B. Le souverain bien

La deuxième partie de la solutio relève justement de cette approche propre aux quaestiones. En effet, Philon, après avoir assuré une transition qui situe le lemme dans une trame narrative, revient à l’analyse de la réplique d’Abraham dans sa signification propre, sans que cela paraisse devoir éclairer la lecture de l’ensemble du passage, dont l’enjeu principal est l’identification des visiteurs. Philon, après avoir montré qu’il s’agit ici de Dieu, apparaissant seul, en tant qu’Être, en tire maintenant les conséquences au regard de la demande que lui adresse Abraham : il la fait apparaître comme une illustration du souverain bien, apportant ainsi par l’Écriture une réponse à la recherche des philosophes.

‘Toutefois il demanda quelque chose de grand, que Dieu ne passe pas outre ni à l’écart, en laissant son âme déserte et vide. En effet, la limite du bonheur, c’est la proche présence de Dieu, remplissant et comblant toute l’âme de toute sa lumière incorporelle et éternelle ; et (la limite) du malheur, c’est le passage (de Dieu à l’écart), car, aussitôt après, la ténèbre, très dense et profonde, occupe (l’âme).’

Le premier temps de ce développement est constitué d’une reformulation du lemme scripturaire, indiquant en quel sens il convient de le comprendre. Le sens général est conservé – tout au plus Philon glose-t-il « ne passe pas outre » en ajoutant un deuxième verbe : « que Dieu ne passe pas outre ni à l’écart » – mais il est complété par des éléments qui orientent sa compréhension. Philon ajoute ainsi une qualification de la demande, présentée comme « quelque chose de grand », et précise qu’elle s’applique à l’âme, qui ne doit pas être laissée « déserte et vide ». Philon confirme ainsi le registre dans lequel il situe son analyse : non plus la vie sensible, mais celle de l’intellect, dans l’âme. Le seul élément notable ajouté par Philon est l’association entre présence de Dieu et lumière, mais il a lui-même été déjà largement développé, sans même référer au De Abrahamo, dans les deux premières quaestiones : l’intellect est ce qui permet à l’âme de voir les réalités intelligibles, en étant éclairé par la « lumière incorporelle et éternelle » que Dieu fait rayonner. L’enjeu est donc de comprendre en quel sens Abraham peut désirer en son âme que Dieu ne passe pas à l’écart et ce que cela signifie en termes de grâces reçues 358. Si la demande est grande, c’est qu’elle a pour objet Dieu lui-même, et que cela concerne « la limite » de son bonheur 359, c’est-à-dire probablement, plutôt que le terme ὅρος, suggéré par Marcus 360, le terme de τέλος, la « fin » ou le « terme » du bonheur.

En effet, Philon, en évoquant la demande d’Abraham et en présentant son contraire, « (la limite) du malheur », c’est-à-dire l’absence de Dieu et l’obscurité qu’elle entraîne, paraît bien reprendre ici un vocabulaire stoïcien sur une question présentée par Cicéron avec l’expression De finibus bonorum et malorum, et que l’on peut traduire comme les « termes extrêmes des biens et des maux ». Les traités Περὶ τέλους (sur la fin elle-même) ou Περὶ τέλων (sur les différentes réponses proposées au problème) étaient courants à l’époque hellénistique 361, et Philon comme Cicéron avant lui, en abordant la question non seulement de ce que l’on peut appeler « bien souverain », mais encore de son opposé, le « mal souverain », ne font que reprendre une distinction entre deux types de réalités dont Diogène Laërce atteste, a posteriori, qu’on les désignait en grec comme ἀγαθὰ τελικά (« des biens finaux ») et κακὰ τελικά (« des maux finaux ») 362. Pour les Stoïciens, si l’on en croit Cicéron, « le bien final est une vie dans laquelle on applique sa connaissance à ces choses qui arrivent par nature, en sélectionnant celles qui sont en accord avec la nature, c’est-à-dire une vie en accord et en harmonie avec la nature » 363. Philon endosse explicitement cette définition, lorsqu’il présente le fait de « vivre selon la nature » (τὸἀκολούθως τῇ φύσει ζῆν) comme τὸ παρὰ τοῖς ἄριστα φιλοσοφήσασιν ᾀδόμενον τέλος (« la fin qui a été chantée chez ceux qui ont eu la meilleure philosophie » ; Migr., 128). Or, il donne ici un contenu précis à cette fin, et par symétrie à son contraire : la présence de Dieu dans l’âme, ou bien son absence. Philon lit la demande d’Abraham à Dieu en l’inscrivant dans un cadre philosophique repéré : la grandeur de la demande s’explique par le fait qu’Abraham sollicite la grâce de recevoir le bien souverain, et celui-ci n’est pas le plaisir, le bonheur ou encore la vertu, mais la communication à l’âme de la vie divine elle-même.

De fait, en parlant ainsi du souverain bien, Philon lui donne un contenu qui tranche sur les débats qui ont lieu entre Épicuriens, Stoïciens et Académiciens, ou au sein de chacune de ces traditions philosophiques. Philon s’écarte notamment des Stoïciens, dont il paraîtrait pourtant se rapprocher le plus par d’autres aspects, car le bien souverain recherché par Abraham apparaît comme ne dépendant pas de lui et de sa propre vertu. Nous avons montré comment Philon relativise depuis le début de son commentaire de l’épisode biblique la capacité du sage à vivre de la vie divine. Même s’il fait d’Abraham un modèle de vertu, dans la relation exemplaire que le patriarche illustre entre vision et action, ainsi que dans l’exercice conjoint de l’amour des hommes et de la piété, celui-ci ne peut cependant atteindre le souverain bien, qui est Dieu lui-même, que par une grâce divine. Le sage n’est donc pas celui qui peut se perfectionner par un travail de la raison jusqu’à atteindre de lui-même le souverain bien, contrairement à ce qu’affirme le stoïcisme : les Stoïciens « ont saisi le bien ultime comme étant l’accord avec la nature et la vie en harmonie avec la nature, ce qui est non seulement la fonction propre du sage, mais aussi quelque chose qui est en son pouvoir. Il s’ensuite nécessairement que la vie heureuse est au pouvoir de l’homme qui a le bien ultime en son pouvoir » 364.

De même, le Dieu que le sage philonien cherche à atteindre ou auquel il veut ressembler n’est pas, comme chez les Stoïciens, le principe parfaitement rationnel qui régit le monde de façon immanente. Il y a des points communs entre le Zeus de l’Hymne à Zeus de Cléanthe et le Dieu qui gouverne rationnellement le monde chez Philon, et l’on peut encore relever des points communs avec la position de Chrysippe rapportée par Diogène Laërce : « vivre en accord avec la nature devient la fin, ce qui veut dire en accord avec sa propre nature et celle du tout, n’entreprenant rien qui soit habituellement interdit par la loi universelle, qui est la droite raison pénétrant toutes choses, et identique à Zeus, qui est le chef de l’administration des choses existantes. Et la vertu de l’homme heureux et le bon flux de sa vie, c’est cela : toujours tout accomplir sur la base de l’harmonie de l’esprit gardien de chaque homme avec la volonté de celui qui administre le tout » 365. Il y a bien chez Philon une équivalence entre respect de la Loi et action rationnelle selon la nature (voir Abr., 5-6), et l’idée que l’homme, en son intellect, est image de l’Être. Comme nous avons eu l’occasion de le rappeler précédemment, il y a également dans un certain nombre de cas une identification de la « nature » (φύσις) et de Dieu, ce qui permet de faire jouer des analogies entre la perspective stoïcienne et le Dieu de l’Écriture. Toutefois les développements de Philon dans cette série de quaestiones montrent que l’harmonie entre l’intellect humain et Dieu ne peut pas résulter des efforts propres du sage, précisément parce que Dieu est parfaitement transcendant : accéder à la vie proprement divine dépasse toute capacité humaine et n’est possible que par un don divin, lequel peut seulement être demandé.

Philon cherche peut-être également à répondre dans ces lignes au questionnement du moyen-platonisme, dont nous avons rappelé la réflexion sur l’ « assimilation à Dieu », et dont il est proche lorsqu’il affirme, par exemple, que « la perfection de la vie bienheureuse, c’est la ressemblance avec Dieu » 366 (QG V, 147), ou même qu’il insiste sur les efforts du sage en ce sens : « c’est donc à bon droit que le sage, pensant que la perfection est dans la ressemblance avec Dieu, se hâte, autant que possible, de réunir le créé à l’incréé et le mortel à l’immortel, pour que la joie tirée de la ressemblance ne vienne pas à manquer » (QG VI, 188). La vertu de piété, dans le De Abrahamo comme dans les quaestiones, est une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour atteindre le souverain bien. La présence de Dieu lui-même dans l’âme, tout comme les actions vertueuses qui permettent de suivre Dieu, ne peuvent qu’être reçues de Dieu : Abraham, si parfait soit-il, doit prier Dieu qu’il se rende présent. S’il peut être rendu semblable à Dieu, en étant admis à demeurer en sa présence, ce n’est pas de lui-même, mais par une grâce divine. Il n’y a par conséquent pas d’antagonisme de ce point de vue entre Philon et cet aspect du moyen-platonisme, mais une illustration de la manière dont la fin peut effectivement être réalisée.

Ainsi, en quelques mots, Philon reprend pour une part, mais reconfigure également en profondeur, le problème philosophique du souverain bien tel qu’il se trouve posé par les traditions dont il paraît le plus proche, le stoïcisme comme le moyen-platonisme. C’est vraisemblablement le caractère difficile ou nouveau de ce propos qui le conduit à mobiliser les deux exemples de Caïn et Moïse.

Notes
358.

La proposition conditionnelle « si j’ai trouvé grâce devant toi » semble éludée par Philon. Peut-être néanmoins l’évoque-t-il de façon implicite en soulignant la grandeur de la demande : qu’Abraham mette une telle condition à sa demande prouve qu’il est conscient de l’importance de la grâce qu’il sollicite.

359.

Aucher : « terminus » ; Marcus : « limit ».

360.

Op. cit., n. g, p. 275.

361.

Cicéron, De finibus bonorum et malorum, CUF (1928), p. iii-v. Diogène Laërce cite Posidonius, Hécaton et Chrysippe comme auteurs de tels traités Περὶ τέλων (Vies des philosophes VII, 87-88).

362.

Diogène Laërce, ibid., VII, 97.

363.

Cicéron, De finibus bonorum et malorum III, 31, cité d’après Les philosophes hellénistiques, II, p. 501.

364.

Cicéron, Tusculanes, V, 82, cité d’après Les philosophes hellénistiques, II, p. 495.

365.

Diogène Laërce, op. cit., VII, 88, cité d’après Les philosophes hellénistiques, II, p. 90.

366.

Marcus propose de restituer ici le texte grec τὸ τέλος ἐστὶν εὐδαίμονος ζωῆς ἡ πρὸς θεὸν ὁμοιότης : quoi qu’il en soit, nous retrouvons ici associés l’idée de fin et de bonheur, mais dans une perspective plus proche.