Ces deux exemples reprennent, en ordre inversé, la nature du souverain mal et celle du souverain bien, à partir de l’Écriture elle-même. De cette manière, Philon peut préciser son propos, et montrer comment l’Écriture fait effectivement de la présence de Dieu le souverain bien, mais d’une façon indirecte, et en recourant à une exégèse minoritaire voire unique dans les Quaestiones qui manifeste bien le caractère exceptionnel de ce qu’il cherche à faire comprendre.
‘C’est pourquoi le fratricide Caïn dit : « Grand est le crime (qui m’a valu) le châtiment, à savoir que tu m’abandonnes », suggérant que, pour les âmes, il n’y a pas plus grand châtiment que d’être abandonnées par Dieu. Mais Moïse dit dans un autre endroit : « De peur que le Seigneur ne leur soit arraché », faisant savoir que, pour l’âme, être séparée de la contemplation de l’Être est le plus achevé des maux. Pour cette raison, il tente d’entraîner le peuple au-devant de Dieu, non les hommes, car ce n’est pas possible, mais les âmes qui aiment Dieu et qui le peuvent, (les âmes) dont le désir céleste s’est emparé.’Le recours à d’autres figures bibliques et à des passages scripturaires semblables n’est pas un procédé central dans les Quaestiones, puisque sur 489 quaestiones in Genesim, 30 seulement (soit 6 %) contiennent une ou plusieurs citations ou évocations d’autres passages scripturaires permettant d’éclairer le sens d’un mot, la valeur d’un nombre ou la portée d’un argument 367. La grande majorité des lemmes paraît pouvoir être expliquée de façon autonome, en recourant au besoin à une illustration par le biais d’une brève citation d’Homère ou d’un autre auteur grec. Et il convient également de considérer que certaines citations scripturaires servent uniquement à rappeler la situation d’un lemme au sein d’un contexte narratif plus ou moins étendu 368 : l’enjeu exégétique est alors limité à un rappel factuel, il ne s’agit pas d’un rapprochement avec un passage qui n’aurait pas de rapport direct avec le premier, et qui ferait surgir un sens nouveau. De fait, dans la majorité des quaestiones, le lemme apparaît comme un énoncé clair et qui se suffit à lui-même.
Philon opère ici d’une façon différente. Il procède à une exégèse du lemme scripturaire à la lumière d’un problème philosophique mais, ce faisant, il cherche à montrer que ce problème philosophique trouve sa réponse dans l’Écriture. C’est donc un questionnement philosophique qui permet d’engager le commentaire du lemme scripturaire, mais c’est la référence à l’Écriture qui lui apporte un éclairage définitif. La philosophie sert ainsi de levier pour l’exégèse, sans en être la fin : elle permet de faire apparaître une vérité portée spécifiquement par l’Écriture. L’expression de cette vérité peut paraître encore insuffisante, ou audacieuse, et c’est ce qui explique vraisemblablement que Philon mobilise deux autres passages présentant des traits similaires. Ce faisant, il postule d’une part que l’Écriture présente un enseignement cohérent, et d’autre part que cet enseignement contient la réponse aux interrogations des philosophes. À une question philosophique qui reste ouverte, Philon apporte donc une réponse non seulement « théocentrée », puisque c’est Dieu lui-même qui apparaît comme le souverain bien de l’homme, mais encore proprement théologique, au sens où c’est l’Écriture reçue comme révélation divine, et donc investie d’une autorité indépassable, qui permet de répondre aux interrogations philosophiques.
Prendre comme exemple le cas d’un personnage historique ou littéraire pour illustrer une situation morale donnée n’est pas étranger en soi à la démarche philosophique antique, depuis les dialogues platoniciens jusqu’aux Vies parallèles de Plutarque ; mais ici, les exemples choisis par Philon montrent que la réalisation du souverain bien, ou celle du souverain mal, ne s’opère qu’en référence au Dieu de l’Écriture, selon la manière dont cette dernière, et elle seule, rapporte qu’il se manifeste ou s’éloigne des hommes. L’exégèse développée ici engage donc la question de la nature révélée de l’Écriture et constitue un développement spécifiquement théologique appuyé sur le contenu particulier de la Loi de Moïse.
Il est notable que Philon ne s’appuie pas sur une simple coïncidence de vocabulaire pour établir un rapprochement entre le lemme qu’il commente et les deux versets qu’il mobilise, mais sur une ressemblance factuelle entre plusieurs situations similaires : c’est bien à une expérience concrète qu’il cherche à faire référence, partagée par plusieurs personnages, même si elle se réalise selon des modalités différentes, exprimées avec des termes différents. Ainsi, dans notre passage, Abraham demande à Dieu : μὴ παρέλθης (« ne passe pas outre »). La demande, formulée sous un tour négatif, implique que son contraire, la présence prolongée de Dieu, est un bien désirable.
L’établissement des propos de Caïn est quant à lui plus difficile. Il est vraisemblable que Philon lui attribue uniquement les propos du verset Gn 4, 13 : Μείζων ἡ αἰτία μου τοῦἀφεθῆναί με, mais la traduction fait difficulté. La Bible d’Alexandrie propose de traduire : « Ma culpabilité est trop grande pour que je sois absous », tandis que les traductions modernes du texte arménien de la quaestio convergent vers un texte où, à la culpabilité portée par le terme αἰτία, s’ajoute l’idée du châtiment qui en résulte 369. Il paraît plus sûr de s’appuyer sur les autres citations du verset dans l’œuvre de Philon. De fait, il est utilisé de façon convergente dans un développement du Quod deterius potiori insidiari soleat (Deter., 141-144) où Philon explicite sa compréhension du verset en soulignant que le fait d’être laissé en liberté (ἀφεθῆναι : Deter., 141 et 144 ; il y a encore le participe aoriste passif ἀφεθείς en 142, et le substantif ἄφεσις en 144) est bien un malheur. Il utilise un certain nombre de synonymes pour préciser sa lecture dans le sens d’un abandon : les verbes ἀπολείπω ou καταλείπω (ἀπολείποι et ἀπολειφθῇ : Deter., 141 ; τοῖςἀπολειφθεῖσι et τοὺςὑπὸθεοῦκαταλειφθέντας : Deter., 142) et le substantif dérivé (ἀπόλειψιν : Deter., 143), les substantifs ἀπουσίᾳet ἐνδείᾳ (« absence » et « manque » : Deter., 141), ou encore φυγήν (« exil » ; Deter., 143), et enfin les verbes ἐαθῇ (« il a été laissé » ; Deter., 143), ἀπώσηται (« [quand] il est repoussé » ; ibid.) et ἀποσχοινίσῃ (« [quand] il est séparé » ; ibid.). Philon ne comprend donc pas le verbe ἀφίημι dans le sens d’un « affranchissement », d’une « absolution », mais bel et bien comme l’expression d’un abandon qui constitue un malheur et une peine, ce qui conduit Irène Feuer à traduire le verset de la Genèse, dans la perspective de l’exégèse de Philon : « ce qui me condamne surtout, c’est de rester en liberté » 370.
Cette interprétation converge également avec celle d’un autre traité où Philon commente la même citation, en y voyant l’expression de « la licence de faire le mal » (ἡτοῦδιαμαρτάνεινἐκεχειρία : Confus., 165), soulignant « à quel excès de malheur elle conduit » (εἰς ὅσην κακοδαιμονίας ὑπερβολὴν ἄγει : ibid.). Il faut encore relever le commentaire qu’il livre du verset dans les Quaestiones elles-mêmes : « En vérité, il n’y a pas de calamité plus grande que d’être rejeté et abandonné par Dieu, car l’absence de chef est pénible et très dure pour les insensés, mais être dédaigné par le grand roi et être déchu par l’autorité est un malheur inexprimable » (QG I, 73 sur Gn 4, 13).
Dans ces quatre passages (QG I, 73 ; QG IV, 4 ; Deter., 141-144 ; Confus., 165), Philon comprend le verset scripturaire dans le sens d’une lamentation de Caïn sur la liberté qui lui est donnée en ce qu’elle constitue un abandon qui suscite un mal plus grand encore et accroît sa culpabilité. Peut-être appuie-t-il sa lecture sur la suite du texte de la Genèse où Caïn semble expliciter le châtiment qui lui est infligé en disant : εἰἐκβάλλεις με (« si tu me chasses » ; Gn 4, 14) et ἀπὸ τοῦ προσώπου σου κρυβήσομαι (« et que loin de ta face je sois caché » ; ibid.), ce qui, à tout le moins, permet de confirmer que la liberté qui lui est accordée (ἀφεθῆναι) est un bannissement plus qu’un affranchissement. Notons que cette lecture du verset repose néanmoins sur une difficulté, puisqu’elle implique manifestement de considérer le verbe ἀφεθῆναι non pas comme un complément du comparatif μείζων (« trop grand pour que je sois libéré ») comme le comprend La Bible d’Alexandrie, mais comme un complément du substantif αἰτία : « ma culpabilité, qui consiste dans le fait que je sois laissé libre, est trop grande ». Ainsi, l’action de « passer outre » évoquée par Abraham (Gn 18, 3) est mise en relation avec une idée d’abandon de la part de Dieu, qui en précise la portée : la distance prise par Dieu est bien un malheur ou un « châtiment », puisqu’elle laisse l’homme libre de commettre le mal.
Le deuxième exemple, celui de Moïse, permet d’une façon semblable de compléter l’éclairage apporté par Philon sur la signification de la distance entre Dieu et les hommes. Philon cite très vraisemblablement, d’après Aucher ensuite repris par Marcus 371, un verset de l’Exode : καὶ οἱἱερεῖς οἱἐγγίζοντες κυρίῳ τῷ θεῷἁγιασθήτωσαν, μήποτε ἀπαλλάξῃἀπ’ αὐτῶν κύριος (Ex 19, 22) mais une fois encore en le comprenant d’une manière qui lui est propre. Le sens le plus évident du passage semble être celui que donne La Bible d’Alexandrie (« Les prêtres aussi, qui s’approchent du Seigneur Dieu, qu’ils soient sanctifiés, de peur que le Seigneur n’en supprime parmi eux »), dans la mesure où il paraît reprendre le sens du verset 21 (μήποτε ἐγγίσωσιν πρὸς τὸν θεὸν κατανοῆσαι καὶ πέσωσιν ἐξ αὐτῶν πλῆθος : « de peur qu’ils ne s’approchent de Dieu pour regarder et qu’une foule d’entre eux ne tombe ») et encore au verset 24 (οἱ δὲἱερεῖς καὶὁ λαὸς μὴ βιαζέσθωσαν ἀναβῆναι πρὸς τὸν θεόν, μήποτε ἀπολέσῃἀπ’ αὐτῶν κύριος : « mais que les prêtres et le peuple ne forcent pas le passage pour monter vers Dieu, de peur que le Seigneur n’en fasse périr parmi eux »). Philon, quant à lui, considère manifestement ἀπαλλάξῃ comme une forme intransitive : « de peur qu’il ne se retire d’auprès d’eux ». S’il prend en compte le verset dans son entier, à défaut de le citer intégralement, il semble alors associer la question de la sanctification des prêtres au fait qu’ils puissent être en présence de Dieu. Or, la question de savoir si Philon utilise ce passage en ayant à l’esprit de façon précise son contexte immédiat est importante pour la compréhension du développement qui vient clore la solutio.
En effet, après l’exemple de Caïn qui illustre le « terme des maux », et la confirmation qu’apporte le verset de l’Exode, Philon aborde aussi, manifestement encore à partir de ce texte, la manière dont le souverain bien peut être atteint, en parlant du rôle de Moïse. Le point notable de son analyse est le caractère restrictif qu’il donne à la tâche de Moïse, en opposant deux groupes : il « tente d’entraîner le peuple au-devant de Dieu, non les hommes, car ce n’est pas possible, mais les âmes qui aiment Dieu et qui le peuvent, (les âmes) dont le désir céleste s’est emparé ». La traduction de Mercier oppose « les hommes » et « les âmes », d’une façon qui paraît correspondre au passage habituel chez Philon d’une lecture littérale, rapportant des réalités concrètes et sensibles, à une lecture allégorique, portant sur la vie de l’âme. La restriction porterait dans ce cas non pas sur le nombre de ceux qui sont conduits à Dieu (le peuple), mais sur le registre dans lequel il faut lire le texte, et donc sur le sujet auquel il faut faire correspondre son contenu (les âmes).
Dans cette hypothèse, Philon confirmerait en définitive l’analyse du lemme scripturaire de départ par l’interprétation allégorique d’un autre verset. Cela n’aurait rien de contradictoire mais, dans ce contexte-ci, une telle traduction semble forcer le trait d’une distinction entre hommes (le sens littéral du texte) et âmes (son sens allégorique), qui n’est pas nécessairement dans l’intention de Philon. Certes, l’âme seule, par le biais de l’intellect, peut prétendre être en présence de Dieu, et Philon, comme nous l’avons vu, a d’emblée placé sa solutio au niveau de l’activité de l’intellect et de la vie de l’âme. Mais précisément, son propos, puisqu’il a évité de reprendre la distinction entre un sens littéral concret et un sens allégorique intelligible, pour parler immédiatement de l’âme, n’est sans doute pas tant de rappeler la prééminence de l’âme sur le corps, que d’insister sur la distinction entre ceux qui peuvent connaître Dieu et ceux qui ne le peuvent pas.
À cet égard, les traductions d’Aucher et de Marcus peuvent être plus éclairantes. Aucher place en effet l’accent de façon différente entre les deux termes de l’opposition : « quamobrem nititur Populum ducere in occursum Dei, nequit enim fieri ut alii homines satisfacere huic possint, nisi animae Dei amantissimae… » (« c’est pourquoi il s’efforce de conduire le Peuple à la rencontre de Dieu – car il n’est pas possible que d’autres hommes puissent y réussir, s’ils ne sont pas des âmes aimant Dieu au plus haut point »). La distinction paraît se faire entre le Peuple que Moïse conduit, qui est la communauté de ceux qui aiment Dieu, et le reste des hommes. Dans ce cas-là, Philon se réfèrerait de façon générale à la situation de l’Exode et à l’élection du peuple hébreu conduit par Moïse, à travers le désert, pour y rencontrer Dieu.
La traduction de Marcus propose quant à elle une lecture encore un peu différente : « he attempts to lead the people toward God, not (any men), for this is not possible, but god-loving souls which can (be led), when a heavenly love and desire have come upon them and seized them ». La ligne de partage semble passer cette fois entre une partie du peuple et une autre. Or, cette lecture paraît préférable au regard du contexte du verset de l’Exode que Philon mobilise – s’il faut effectivement penser qu’il en tient compte. Dans la fin du chapitre 19 de l’Exode, il est en effet question pour Moïse de tenir le peuple à l’écart de la montagne pendant qu’il montera avec Aaron recevoir les paroles de Dieu. Alors que le verset 24 semble exclure les prêtres et le peuple tout entier, à l’exception des seuls Moïse et Aaron, le verset 22, cité par Philon, rapporte la demande que « les prêtres qui s’approchent du Seigneur Dieu soient sanctifiés » (οἱἱερεῖς οἱἐγγίζοντες κυρίῳ τῷ θεῷἁγιασθήτωσαν : Ex 19, 22). Cela semble impliquer que les prêtres, à la différence de l’ensemble du peuple, sont bel et bien en mesure de s’approcher de Dieu d’une façon ou d’une autre. Si Philon intègre l’ensemble du verset dans son hypothèse de lecture, et non pas seulement l’idée que Dieu peut être arraché à ceux qui ne seraient pas sanctifiés, alors les prêtres représenteraient de façon spécifique les « âmes qui aiment Dieu ».
Plusieurs incertitudes demeurent toutefois quant à cette identification, tout d’abord en raison des affirmations apparemment contradictoires de la fin du chapitre 19. Le contexte immédiat du verset, comme nous l’avons vu avec le verset 24, semble en effet indiquer que les prêtres ne sont pas invités non plus à monter, à ce moment-là, à la rencontre de Dieu – à moins que l’évocation d’Aaron, le grand prêtre, qui monte avec Moïse, ne permette de lui attribuer ce qui est dit à propos des prêtres en général. De plus, l’étude de l’usage par Philon, dans l’ensemble de son œuvre, de l’expression « qui aime Dieu », en grec φιλόθεος, ne suffit pas à trancher l’identité de ceux auxquels il l’applique ici et qui sont en mesure d’aller « au-devant de Dieu ». En effet, l’adjectif φιλόθεος peut aussi bien servir pour désigner le peuple pendant sa marche dans le désert (Leg. II, 86 ; Agric., 79), que pour renvoyer à la tribu de Lévi (Leg. II, 52) ou aux vertus des prêtres qui la composent (Spec. I, 79). Le sens général du commentaire de Philon, qui présente Moïse comme désireux de conduire au devant de Dieu des âmes qui l’aiment, à propos d’un verset qui s’applique spécifiquement aux prêtres, peut conduire à préférer la solution d’une élection particulière au sein du peuple, celle des prêtres, plutôt que celle du peuple tout entier 372.
Quoi qu’il en soit, il importe de souligner le principe, commun à Aucher et Marcus, d’une distinction entre ceux qui peuvent s’avancer jusqu’à Dieu et les autres. La référence aux « âmes » relèverait alors d’un usage figuré, par synecdoque, plutôt que d’un usage allégorique. L’intérêt de cette distinction est renforcé par le fait que l’adjectif φιλόθεος, lorsque Philon l’applique à des individus particuliers, désigne essentiellement Abraham (Cher., 7 ; Her., 289 ; Mutat., 176 ; Abr., 50 373), Moïse (Mos. II, 67 ; Spec. I, 42) ou encore Abel (Sacrif., 3 ; Deter., 32.48.78.103), qui est présenté de façon systématique comme l’opposé de Caïn. Dans le De posteritate Caini, Philon oppose même de façon plus directe à la figure de Caïn les exemples d’âmes aimant Dieu que sont Abraham et Moïse (Poster., 15-21). S’il ne paraît pas possible de trancher de façon définitive sur l’identité de ceux que Philon désigne en parlant des « âmes qui aiment Dieu », il n’en reste pas moins significatif qu’il emploie une expression qui, ailleurs dans son œuvre, lui permet d’opposer en particulier Abraham et Moïse d’un côté, dont il est précisément question dans ce développement comme exemples positifs, à Caïn de l’autre, qui vient également d’être cité comme exemple négatif.
La coïncidence de vocabulaire permet de renforcer l’idée que Philon se livre ici à un commentaire qui correspond à une lecture cohérente de l’Écriture sainte dans son ensemble, où Abraham et Moïse (aux côtés d’Abel) font figure d’exemples principaux de la contemplation de Dieu à laquelle l’âme peut aspirer, tandis que Caïn sert de repoussoir pour montrer le malheur de l’homme abandonné par Dieu. Le caractère unique des figures d’Abraham et de Moïse 374 peut inciter à penser que Philon, dans ce passage, ne songe pas à élargir à tout le peuple la capacité à entrer en présence de Dieu, mais la réserve à ceux qui ont un rôle particulier et qui ont été consacrés pour cela, à savoir les prêtres. La coïncidence avec la manière dont Philon parle d’Abraham et de Moïse semble en tout cas indiquer que la conclusion de la solutio illustre un motif exégétique et un contenu théologique typiquement philoniens, relevant d’une réflexion d’ensemble sur la nature de la relation entre Dieu et les hommes portée par l’Écriture. Il ne s’agit pas d’une simple exégèse ad hoc, mais de l’intégration d’une pensée théologique élaborée et cohérente.
Ainsi, tandis que la traduction de Mercier paraît impliquer un passage du registre littéral (le peuple hébreu) au registre allégorique (les âmes), les traductions d’Aucher et de Marcus paraissent apporter un sens plus satisfaisant, celle de Marcus étant de surcroît probablement plus proche de la logique d’ensemble du passage scripturaire auquel Philon fait référence. Le recours à l’allégorie ne paraît pas nécessaire pour donner une cohérence à l’analyse que fait de Philon du cas de Moïse. Cela permet au demeurant de faire correspondre d’autant mieux ce troisième exemple à ceux d’Abraham et de Caïn, qui se passaient de l’outil allégorique.
Philon livre ainsi, après l’exemple d’Abraham et celui, uniquement négatif, de Caïn, une troisième facette de la question de la présence de Dieu et du bien souverain qu’elle constitue. Il convient toutefois de relever que les trois passages rapprochés par Philon ont tous les trois un tour négatif : Abraham demande à Dieu de ne pas passer outre, Caïn expose que son abandon par Dieu est un grand mal, et les prêtres qui ne seraient pas sanctifiés verraient Dieu être arraché d’au milieu d’eux. Autrement dit, même si Philon termine par une évocation de ceux que Moïse veut faire paraître devant Dieu, l’affirmation selon laquelle Dieu est lui-même le bien souverain cherché par les hommes repose sur un travail d’interprétation des textes à partir de ce qu’ils ne disent pas mais laissent seulement entendre, d’une façon implicite. La réponse que l’Écriture, selon Philon, apporte aux philosophes, ne résulte pas d’un simple relevé de citations : non seulement elle découle d’un travail d’élucidation et de rapprochement de passages éloignés, mais encore la réponse qu’elle donne véritablement relève en quelque sorte d’une théologie apophatique. C’est Philon qui donne aux passages qu’il mobilise un contenu positif, en évoquant « la proche présence de Dieu, remplissant et comblant toute l’âme de sa lumière incorporelle et éternelle », ce qui est cohérent avec les développements qu’il a précédemment consacrés à la question de la vision de l’intellect et de la lumière divine qui l’éclaire.
Autrement dit, l’Écriture, qui fait pleinement autorité, permet d’affirmer, indirectement, que la présence de Dieu est un bien insurpassable, mais elle doit pour cela être mise en perspective de façon adéquate, et surtout, dans l’exposé que fait Philon, elle ne révèle pas d’elle-même en quoi la présence de Dieu est le bien souverain. C’est la démarche rationnelle adoptée par Philon et sa focalisation sur la vie de l’intellect, qui permettent de donner finalement un véritable contenu à l’idée que la présence de Dieu dans l’âme est le véritable bien souverain.
Ce passage présente encore un autre trait exégétique singulier : le procédé consistant à passer d’une figure à une autre pour éclairer sous différents aspects une même réalité (ici, la présence ou l’absence de Dieu, considérées respectivement comme le souverain bien ou le souverain mal), tout en opérant un travail sur le vocabulaire par le recours à un ensemble de synonymes qui en précisent la portée, est à peu près absent des Quaestiones in Genesim 375, mais est en revanche caractéristique de l’exégèse du Grand commentaire allégorique, comme nous serons amenés à le voir de façon détaillée. La démarche suivie par Philon dans ce développement constitue ainsi une ébauche ou un condensé d’une méthode qui apparaît comme constitutive de son exégèse allégorique la plus complexe, mêlant un effort de synthèse des données de l’Écriture à partir de ses grandes figures, et d’élaboration conceptuelle à travers un travail sur le vocabulaire qui permet d’affiner le sens précis de l’expérience que Philon cherche à éclairer.
Cela souligne d’autant plus la singularité et l’importance de l’interprétation qui est ici livrée : pour rendre compte de la profondeur de la signification du lemme scripturaire qu’il commente, Philon est amené à changer de registre et de mode d’argumentation par rapport à la méthode qu’il suit habituellement dans les Quaestiones. Il cherche un appui dans le reste de l’Écriture pour mettre en évidence la radicalité et la portée de la demande d’Abraham, dès lors qu’il est admis qu’il s’adresse bel et bien à l’Être, et non à de simples visiteurs. Autrement dit, c’est le parti pris initial de Philon, consistant à affirmer qu’Abraham est bien en présence d’une manifestation de Dieu en tant qu’Être, qui le conduit à chercher un éclairage dans l’Écriture elle-même : elle seule fournit d’autres exemples des enjeux d’une relation directe, ou d’une absence de relation, entre un homme et Dieu. L’Écriture ne peut ici être éclairée que par elle-même, car elle seule, qui manifeste la volonté de Dieu et relate ses échanges avec certaines figures privilégiées, permet de se prononcer de façon certaine sur la réponse cherchée par les philosophes à la question de la nature du souverain bien.
I, 86 ; I, 89 ; II, 4 ; II, 16 ; II, 26 ; II, 43 ; II, 45 ; II, 46 ; II, 54 ; II, 56 ; II, 59 ; II, 64 ; III, 38 ; III, 39 ; III, 46 ; III, 49 ; III, 53 ; IV, 5 ; IV, 7 ; IV, 16 ; IV, 29 ; V, 80 ; V, 87 ; V, 123 ; V, 124 ; V, 129 ; V, 132 ; V, 147 ; V, 153 ; VI, 188.
Ainsi, dans la quaestio II, 64 sur Gn 9, 13-19, Philon rappelle un verset relativement éloigné (Gn 7, 11), mais celui-ci, qui mentionne le début du déluge, appartient au même contexte narratif que le lemme étudié, qui évoque l’arc placé par Dieu sur les nuages après la fin du déluge.
Elles sont en l’occurrence fortement parallèles : « magnum est damnum poenae id quod derelinquas me » ; « great is the guilt of my punishment that Thou leavest me » ; « grand est le crime (qui m’a valu) le châtiment, à savoir que tu m’abandonnes ».
Deter., 141 et 150.
Op. cit., n. a, p. 276.
Il n’y a pas d’autres endroits dans l’œuvre de Philon où ce passage soit cité d’une manière qui permette de savoir quelle interprétation il serait susceptible de faire de ce verset.
En compagnie d’Isaac et de Jacob, dans ce dernier exemple.
Le statut d’Abel semble quelque peu différent, dans la mesure où sa présence scripturaire est nettement plus réduite que celle d’Abraham et plus encore de Moïse. Il est un exemple de perfection, mais qui est surtout mobilisé comme antithèse de Caïn plus que comme figure autonome.
Si Philon utilise des citations bibliques pour éclairer le sens propre à l’Écriture d’une réalité donnée (ce sera le cas dans la quaestio suivante), aucun autre passage des Quaestiones in Genesim ne donne une suite de trois personnages bibliques constituant des exemples directs d’expériences de Dieu similaires ou complémentaires et livrant ainsi un enseignement fondamental sur la portée de l’Écriture.
L’exemple peut-être le plus élaboré d’un enchaînement de plusieurs citations bibliques éloignées se trouve en QG V, 147 sur Gn 25, 1, lorsque Philon rapproche trois textes manifestant le lien à Dieu – et donc la supériorité sur le toucher et le goût – de la vue, de l’ouïe et de l’odorat, et fait correspondre respectivement chacun de ces sens à chacune des trois femmes de la vie d’Abraham, Sarah, Agar et Khettoura. Néanmoins, il ne s’agit pas dans cette exégèse de mettre en relation des expériences spirituelles distinctes, mais avant tout de donner un sens au fait qu’Abraham, en plus de sa femme Sarah, ait également eu deux concubines : l’exégèse donne cohérence à un détail du récit par le biais de l’allégorie, et cette allégorie est elle-même illustrée par des citations bibliques liant chacun des trois sens à Dieu. En définitive, c’est uniquement la relation spécifique d’Abraham à Dieu qui est illustrée par ce verset.