A. Le sens littéral

‘De nouveau, il faut aussi connaître par cela son doute et son attirance vers chacune des deux apparitions. En effet, quand il est dit : « Je prendrai du pain », c’est sous l’aspect divin que (l’apparition) se montre et il n’a pas la hardiesse de lui dire : « Prends de la nourriture », mais quand (il dit) : « Mangez ! », elle se montre sous l’aspect des hommes étrangers. Voilà le sens littéral.’

La première partie de la solutio est tout à fait similaire à la précédente. Philon commence en effet par exposer que ce verset illustre « de nouveau » non seulement l’hésitation d’Abraham, « son doute » 390, mais également « son attirance vers chacune des deux apparitions » 391. Les principes de l’analyse de Philon sont de fait les mêmes que ceux de la quaestio précédente : il cherche à comprendre le caractère contourné ou apparemment contradictoire des propos d’Abraham, en montrant qu’ils renvoient précisément à la manifestation conjointe de deux visions distinctes. Le critère est identique : la comparaison entre le sujet de l’action et celui à qui il devrait revenir de l’accomplir. Le fait qu’Abraham décrive à la première personne une action, sans donner d’ordre (λήμψομαι ἄρτον : « Je prendrai du pain »), alors que ce sont normalement les visiteurs qui devraient être invités à se saisir du pain, suggère une grande déférence et une absence de toute « hardiesse » ou présomption 392 à l’égard de son interlocuteur. Il s’agit donc d’une manifestation de piété envers Dieu, à qui il n’est pas question de donner quelque ordre que ce soit, encore moins de demander de se saisir d’un objet sensible. Qui plus est, cette première proposition n’engage pas le nombre des interlocuteurs d’Abraham, ce qui autorise à penser qu’il n’y en ait qu’un seul, Dieu. Philon a précisément relevé dans la quaestio proprement dite, qu’il aurait pu être écrit : « Prenez », alors que le lemme rapporte l’action à Abraham et fait disparaître la mention du pluriel. Au contraire, le second verbe, un impératif pluriel (φάγεσθε : « mangez »), signale qu’Abraham s’adresse non seulement à trois personnages, mais encore à des êtres sensibles, des « hommes étrangers » qui peuvent se nourrir et à qui l’on peut adresser, dans le cadre des relations d’hospitalité, une invitation exprimée à l’impératif. Au demeurant, ce verbe a été cité dans la deuxième quaestio comme l’un des exemples permettant d’identifier la vision des trois hommes.

L’interprétation de Philon consiste à voir dans les deux verbes deux types de relations entre Abraham et ceux à qui il parle, au lieu que se succèdent deux impératifs identiques (« Prenez, mangez »). Il choisit précisément de creuser fortement cette différence au lieu de chercher à les concilier, parce qu’il y voit l’occasion de rendre compte du lemme selon l’interprétation d’ensemble énoncée dans la deuxième quaestio, qui stipule l’existence de deux visions conjointes. Une fois encore, le premier temps de l’exégèse consiste donc à interpréter le lemme dans la trame générale de l’épisode.

L’exégèse littérale proposée par Philon n’ajoute donc rien à la compréhension d’ensemble de l’épisode biblique : il la présente comme une simple confirmation sur laquelle il n’est pas nécessaire de s’attarder, n’ajoutant réellement que la référence à l’absence de « hardiesse » d’Abraham pour préciser son interprétation. Cette exégèse illustre surtout une nouvelle fois la grande efficacité du principe selon lequel le texte montre qu’Abraham hésite entre deux visions. L’utilisation de ce double registre permet de rendre compte des difficultés ou contradictions de la lettre du texte, en montrant comment deux visions de nature différente peuvent se présenter ensemble à un unique intellect : il faut pour cela comprendre que le texte scripturaire ne décrit pas des événements de l’extérieur, d’un point de vue omniscient ou encore « objectif », mais se focalise sur la vision propre d’Abraham, partagée entre deux visions également réelles, mais de nature différente. En définitive, le récit, dans sa lettre même, apparaît pleinement cohérent et rationnel, précisément du fait qu’il y a deux visions, et non malgré elles.

Ainsi, ce passage, si bref qu’il soit, confirme-t-il également une nouvelle fois la spécificité de cet ensemble de quaestiones : le monde intelligible, à savoir la vision de Dieu, peut bel et bien être inscrit dans la lettre du texte, ou dans son « sens littéral », puisque Philon emploie ici l’expression, à part égale avec la vision sensible. L’allégorie ne doit donc pas être pensée comme le moyen d’accès exclusif à la réalité intelligible : elle n’a pas une portée métaphysique qui s’opposerait à un sens littéral, lequel n’illustrerait que la dimension sensible et superficielle des choses. Au contraire, la lettre du texte peut assumer la manifestation de réalités intelligibles, contrairement à ce que nous avons constaté dans le De Abrahamo, précisément sans doute parce que Philon a su introduire ici le motif essentiel du doute d’Abraham qui permet d’osciller entre les deux versions et de les faire entrer toutes deux dans une lecture immédiate du texte. Le fait que Philon, à la charnière entre les deux temps de cette quaestio, insiste sur le changement de registre de façon très appuyée, doit nous conduire à prêter d’autant plus attention aux caractères spécifiques du recours à la démarche allégorique qui s’écarte à certains égards de la pratique allégorique du De Abrahamo.

Notes
390.

Aucher : « se haesitare » ; Marcus : « doubt ».

391.

Aucher : « propendere » ; Marcus : « inclination ».

392.

Aucher : « praesumit » ; Marcus : « dare ».