B. La purification de l’eau par Dieu

La deuxième moitié du développement constitue en effet une forme d’approfondissement du lemme pour lui-même. Philon ne répond plus à la question de la vision d’Abraham, il ne situe plus le lemme dans la trame générale de l’épisode, mais éclaire le problème spécifique posé par le verset : comment comprendre qu’Abraham présente de l’eau à Dieu, dont on ne saurait penser qu’il puisse être purifié par elle. La vision divine, qui n’est évoquée que de façon indirecte dans le premier temps de l’exposé, devient le centre de l’exégèse développée par Philon, laquelle est caractérisée par un recours explicite à la démarche allégorique. Le statut de l’allégorie est ici particulier, puisqu’il ne s’agit pas pour Philon de faire apparaître à travers une telle lecture que le lemme permettrait de renvoyer à l’idée d’une vision sensible : celle-ci est déjà portée par la lettre du texte. Il s’agit donc plutôt pour Philon d’approfondir l’étude de la manifestation de Dieu et de sa relation à la vision des trois hommes, pour illustrer de quelle manière elles peuvent se produire l’une et l’autre en même temps.

‘De ce passage, il ressort clairement à peu près ceci : les hommes sont purifiés en se lavant dans l’eau, mais l’eau elle-même (est purifiée) par le pied divin. Cela est symbolique, en effet, le pied est la dernière (partie) du corps et la plus basse, et les dernières des (choses) divines sont le partage de l’air ici-bas, qui anime les créatures rassemblées ; s’il ne touche pas l’eau pour la mettre en mouvement, elle meurt ; rien d’autre que le mélange de cet air à l’intérieur ne la rend aussi vivante. C’est pourquoi ce n’est pas sans raison qu’il a été dit au début de la création que « L’Esprit de Dieu était porté au-dessus de l’eau », lequel, maintenant, en allégorisant, (Abraham) a appelé pied de façon symbolique.’

L’exégèse de la relation entre le pied et l’eau proposée par Philon repose sur l’affirmation selon laquelle c’est bien à Dieu qu’Abraham s’adresse, plus qu’elle ne vient la confirmer. C’est en effet parce que Philon a déjà conclu qu’Abraham s’adressait à Dieu qu’il peut livrer cette interprétation élaborée.

L’élément le plus significatif de cette exégèse est le recours clair à l’allégorie. Philon souligne qu’il y a un sens « symbolique » 383, en employant un terme que nous avons vu employé de façon identique dans le De Abrahamo (Abr., 72.99.119), et termine son développement en mobilisant à la fois la notion d’allégorie (« en allégorisant » 384) et de sens « symbolique » 385. Pour la première fois depuis la fin de la première quaestio, Philon introduit donc la nécessité de lire le texte de façon figurée, pour donner un contenu positif à l’action de Dieu présente, sans être explicite, dans le texte. Cette allégorie, en effet, est en prise directe sur le geste d’hospitalité évoqué par le premier temps du développement : « les hommes sont purifiés en se lavant dans l’eau, mais l’eau elle-même (est purifiée) par le pied divin ». La première situation correspond au lemme biblique lu dans la perspective de l’apparition de trois hommes à Abraham, qui leur offre l’hospitalité et notamment demande à ce qu’on leur lave les pieds. La deuxième situation ne découle pas de façon directe d’une lecture du lemme biblique dans la perspective de la manifestation de Dieu à Abraham, mais provient d’un renversement de la relation d’autorité : de même que Dieu seul est en mesure de donner des ordres, ce n’est pas lui qui est purifié, mais lui qui purifie. Philon pousse le plus loin possible la symétrie entre les deux visions, en suggérant que de même que l’eau est rapprochée des pieds des trois hommes, elle est rapproché de Dieu. Or, Dieu n’ayant pas de pied à proprement parler, seule une interprétation allégorique peut permettre de rendre compte de ce que le récit suggère. Du reste, le passage du pluriel au singulier suggère déjà qu’il ne saurait être question de parler par anthropomorphisme, et que le terme de « pied » figure autre chose en Dieu que chez les hommes.

Le recours à l’allégorie apparaît ainsi comme une nécessité à l’intérieur d’un développement qui, pas plus que les précédents, n’implique directement de distinguer entre sens littéral et sens allégorique pour séparer ce qui relève de la vision sensible et ce qui relève de la vision intelligible. L’allégorie n’intervient pas pour faire apparaître de façon claire ce qui relève de la vision divine, mais pour expliquer quelle est l’action propre de Dieu, en même temps que l’hospitalité est offerte aux trois hommes. L’allégorie ne sert donc pas à introduire un autre niveau de lecture à partir de l’analyse d’éléments du texte considérés comme des figures : elle est circonscrite ici au terme de pied, non pas pour remplacer la mention des pieds des trois hommes, mais pour expliquer en quel sens le texte peut faire référence aux pieds quand il s’agit de Dieu. Pour le dire autrement, ce n’est pas l’allégorie qui suscite un dédoublement dans la lecture du texte, c’est le dédoublement initial de la lettre du texte, dans laquelle il convient de voir une référence à la fois à des hommes et à Dieu, qui implique d’opérer un travail d’éclaircissement sur le terme de « pied », qui ne peut avoir en Dieu de sens concret.

Cette allégorie fonctionne en deux temps. Philon développe une analogie cosmologique : le « pied » de Dieu, c’est-à-dire « la dernière partie du corps et la plus basse », correspond dans l’univers à l’air, parce que c’est lui qui donne la vie aux « créatures » ; mais il donne aussi la vie à l’eau, puisque « rien d’autre que le mélange de cet air à l’intérieur ne la rend aussi vivante ». Philon attribue ainsi la capacité purificatrice de l’eau au mouvement qui lui est donné par l’air 386, c’est-à-dire au contact de la réalité divine la plus basse, de la moins élevée des sphères célestes. Cette association de l’air vivificateur et de l’eau est appuyée par la citation du deuxième verset du livre de la Genèse : πνεῦμα θεοῦἐπεφέρετο ἐπάνω τοῦὕδατος (« le souffle de Dieu était porté au-dessus de l’eau » ; Gn 1, 2). L’animation que le souffle donne à l’eau est lié au don initial de la vie aux éléments et plus généralement à sa création, comme l’annonçait la mention des « créatures rassemblées », à moins qu’il ne s’agisse précisément d’une nouvelle allusion aux eaux originelles : c’est ce que signale Marcus 387, qui traduit de façon similaire à Mercier par « congregated things », mais suggère aussi qu’il s’agit en grec de τὰ συναχθέντα κτιστά, qui ferait référence à l’eau telle qu’elle est nommée dans un autre verset du début de la Genèse : τὰ συστήματα τῶν ὑδάτων (« la masse des eaux » ; Gn 1, 10) 388. Le rapprochement entre les deux passages fonctionne enfin par une assimilation du terme d’air, ἀήρ, qui relève d’une vision cosmologique, et de celui de πνεῦμα, utilisé dans l’Écriture à propos de Dieu 389 : l’ensemble de l’exégèse fonctionne donc par le passage du pied physique à un pied métaphorique, l’air, puis du passage de l’air, au sens cosmologique, au souffle divin.

Cela permet en définitive, d’une façon relativement inattendue, d’éclairer le geste d’hospitalité d’Abraham par l’acte créateur de Dieu au début de la Genèse : la vertu d’amour des hommes d’Abraham est finalement fondée, ou pleinement rendue possible, avec une eau purifiée, grâce à la piété qui s’exprime de façon conjointe, si bien qu’Abraham présente l’eau à la fois à Dieu pour qu’il la purifie, et aux hommes pour que leurs pieds soient lavés. Philon fait ainsi apparaître ce qui n’était présent qu’en creux dans le texte scripturaire, une fois entendu qu’il y est question à la fois des hommes et de Dieu. L’exégèse qui peut être dégagée de ce passage n’est donc pas le simple développement d’une analogie entre deux registres, mais elle repose sur une série d’éléments qui doivent tous être tenus ensemble : une vision ne remplace pas l’autre, les deux sont au contraire articulées, il y a une forme de dédoublement qui assigne à chacun son registre propre. Contrairement peut-être à ce qui apparaît dans les textes de la tradition rabbinique où Dieu apparaît en quelque sorte seulement comme un interlocuteur, Philon s’efforce ici de donner toute sa dimension à sa présence : il est le souverain bien qu’Abraham demande de recevoir, il est aussi celui qui purifie l’eau et rend possible l’hospitalité.

Philon développe donc son exégèse en s’efforçant de prendre en considération la difficulté suscitée par la représentation d’une action de Dieu, de l’Être, du Créateur transcendant à sa création. Il y a chez Philon un véritable souci de cohérence théologique dans l’exégèse qu’il développe : il ne suffit pas de donner une place à Dieu dans l’épisode, il faut encore qu’elle rende compte de son Être et de la manière dont il agit, en tant que tel, dans sa Création. L’exégèse s’en trouve à la fois plus complexe, mobilisant analyse grammaticale, cosmologie, références scripturaires, mais aussi plus suggestive, puisque Philon articule finalement les deux vertus d’Abraham dans un seul et unique geste, plutôt que de séparer ce qui relèverait de son hospitalité et ce qui relèverait de sa piété.

Notes
383.

Aucher et Marcus traduisent par un adverbe, sur la même racine, respectivement « symbolice » et « symbolically ».

384.

Aucher : « allegoria » ; Marcus : « in allegorizing ».

385.

Aucher comme Marcus reprennent le premier adverbe.

386.

Il est possible qu’il y ait ici une allusion rituelle, puisque l’eau n’a de vertu purificatrice que s’il s’agit à l’origine d’une eau courante, en mouvement (voir Sifra sur Lv 11, 36).

387.

Op. cit., n. e, p. 277.

388.

C’est également ce que paraît suggérer Aucher, en proposant d’ajouter le substantif « aquas » : « creaturas congregatas aquas ».

389.

Une référence implicite au stoïcisme et au souffle vital du cosmos, le πνεῦμα, pourrait être envisagée, mais il n’est pas certain que Philon cherche ici à en jouer, le terme ne figurant qu’en toute fin de développement, dans la citation scripturaire.