A. L’unique interlocuteur d’Abraham.

Ce premier passage constitue de façon surprenante une explication du lemme précédent, sans aucun appui dans le nouveau lemme que Philon vient pourtant de citer. Nous montrerons les grandes lignes de cette exégèse, en précisant ses enjeux pour la compréhension aussi bien de la quaestio précédente que des analyses qui vont suivre.

‘Maintenant, grâce à des yeux plus ouverts et à une vue plus éclairée, l’intellect a une vision plus nette, n’étant pas égaré par le nombre de la triade ni attiré violemment par la pluralité ; au contraire, il court vers l’Un et celui-ci se montre sans les puissances qui sont sous lui, grâce à quoi il voyait en face l’Unité, qu’il connaissait auparavant semblable à une triade.’

L’enchaînement avec la quaestio précédente est net : Philon mentionne à nouveau l’action de courir (« court vers l’Un »), réservant à un second temps seulement de la solutio la mention de la supplique d’Abraham, qui constitue pourtant la totalité du lemme que Philon se propose de commenter. Il y a donc une fois encore un effet de chevauchement, ou de tuilage, d’une quaestio sur l’autre : Philon glose sur un registre différent le contenu du lemme qu’il a précédemment commenté, pour en faire l’introduction de la solutio consacrée au nouveau lemme, et l’explication préalable de l’importance de la supplique adressée par Abraham à Dieu, en soulignant particulièrement la nature de la manifestation de Dieu.

De fait, le premier temps de la solutio tranche sur la présentation d’Abraham faite auparavant : pour la première fois depuis qu’il commente cet épisode biblique, Philon attribue à Abraham une claire vision de Dieu seul, « sans les puissances qui sont sous lui ». Ce qui n’était qu’une possibilité dans les trois premières quaestiones devient ici une réalité. Philon ne livre pas de façon explicite les termes qui le conduisent à proposer cette perspective nouvelle, mais il faut sans doute y voir un commentaire du fait qu’Abraham s’adresse à une seule personne. Philon, en effet, a déjà annoncé que c’était le signe qu’Abraham était en présence de Dieu, lorsqu’il a récapitulé, au cours de la deuxième quaestio, les passages qui se réfèrent à Dieu et ceux qui se réfèrent aux trois hommes.

L’interprétation en ce sens du lemme biblique converge avec celle du Targum, qui semble voir, dans l’appellation « Seigneur » (Adonaï dans le texte hébreu) conjugué à l’emploi du singulier, le signe qu’Abraham parle à ce moment-là avec Dieu et non avec les trois visiteurs. Philon, cependant, ne commente pas le terme de « Seigneur » (Κύριε). Il préfère du reste employer, tout au long de cette solutio, le terme de « Dieu ». Il est possible que Philon ait à l’esprit un emploi plus commun du terme « Seigneur » (Κύριε), comme un qualificatif qui ne réfèrerait pas nécessairement à Dieu seul, mais sert également de formule de politesse à l’égard d’une personne d’importance. Cet emploi est attesté dans le livre de la Genèse lui-même (voir par exemple Gn 24, 16 ; 31, 35), mais aussi dans des textes tels que l’Évangile selon saint Jean (Jn 12, 21 ; 20, 15) ou les Actes des Apôtres (Ac 16, 30). De peu postérieurs à Philon, ils témoignent de ce que, dans un milieu juif ou encore proche du judaïsme, l’emploi du vocatif Κύριε pour s’adresser à Dieu (ou également, de façon identique dans ce contexte, à Jésus) n’est pas exclusif de son emploi pour des êtres humains. Chez Philon, toutefois, cet emploi ne compte, en dehors de citations scripturaires, qu’une seule occurrence, pour s’adresser à l’empereur Caligula, dans un cadre protocolaire et donc contraint (Legat., 356) : cela ne permet pas de juger la manière dont Philon pourrait accepter l’emploi du terme pour s’adresser à une personne éminente, et non pas seulement à Dieu. Cependant, l’intention de Philon est de montrer qu’Abraham s’adresse à Dieu, et non pas à l’un des trois visiteurs. L’emploi de ce titre par révérence envers un autre humain ne semble donc pas envisageable.

Quoi qu’il en soit, Philon évite peut-être de mettre en valeur le terme de Seigneur pour ne pas se trouver en porte-à-faux avec sa théorie des puissances, auxquelles, comme il l’a rappelé, il assigne respectivement le nom de Dieu et le nom de Seigneur. Alors même qu’il fait mention des puissances dans le début de sa solutio, justifier l’identification de Dieu (l’Être) comme interlocuteur d’Abraham grâce à ce nom divin entrerait en conflit avec le cadre général dans lequel il inscrit son interprétation du passage, tandis que le texte scripturaire, de son côté, emploie θεός (Gn 18, 1). Il convient donc vraisemblablement de penser que Philon appuie son analyse sur le caractère unique de l’interlocuteur auquel Abraham s’adresse : il y voit une application de son hypothèse de départ, selon laquelle toute référence d’Abraham à un unique interlocuteur désigne Dieu. Le fait d’avoir donné à l’avance un critère simple d’interprétation (la présence d’un interlocuteur, ou de trois) permet à Philon de donner rapidement son interprétation du passage sans avoir besoin de la justifier en étudiant dans le détail le vocabulaire employé par l’Écriture.

Il se réfère ainsi dans cette solutio à l’Être selon deux modalités. Tout d’abord, restant dans le cadre de sa théorie des puissances, il en parle comme de « l’Un », en écho à l’interlocuteur unique auquel s’adresse Abraham, et par opposition à la « triade » antérieurement perçue. Mais la théorie des puissances est aussitôt dépassée, dans le reste de la solutio, par un retour à l’emploi courant de « Dieu », sans la spécificité du langage théologique sur les puissances. Elle ne sert donc en quelque sorte dans cette quaestio que de marchepied ou de levier, n’étant brièvement mentionnée que pour laisser la place à un usage plus courant du vocabulaire qui n’entre pas en conflit avec la lettre du texte scripturaire.

Cette solutio marque une nouvelle étape de l’exégèse du passage, en faisant apparaître Dieu sous l’aspect d’une manifestation unique : cela correspond à un progrès de la vision d’Abraham, qui ne pouvait précédemment percevoir Dieu qu’entouré de ses deux puissances. Le progrès est marqué par l’emploi d’expressions au comparatif, deux selon Aucher (« magis liberis oculis et lucidiore visu ») ou encore Marcus (« with more open eyes and more lucid vision »), trois selon Mercier (« des yeux plus ouverts » ; « une vue plus éclairée » ; « une vision plus nette »). Dans la mesure où il s’agit de parler de l’ « intellect » (sans doute encore νοῦς), Philon se situe dans la continuité des développements précédents où il parlait déjà de façon imagée des « yeux » de l’intellect. Les premières phrases de la solutio se situent donc dans le registre de la vie de l’intellect, ce qui interdit de prendre la référence au « nombre de la triade » ou encore à la « pluralité » comme une évocation des trois hommes. Le problème est celui, au sein de l’intellect, du dépassement d’une vision marquée par la multiplicité, pour accéder à un degré supérieur de contemplation, et non le passage d’une réalité sensible à une réalité intelligible.

Philon parle de l’intellect, et lui attribue des actions qui portaient, dans la quaestio précédente, sur le personnage d’Abraham. L’effet de chevauchement ou de tuilage que nous avons relevé consiste donc à reprendre des éléments du texte déjà analysés pour les exposer de nouveau, mais selon une perspective centrée sur l’intellect. Philon opère toutefois également un changement d’approche : il se livre à un commentaire à la fois plus narratif et plus éloigné du registre sensible, où l’acte d’Abraham est considéré dans sa situation précise au sein de la trame narrative de l’épisode. Philon oppose clairement la situation présente (« Maintenant » ; « nunc » ; « now ») et la situation antérieure (« auparavant » ; « prius » ; « earlier »). En un sens, la reformulation et la nouvelle explication, dans le registre intelligible, du lemme de la quaestio précédente, sont plus proches de la lettre du texte scripturaire, envisagé dans sa continuité narrative, que le commentaire à portée généralisante sur les actes concrets d’Abraham. Ceci, conjugué à l’absence une nouvelle fois de marqueurs d’allégorie, paraît bien confirmer le fait que dans cet épisode biblique, Philon lit dans le déroulement du texte, de la façon la plus littérale, un ensemble de faits qui relèvent du registre de la vie de l’intellect. La seule transposition à opérer pour rendre cette lecture possible a déjà été faite dans la deuxième quaestio : il s’agit de se focaliser non pas tant sur Abraham que sur son intellect, où s’articulent sa vie sensible et sa vie intelligible et, partant, les deux visions qu’il reçoit.

Cette lecture du texte scripturaire implique cependant deux conditions. La première est de pouvoir transposer des éléments du monde sensible dans le registre intelligible. Ces éléments sont au nombre de deux dans ce passage. Le premier est la vision, que Philon a déjà abondamment évoquée dans les trois quaestiones précédentes pour parler de l’action contemplative de l’intellect : cette métaphore n’a donc rien qui puisse surprendre. Il n’en va pas de même pour le second, le fait de courir. Certes, l’action de courir dans la précédente quaestio pouvait ne pas être prise au pied de la lettre comme une action physique d’Abraham, et l’image pourrait relever plus de la catachrèse que de la métaphore vive, n’étant qu’une manière plus expressive de suggérer la hâte à accomplir une bonne action. Notons que cet emploi se retrouve aussi mobilisé, en un sens négatif, pour parler de la hâte des Égyptiens à se tourner vers les actions mauvaises malgré les plaies qui les accablent : πρὸςδὲτὰἀδικήματαθέοντας (« lorsqu’ils couraient vers les actions injustes » ; Mos. I, 102). Toutefois, l’action de courir est reprise ici d’une façon pleinement imagée qui est sans équivalent chez Philon. Pour autant, cela ne semble pas non plus devoir constituer une audace de sa part : la référence antérieure à la course, déjà partiellement figurée, prépare l’analogie entre le déplacement sensible et celui de l’intellect. Autrement dit, il y a une superposition claire du registre sensible et du registre intelligible qui permet de passer aisément de l’un à l’autre, de la vue et de la course physiques à la vue et à la course de l’intellect.

Il apparaît néanmoins que cette analogie, pour être posée, doit respecter une deuxième condition : une relecture sélective du texte scripturaire commenté dans la quaestio précédente, pour faire abstraction de certains éléments, ou leur donner rétrospectivement un statut différent. Deux éléments sont concernés par cette relecture. C’est tout d’abord le cas du pronom au pluriel, dans l’expression « il courut au-devant d’eux » (προσέδραμεν εἰς συνάντησιν αὐτοῖς αὐτοῖς ; Gn 18, 2) : Philon réfute lui-même qu’il puisse s’agir de trois hommes, en soulignant que l’acte de prosternation d’Abraham ne pouvait s’appliquer qu’à Dieu. Autrement dit, il paraît considérer que l’utilisation du pluriel ne relève que d’une première lecture, qui correspond à une triple apparition, tandis que la suite du texte implique un approfondissement, un progrès, pour ne plus voir que « Dieu, qui est au-dessus du ciel et de la terre et de tout le monde ». Le premier stade de la vision d’Abraham, qui court vers les trois personnages qui se présentent à lui, relèverait donc encore d’une forme d’indécision, laissant ouverte la possibilité qu’il s’agisse de trois hommes, mais laisserait la place à la prise de conscience qu’il s’agit d’une véritable apparition de Dieu, ce qui conduit Abraham à se prosterner devant lui. Philon n’explicite pas ce qui conduit ainsi Abraham à changer de regard, il expose seulement que la prosternation manifeste qu’Abraham a désormais conscience d’être face à Dieu, et agit par conséquent avec piété.

La prosternation constitue précisément le deuxième élément concerné par la relecture qu’opère Philon. Celle-ci, en effet, ne paraît être appliquée à Abraham que de façon sensible. Aucun élément ne fait écho à cette prosternation dans la relecture intelligible de la quatrième quaestio, qui reprend pourtant l’idée du regard et de la course. Philon ne paraît donc pas la considérer comme un élément qui trouve une correspondance dans la vie de l’intellect : elle paraît plutôt constituer l’articulation, ou le pivot, qui permet de passer d’un registre à l’autre, et de relire du point de vue de la vie de l’intellect ce qui apparaissait dans un premier temps comme la description de réalités sensibles. La succession des deux lectures présentes dans les deux quaestiones n’est donc pas simplement la reprise des mêmes éléments scripturaires sur un nouveau registre : la prosternation fonctionne comme un élément charnière à partir duquel le niveau spécifiquement intelligible peut se déployer, sans trouver elle-même sa place dans la deuxième lecture.

Abraham, confronté à une triple vision, agit selon les deux registres qui sont envisageables : le registre sensible et le registre intelligible. Le premier, que Philon expose dans la troisième quaestio, ne représente pas à proprement parler le registre concret de l’amour des hommes, mais illustre la relation générale entre délibération et action bonne. Autrement dit, Philon étudie la forme de l’action d’Abraham sans envisager sa teneur concrète : s’être porté en hâte au devant de visiteurs inconnus. Le regard et la course d’Abraham au devant des visiteurs ne semblent donc pas devoir être inclus, malgré le classement opéré dans la deuxième quaestio, dans le registre des actions d’Abraham suscitées par son amour des hommes. Peut-être Philon se contente-t-il d’avoir déjà énoncé préalablement que l’utilisation du pluriel renvoyait aux trois hommes : il ne cherche donc pas ici à illustrer ce point, mais à en dégager un enseignement supplémentaire sur la vertu d’Abraham. Il s’intéresse à ce que le lemme biblique apporte de nouveau et de spécifique, plutôt que de répéter l’identification qu’il a déjà livrée concernant l’identité des visiteurs. Dans le même temps, la compréhension du lemme de la troisième quaestio sert de préparation à l’étude du lemme de la quatrième, où Abraham s’adresse, au singulier, à celui qui apparaît devant lui, à savoir Dieu. De ce fait, l’analogie entre les deux lectures successives que Philon fait du même lemme biblique, d’abord sur un registre essentiellement sensible, puis d’une façon intelligible, n’est pas explicitement une analogie entre le registre de l’amour des hommes et celui de la piété, puisque la prosternation d’Abraham exclut l’hypothèse qu’il s’adresse à des hommes. Philon, qui qualifie dans le De Abrahamo l’amour des hommes d’ « accessoire d’une vertu plus grande » (πάρεργον ὂν ἀρετῆς μείζονος ; Abr., 114), ne cherche pas ici à les lier comme deux manifestations d’une même vertu : il préfère effacer ce qui renvoie à l’amour des hommes pour mettre en valeur ce qui relève de la piété, évitant d’avoir à livrer d’abord un long exposé littéral, sur lequel s’appuierait ensuite un exposé allégorique.

Une dernière question se pose à ce sujet : comment se fait-il qu’Abraham ait pu progresser à ce moment de l’épisode scripturaire jusqu’à voir l’Unique sans ses puissances ? Deux réponses semblent pouvoir être apportées, à défaut d’explication de la part de Philon : ou bien Abraham a fait preuve d’une vertu supérieure, et ce faisant il s’est rapproché de Dieu et celui-ci s’est manifesté à lui dans son unicité ; ou bien l’initiative relève de Dieu seul. La première hypothèse peut être suggérée par l’enchaînement des deux solutiones : Abraham, dans la première, fait preuve de vertu, en mettant en accord sa vision et ses actes, et il se prosterne. Il est possible d’envisager que cela le conduise à une perfection plus grande, telle que Dieu se manifeste désormais à lui dans son unicité. À rebours, nous verrons que dans la cinquième quaestio l’hésitation demeure et semble devoir être imputée à la volonté de Dieu : la vision meilleure d’Abraham constitue un don reçu de Dieu, et non le résultat d’un progrès opéré par ses propres forces. Que cette ambiguïté ne puisse être levée renseigne sur le sens de la démarche de Philon : il décrit et reformule le texte scripturaire, mais il ne semble pas chercher, ici du moins, à expliquer les raisons qui conduisent d’un état à un autre. Le texte scripturaire peut être lu comme l’illustration d’un progrès, sans qu’il soit nécessaire de s’interroger sur l’origine de celui-ci. Philon se contente en quelque sorte ici de décrire le texte à partir de la grille de lecture qu’il a préalablement mise en place, sans justifier les changements dont il témoigne : il n’explique pas pourquoi Abraham a choisi de se prosterner, signe qu’il identifiait la triple apparition comme divine, ni comment son intellect a pu obtenir « des yeux plus ouverts » et « une vue plus éclairée ».

Le motif de l’hésitation d’Abraham est important : il permet précisément de laisser planer une incertitude sur les motivations de celui-ci, les obscurités du texte étant éventuellement dues à ses propres doutes. Peut-être faut-il aussi imputer cette approche à la démarche des quaestiones en général : malgré la trame d’ensemble qu’il s’est donnée, Philon continuerait à proposer des analyses sur des éléments en partie isolés d’un contexte plus large. Ou, plus précisément, il ne paraît pas chercher à combler les éventuelles ellipses de la narration pour livrer un récit d’ensemble cohérent, mais suit le cours de celle-ci et illustre chaque élément, au fur et à mesure qu’il se présente, de façon relativement autonome.