de Moïse, ou bien en suggérant un certain intérêt de la citation d’Homère tout en la critiquant pour son propos sur les dieux.

Il est possible encore une fois de parler ici, avec David Dawson, d’un processus de « révision culturelle », c’est-à-dire d’une relecture de la culture grecque qui la reconfigure de l’intérieur et la subordonne aux vérités portées par le texte de l’Écriture. Encore faut-il préciser que ce travail n’est pas un simple travail d’intégration ou de rejet de tel ou tel élément, mais qu’il se présente avant tout dans la deuxième quaestio comme une nécessité propre du développement d’une juste exégèse de l’Écriture. L’enjeu n’est pas de confronter une prétention de vérité scripturaire à une prétention de vérité dont témoignerait la culture grecque au sens large, mais d’envisager, au filtre du texte scripturaire, ce qui empêche, chez Homère ou dans la mythologie grecque, de comprendre l’Écriture. La mythologie elle-même trouve en effet une forme de justification dans la mesure où, bien comprise, elle ramène à l’Écriture, que ce soit pour montrer la suprématie du chêne ou pour suggérer qu’une visite divine aux hommes peut autant permettre de constater leurs fautes que d’admirer leur bonne conduite.

Il convient tout de même de souligner que si la rationalité philosophique permet d’éclairer le texte scripturaire, empruntant ainsi à ce que l’on pourrait qualifier d’élément de la culture grecque pour rendre compte de la valeur de l’Écriture, l’autorité de cette dernière demeure absolue : Philon est fidèle au texte et fidèle à l’illustration de l’exemplarité d’Abraham consignée dans la Loi. L’essentiel de l’argumentation développée par Philon dans cette quaestio demeure la manière dont il arrive à articuler ensemble les deux éléments hétérogènes que sont la manifestation de Dieu et la visite des trois hommes, en les rapportant à l’intellect d’Abraham, comme deux visions similaires apparaissant de façon conjointe. Les deux pôles de la lecture du texte deviennent ainsi non plus deux réalités objectives et extérieures l’une à l’autre, mais deux orientations au sein de la propre perception d’Abraham. Cette focalisation sur l’intériorité d’Abraham distingue plus que tout autre critère l’exégèse de Philon de l’exégèse rabbinique. Cette lecture est en outre rendue possible par un autre élément méthodiquement mis en place, le motif des deux puissances, qui permet à Philon de présenter Dieu à la fois comme un et trois. Le fait d’imputer à Abraham l’hésitation entre les deux visions et ce jeu sur l’alternance entre un et trois dans la vision divine, lui-même suscité par l’imperfection relative d’Abraham, permettent donc de répondre aux difficultés posées par le texte sans s’écarter loin de sa lettre, comme les quaestiones suivantes le montreront. Philon arrive ainsi à donner une place particulièrement étendue à Dieu dans cet épisode, sans devoir opposer un ensemble central qui concerne les trois hommes, puis un dernier dialogue entre Dieu et Abraham, comme le font le Targum ou l’exégèse rabbinique. Il peut alterner de façon beaucoup plus resserrée, au fil du texte, entre les deux niveaux .

Enfin, et cela est important dans la perspective de l’exemplarité d’Abraham explicitement énoncée dans cette quaestio, le doute rend le patriarche plus vertueux encore, puisqu’il exerce les deux vertus les plus grandes, envers Dieu et envers les hommes. Les limites posées par Philon à la capacité d’Abraham de vivre de la vie divine ou de connaître Dieu directement sont retournées en motif d’éloge et constituent le cœur du dispositif exégétique, minutieusement mis en place, par lequel Philon parvient à éclairer ce passage.

Notes
347.

En toute rigueur, on pourrait considérer que Philon donne implicitement une signification allégorique aux termes « hommes ». Mais peut-être aussi, comme nous l’avons suggéré, ne fait-il valoir ce terme que selon le registre sensible, et non pour le registre intelligible, où il suffit que soit mentionné le nombre trois pour faire comprendre la nature de la vision intelligible reçue par Abraham. Les deux visions sont présentes simultanément aux yeux d’Abraham comme elles le sont dans les termes du lemme scripturaire, mais elles ne sont pas strictement superposées puisque certains éléments du passage scripturaire dans son ensemble renvoient à Dieu, d’autres aux trois visiteurs. De la même manière, le terme d’hommes peut aux yeux de Philon n’avoir de portée que pour la vision sensible.