Conclusion

Il n’y a donc pas de séparation entre les deux visions, il n’y en a pas une qui ne serait que la figure de l’autre, laquelle serait la seule véritable, car intelligible et non sensible. L’originalité de l’exégèse des Quaestiones repose dans la capacité de Philon à tenir ensemble jusqu’au bout les deux visions, et à les articuler ensemble à partir d’une analyse fine des aspérités du texte scripturaire, pour rendre simultanément à chacune ce qui lui revient. Nous l’avons dit : la mobilisation d’une méthode allégorique dans ce passage ne revient pas, comme c’était le cas dans le De Abrahamo, à proposer un deuxième niveau de lecture de l’ensemble du texte. C’est véritablement ici un outil qui lui permet de préciser et de rendre possible une lecture qui tient ensemble les deux visions, en dépassant l’anthropomorphisme qui attribuerait un « pied » à Dieu. Pour employer une autre image, l’allégorie n’est donc pas le ressort de l’exégèse, mais seulement l’une de ses articulations, qui permet, comme c’est habituellement son rôle, de rendre compte de la manière dont une réalité sensible figure une réalité intelligible ou divine.

Il faut également noter qu’encore une fois, comme dans la quaestio précédente, Philon ne cherche pas à développer une véritable réflexion théologique, en particulier parce que la brièveté de la forme de la quaestio ne lui permet pas de se livrer à des développements théoriques plus ou moins autonomes. Sa démarche est donc bel et bien exégétique, même si une juste compréhension de l’Écriture inclut nécessairement une solide réflexion à la fois scripturaire et philosophique pour rendre compte de façon rationnelle de tout ce qui concerne Dieu sans le rabaisser à des réalités seulement sensibles. Philon s’appuie donc sur des présupposés qui constituent des acquis et n’ont pas à être mis en valeur autrement que par la manière dont Abraham agit envers Dieu. Il semble dès lors difficile de penser que les Quaestiones puissent constituer une simple initiation à l’exégèse, tant elles impliquent une théologie implicite mais exigeante.

Notons pour finir que la prise en charge par l’exégèse des deux visions en leur accordant une valeur égale n’en conduit pas moins à un déséquilibre appuyé en faveur de la vision divine. Sans pour autant nier la réalité de l’apparition des trois hommes, Philon ne lui donne qu’une place réduite. Cela tient sans doute en premier lieu à ce qu’elle semble plus évidente à comprendre à partir des termes du texte, et ne nécessite pas comme la seconde une interprétation spécifique pour en faire comprendre les ressorts, mais encore au fait que tout ce qui concerne Dieu est par définition plus important que ce qui concerne les hommes. L’amour des hommes est une grande vertu, mais la connaissance de Dieu, qui est le souverain bien, est à chercher plus ardemment.