Conclusion

L’objet de l’exégèse de ce lemme est donc de faire apparaître que Dieu est le souverain bien, dont le don ne peut qu’être demandé humblement, même par un sage aussi vertueux qu’Abraham. Cette lecture repose sur un double fondement. Le premier est l’exégèse d’ensemble de l’épisode biblique, qui permet, par un jeu sur les deux visions triples qui se présentent à Abraham, de rendre compte de la manière dont Dieu peut se manifester lui même lorsque le texte scripturaire fait état de trois figures. Le deuxième fondement, précisément, est le retour à la troisième quaestio, pour bien certifier qu’Abraham sait qu’il est en présence d’une manifestation divine, ce qui lui permet de s’adresser à Dieu comme à un interlocuteur unique, mais aussi pour spécifier que le dialogue entre Abraham et Dieu procède d’une rencontre réelle, et non d’un déchiffrement des figures présentes dans un exposé littéral préalable. Une nouvelle fois, Philon s’abstrait d’une distinction entre deux modes différents de lecture, pour considérer comme un sens immédiat le fait qu’Abraham s’adresse à Dieu, étant entendu que cela se passe grâce à l’intellect.

C’est sur cette base que Philon peut alors suggérer que la demande d’Abraham, formulée à Dieu, porte sur le bien le plus élevé qui soit, Dieu lui-même, qui est donc présenté comme le τέλος, le souverain bien, par référence à un questionnement philosophique important dans les différentes écoles de la période hellénistique. Le principe de l’interprétation de Philon est de faire de l’Écriture la description de la fin recherchée par ces différentes écoles. Ce que Philon affirme de façon positive ne trouve cependant que des appuis par la négative dans les exemples scripturaires qu’il mobilise. Il faut qu’il prenne à son compte le questionnement philosophique comme une démarche légitime et en même temps qu’il procède à une certaine lecture de l’Écriture pour que ces deux discours se croisent : l’Écriture ne peut livrer le sens que Philon lui donne que si elle est interrogée à partir de ce questionnement philosophique, dont la réponse ne se trouve formulée que dans l’Écriture. Philon développe donc une exégèse authentiquement théologique dans ce passage, en intégrant à l’exégèse une démarche philosophique qui s’appuie sur un travail minutieux de rapprochement de plusieurs passages distincts, unifiés par la manière dont ils peuvent précisément répondre de façon convergente à une même interrogation sur le sens de la présence de Dieu.

Plusieurs traits caractérisent encore en propre cette exégèse, comme nous l’avons vu. Le premier est la nécessité pour Philon de développer l’esquisse d’une démarche qui est beaucoup plus poussée dans le Grand commentaire allégorique : il s’écarte de l’exégèse habituelle des Quaestiones pour répondre à un problème dont l’enjeu est considérable et semble ne pas pouvoir se suffire d’une simple réexposition du lemme. Philon s’appuie non pas sur la seule logique de ce lemme, ou sur une analyse de certains de ses termes : il en appelle à la cohérence de l’Écriture tout entière dans son enseignement sur Dieu. L’argumentation change ainsi radicalement d’échelle et de moyens.

De plus, cette quaestio apparaît à la fois comme un aboutissement des premiers temps du commentaire de l’épisode dans son ensemble, et comme un développement finalement relativement autonome. En effet, nous avons vu comment l’exégèse de Philon s’appuie ici sur la clé générale d’interprétation qu’il a livrée dans la deuxième quaestio, puis sur son application en deux temps au lemme de la troisième, pour pouvoir finalement poser dans des termes adéquats l’échange entre Abraham et Dieu, comme une réalité présente de façon directe dans le texte, et non comme un discours allégorique. Dans le même temps, cette exégèse ne cherche pas à faire état de la cohérence propre de la narration : Philon laisse dans l’obscurité une question aussi fondamentale que les raisons pour lesquelles Abraham est conduit à changer de vision. S’il s’appuie sur le doute de son intellect face aux deux visions pour justifier qu’il puisse y avoir une telle évolution, il n’explique pas ce qui la déclenche, mais justifie seulement qu’elle puisse se produire. De plus, il fait de ce verset l’illustration de la nature du bien souverain, sans que cela soit repris dans la suite du passage.

Cela tient sans doute vraisemblablement à la manière dont Philon a préalablement livré son interprétation de l’ensemble de l’épisode : nous avons vu que sa lecture consistait précisément à éclairer le texte sans qu’il soit nécessaire de chercher une cohérence dans l’enchaînement des versets, puisque deux visions se présentent de façon conjointe et qu’Abraham est conduit à hésiter entre elles. Le passage ne trouve pas son sens dans la mise en évidence d’une progression linéaire, mais dans l’identification, lemme par lemme, de la vision qui est en cause à chaque fois. Si une certaine linéarité demeure toutefois dans la progression d’ensemble de l’épisode, Philon propose en quelque sorte en même temps une lecture tabulaire, où un lemme peut être abordé en lui-même pour son propos spécifique, sans que cela paraisse éclairer l’interprétation d’ensemble du passage : ainsi, la question du souverain bien ne semble pas être reprise dans le commentaire, pas plus que le fait qu’elle apparaisse à ce moment précis de la rencontre entre Abraham et Dieu.

Philon ne s’en interroge pas moins, comme nous allons maintenant le voir, sur les ruptures qui peuvent être constatées d’un lemme à l’autre, en l’occurrence ici sur le fait que l’Écriture emploie de nouveau un pluriel pour renvoyer aux interlocuteurs d’Abraham, alors que celui-ci vient d’accéder à la vision la plus élevée possible et de s’adresser à Dieu seul.