Quaestio 5

« Pourquoi, de nouveau, (l’Écriture) dit-elle au pluriel : “Que de l’eau soit prise et qu’on lave vos pieds et prenez le frais sous un arbre touffu” ? (Gn 18, 4) »

La question posée d’emblée par Philon révèle que son exégèse continue de se focaliser sur la question de l’identité des visiteurs, puisqu’elle relève que la particularité du nouveau verset est d’introduire « de nouveau », après le verset 2, une mention du pluriel, qui paraît contredire l’apparition singulière de Dieu mise en évidence par Philon dans les deux quaestiones précédentes. La solutio développée par Philon porte ainsi, à un premier niveau, sur le retour dans le texte de la vision des trois hommes. En réalité, indépendamment du pluriel, qui permet seulement d’établir que le verset parle entre autres de l’hospitalité envers les trois hommes, Philon s’intéresse surtout aux tournures étranges employées par Abraham, pour faire apparaître à travers elles que les deux visions, celles des hommes et celle de Dieu, sont bel et bien présentes, de façon conjointe. Le deuxième temps de la solutio, qui s’intéresse plus particulièrement à la manière dont il est possible de comprendre le rôle de Dieu dans ce lemme, est marqué par l’utilisation d’une exégèse allégorique spécifiquement désignée comme telle. Nous verrons cependant que cela n’implique pas le retour à une dissociation entre deux niveaux de lecture, dont l’un est la figure de l’autre, mais qu’elle a une portée précisément circonscrite : mettre en valeur les réalités divines sans supprimer la référence aux réalités sensibles. Nous étudierons la solutio de Philon selon ces deux moments successifs.

Il convient toutefois de s’arrêter auparavant sur le lemme retenu par Philon. S’il est fidèle dans son énoncé au texte scripturaire (λημφθήτω δὴὕδωρ, καὶ νιψάτωσαν τοὺς πόδας ὑμῶν, καὶ καταψύξατε ὑπὸ τὸ δένδρον), Philon exclut toutefois totalement de son commentaire les derniers mots : « et prenez le frais sous un arbre touffu » (καὶ καταψύξατε ὑπὸ τὸ δένδρον 376), alors que d’autres versets peuvent se trouver tronqués dans le lemme retenu par Philon si celui-ci choisit de ne pas commenter l’un de ses éléments 377. Il est possible d’envisager que Philon, ayant déjà longuement illustré la valeur du chêne dans la première quaestio, ne souhaite pas y revenir. Il est également possible qu’il n’ait pas voulu s’embarrasser d’un verbe à la deuxième personne du pluriel (καταψύξατε : « prenez le frais »), qui compliquerait l’exégèse qu’il développe à partir des deux autres verbes du lemme, même si nous verrons qu’un problème du même genre peut se poser dans la question suivante, et que Philon parvient à en rendre compte. Une lacune, qui porterait sur la fin de la solutio, pourrait être envisageable, si l’exégèse livrée par Philon ne paraissait être parfaitement cohérente en l’état : il semble peu probable que Philon, sur un lemme aussi court, développe deux exégèses distinctes l’une à la suite de l’autre.

Contre l’idée d’une lacune ou d’un oubli volontaire de Philon, il apparaît que lorsqu’il est à nouveau question de l’arbre dans la suite du passage, Philon en fait mention dans le lemme de la quaestio, sans le prendre en considération dans son commentaire (QG IV, 10 sur Gn 18, 8). De plus, Philon ne paraît pas chercher l’exhaustivité dans son commentaire lorsque cela n’apporterait rien de neuf à ce qu’il a pu dire avant, ou à ce qu’il pourra dire après, à propos d’un détail identique. Ainsi la moitié du verset 5 de ce même chapitre est ignorée par Philon : καὶ μετὰ τοῦτο παρελεύσεσθε εἰς τὴν ὁδὸν ὑμῶν, οὗ εἵνεκεν ἐξεκλίνατε πρὸς τὸν παῖδα ὑμῶν (« et vous continuerez votre chemin, après avoir fait ce pour quoi vous vous étiez détournés vers votre serviteur » ; Gn 18, 5). Il semble dans ce cas-là également que Philon ait pu laisser de côté une déclaration qui sera suffisamment développée dans la suite de l’exégèse, lorsque les visiteurs feront ce pour quoi ils étaient venus, à savoir annoncer la naissance d’Isaac à Abraham et Sarah, et continueront leur chemin vers Sodome. De la même façon encore, un peu plus loin, Philon ne mentionne pas la première partie des versets 16 et 22, qui parlent tous deux des hommes qui quittent la tente d’Abraham, et dont deux se dirigent vers Sodome, mais il revient sur le fait que deux puissances se rendent à Sodome lorsqu’il commente le premier verset du chapitre 19 (QG IV, 30 sur Gn 19, 1).

En définitive, la volonté de ne pas entrer dans des considérations qui alourdiraient inutilement le développement peut s’ajouter au souci de Philon d’éviter de reprendre plusieurs fois le même détail s’il peut le traiter à un endroit plus adapté. Il demeure néanmoins curieux dans cette hypothèse qu’il ait conservé une partie du lemme comportant non seulement une référence à l’arbre, mais encore un verbe d’action dont la forme paraît entrer en tension avec le commentaire apporté sur les deux verbes précédents. Dans la quaestio IV, 10, la mention de l’arbre dans le lemme, qui n’est pas reprise dans la solutio, apparaît comme un détail bien moins significatif que celui-ci. Peut-être donc Philon profite-t-il de la présence d’un élément redondant du point de vue de l’ensemble de son exégèse pour ne pas avoir à entrer dans l’étude détaillée d’un terme qui complexifierait son exégèse.

Notes
376.

La présence d’un adjectif dans le texte arménien est un autre élément d’interrogation, puisqu’il ne correspond à aucun mot ni dans le texte hébreu, ni dans le texte grec, où se trouve dans les deux cas un simple substantif. De plus, le terme δένδρον, lorsqu’il intervient de nouveau dans la suite du texte scripturaire, est alors rendu par un simple substantif (QG IV, 10 sur Gn 18, 8). Peut-être n’est-ce donc qu’un ajout de la traduction arménienne, faisant écho à l’analyse de la première quaestio sur l’épaisseur du chêne. Aucun passage parallèle dans l’œuvre de Philon ne permet quoi qu’il en soit d’apporter un éclairage sur la manière dont il pouvait comprendre la valeur de la mention de l’arbre dans ce verset.

377.

C’est ainsi que dans le lemme de la troisième quaestio, comme nous l’avons vu, Philon n’a pas mentionné « depuis l’entrée de sa tente » (ἀπὸ τῆς θύρας τῆς σκηνῆς αὐτοῦ : Gn 18, 2), probablement parce qu’il avait déjà commenté ce détail dans la première quaestio.