B. Le sens allégorique

Ce développement paraît retrouver les traits les plus manifestes d’une exégèse allégorique : évocation de l’intellect, de la sagesse, de réalités divines, de l’âme… Pour autant, nous avons vu que Philon faisait de l’intellect le point d’articulation des deux visions d’Abraham dans une lecture immédiate de la lettre du texte. Il convient donc d’être prudent dans l’analyse de ce passage pour tenter d’éclaircir de façon précise le propos de Philon, et faire apparaître que cette exégèse allégorique, à l’instar de l’exégèse littérale précédemment développée, peut encore constituer une illustration de la relation d’Abraham aux deux visions qui apparaissent devant lui, et non pas uniquement de la vision de Dieu. Comme dans la quaestio précédente, ce second temps de l’exégèse vise à rendre compte du problème posé par la signification d’un terme : il s’agit ici de la nourriture, que Philon met en lien avec la notion de sagesse.

‘Voici le sens allégorique. Lorsque l’intellect commence à préparer, apprêter et prendre les nourritures sacrées – et elles sont la loi et la forme de la sagesse – alors, il est dit symboliquement se nourrir aussi des (choses) divines, car ce qui est la nourriture convenant aux êtres célestes de l’Olympe, ce sont les désirs de l’âme rationnelle, dont elle use pour percevoir la sagesse et acquérir la vertu parfaite.’

Philon, après avoir très clairement marqué la transition entre les deux registres (« Voilà le sens littéral. Voici le sens allégorique » 393) annonce d’emblée qu’il fait de « l’intellect » (selon toute vraisemblance : ὁ νοῦς) le sujet de l’action dans ce nouveau registre. Ce qui était dit d’Abraham doit donc être compris de l’intellect, ce qui demeure cohérent avec les développements antérieurs, en particulier ceux de la première quaestio, mais aussi avec l’exégèse allégorique du De Abrahamo. Philon reprend ainsi les deux verbes énoncés par Abraham, et les applique à l’intellect. Il commence par développer le premier, « je prendrai », en l’introduisant par « préparer » et « apprêter » : il expose ainsi que le fait de prendre n’est pas une action isolée, mais la conclusion d’un processus. Cette amplification est importante pour la suite de l’exégèse, car elle permet de décrire le rapport à la nourriture comme une suite d’actions et d’efforts où l’intellect s’implique pour atteindre une fin. Philon peut s’appuyer en l’occurrence sur la suite du texte scripturaire qui évoque de façon détaillée les préparatifs opérés par Abraham, Sarah et leur serviteur (Gn 18, 6-7 ; voir QG IV, 8). De fait, le verbe « prendre », au futur, annonce ce qu’Abraham va faire : il peut bien donc renvoyer à l’ensemble des actions qui vont être rapportées dans la suite du passage. L’autre différence avec l’analyse littérale est l’identification de ce qu’est la nourriture, et de celui qui la consomme. En effet, le passage à l’allégorie et le contexte de théophanie font que la nourriture sensible est désormais présentée comme des « nourritures sacrées » 394, introduisant un vocabulaire de type cultuel, qui engage une référence à Dieu. De plus, la véritable identité allégorique de ces nourritures, c’est d’être « la loi et la forme de la sagesse » 395. Enfin, l’intellect n’est pas seulement celui qui offre cette nourriture : « il est dit symboliquement se nourrir aussi des (choses) divines ».

Ces trois points doivent être éclaircis. L’expression de « nourritures sacrées » paraît sans équivalent chez Philon : ni τροφή, le terme le plus général pour renvoyer à la nourriture, ni ἄρτος, qui désigne le pain, notamment dans un registre cultuel, ne sont utilisés avec l’adjectif ἱερός. Seule l’expression τὸπαναγέστατονσιτίον (« la nourriture très sainte ») se rencontre dans le contexte du culte rendu par les Thérapeutes (Contempl., 81). Il n’est pas à exclure toutefois que la formulation de Philon soit un écho des « pains de proposition », qu’il évoque notamment dans le même passage sur la liturgie des Thérapeutes, en rappelant l’existence de « la table sacrée qui se trouve dans le Saint » (τῆςἀνακειμένηςἐντῷἁγίῳπρονάῳἱερᾶςτραπέζης : ibid.), sur laquelle les pains se trouvaient placés 396. Parler de « nourritures sacrées » dans le contexte de l’épisode biblique de la théophanie de Mambré semble pouvoir suggérer que le don de nourriture fait par Abraham aux visiteurs se fait sur le fond d’une offrande cultuelle de nourriture à Dieu. Cela irait dans le sens de l’identification du véritable interlocuteur d’Abraham comme étant Dieu : l’échange revêt dès lors une dimension proprement religieuse.

Il importe toutefois de noter, et c’est le deuxième élément notable concernant la nourriture qui est offerte, que Philon donne une valeur allégorique à la nourriture offerte par Abraham, en expliquant que l’intellect offre « la loi et la forme de la sagesse ». De nouveau, l’expression n’a pas d’équivalent chez Philon, que l’on fasse l’hypothèse avec Marcus qu’il est écrit οἱ νόμοι καὶ αἱἰδέαι τῆς σοφίας, ou que l’on tente de substituer à νόμοι (« lois ») un synonyme comme θεσμός (« commandement »). Cette expression peut servir à Philon à exprimer les préparatifs de la nourriture, dont nous avons souligné l’importance : le fait de préparer et d’apprêter de la nourriture signifie, dans une lecture allégorique, que l’on met en place les éléments qui donnent une forme et une consistance à la sagesse, qui permettent de l’atteindre, ce que pourrait suggérer l’emploi des termes de « loi » et de « forme ».

Quoi qu’il en soit, l’association entre sagesse (σοφία) et nourriture (τροφή), pour ne prendre que ces deux termes grecs, se retrouve exprimée de façon très claire dans cinq autres passages de l’œuvre de Philon 397. Ainsi, celui-ci évoque notamment « la nourriture céleste que la sagesse suscite par les paroles et les pensées pour ceux qui aiment la contemplation » (οὐράνιον τροφήν, ἣν ὀρέγει τοῖς φιλοθεάμοσι διὰ λόγων καὶ δογμάτων σοφία : Opif., 158), ainsi que la « sagesse de Dieu qui nourrit, allaite et élève ceux qui désirent une vie incorruptible » (σοφίαν θεοῦ, τὴν τροφὸν καὶ τιθηνοκόμον καὶ κουροτρόφον τῶν ἀφθάρτου διαίτης ἐφιεμένωνDeter., 115). Il interroge encore à propos d’un verset scripturaire (“ἰδοὺὕω ὑμῖν ἄρτους ἀπʼ οὐρανοῦ” : « Voici, je fais pleuvoir sur vous des pains du ciel » ; Ex 16, 4) : « de quelle nourriture peut-il dire à bon droit qu’elle tombe en pluie depuis le ciel, si ce n’est la sagesse céleste ? » (τίνα οὖν ἀπʼ οὐρανοῦ τροφὴν ἐνδίκως ὕεσθαι λέγει, ὅτι μὴ τὴν οὐράνιον σοφίαν : Mutat., 259). Le même verset de l’Exode est mobilisé d’une façon proche dans le De fuga et inventione, où Philon explique qu’il faut comprendre que « ce qui nourrit l’âme » (τὸ τρέφον[…] τὴν ψυχήν), c’est « la parole de Dieu et le Logos divin, duquel découlent en flot intarissable toutes les éducations et toutes les sagesses » (ῥῆμα θεοῦ καὶ λόγον θεῖον, ἀφʼ οὗ πᾶσαι παιδεῖαι καὶ σοφίαι ῥέουσιν ἀένναοι), avant d’évoquer « la nourriture céleste » (ἡ οὐράνιος τροφή) et de citer le verset de l’Exode à l’appui de son argumentation (Fug., 137).

Dans tous ces exemples, et contrairement à la lettre du lemme que Philon commente, il apparaît manifeste que la sagesse vient de Dieu, qu’elle est la nourriture donnée par Dieu à l’âme, et non l’inverse. Il ne doit donc pas être surprenant dans cette perspective que Philon expose comme troisième caractéristique de la nourriture, dans une lecture allégorique, que l’intellect soit « dit symboliquement se nourrir aussi des (choses) divines ». Il semble que la nourriture est ici sacrée parce qu’en définitive, elle permet aussi à l’âme qui la reçoit de grandir en sagesse. Ainsi, l’intellect n’est pas seulement celui qui dispose de la nourriture, mais celui qui la « prend » et s’en nourrit. Le phénomène de retournement est très similaire à celui qui apparaissait dans le passage de l’exposé littéral à l’exposé allégorique dans la quaestio précédente : de même que l’eau qui lavait les pieds des visiteurs était purifiée par le pied de Dieu, de même la nourriture offerte aux visiteurs est une nourriture pour celui-là même qui l’offre. Ce retournement demeure néanmoins ici implicite et ne repose pas exactement sur le même procédé car il n’est pas fait mention du rôle de Dieu dans cette lecture allégorique. Il est probable que, du fait que le destinataire le plus éminent du don de nourriture est Dieu, Philon est conduit à faire de Dieu la véritable source de laquelle vient tout don, de telle sorte que, dans le registre intelligible tout du moins, celui qui fait le don en bénéficie également.

Une comparaison avec le passage correspondant du De Abrahamo peut permettre de rendre compte de façon plus claire de la manière dont s’opère ce retournement et de la raison pour laquelle il relève du registre intelligible. Philon écrit en effet dans cet autre traité, comme nous l’avons vu, en reprenant de façon synthétique le sens du passage : δοκῶν ἑστιᾶν ὁ ξενοδόχος εἱστιᾶτο (« alors qu’il paraissait donner un festin, c’est l’hôte qui le recevait » ; Abr., 167). Dans son exposé littéral du passage, Philon parle des hôtes comme ἑστιαθέντες δʼ οὐ τοῖς εὐτρεπισθεῖσι μᾶλλον ἢ τῇ τοῦ ξενοδόχου γνώμῃ καὶ πολλῇ τινι καὶἀπεράντῳ φιλοτιμίᾳ (« faisant fête moins à ce qui avait été préparé qu’à la disposition d’esprit et au zèle d’une grande abondance et sans limite de l’hôte » ; Abr., 110), tandis qu’il évoque ensuite un certain nombre de grâces reçues par le sage (Abr., 116-118), avant même l’annonce de la naissance d’Isaac qui est la plus grande récompense qui lui est offerte. De la comparaison de ces deux passages, il ressort comme élément commun que Philon considère que le don de l’hospitalité fait par Abraham à ses visiteurs se retourne en grâces pour lui-même.

Cela étant, dans le De Abrahamo déjà, Philon souligne que l’hospitalité du sage est agréable non pas tant pour les biens qu’il donne que pour sa qualité morale (Abr., 110). C’est une distinction de ce genre que Philon reprend dans cette quaestio, mais en séparant nettement le sens littéral, où il est question d’une nourriture sensible, du sens allégorique, où il est question d’une nourriture intelligible. La spécificité du registre intelligible dans lequel s’inscrit l’interprétation allégorique est de pouvoir identifier comme nourriture une réalité qui permet une véritable réciprocité du don : l’intellect qui s’efforce de « préparer » et d’ « apprêter » une nourriture qui conduit à la sagesse est lui-même, en même temps, nourri par cette disposition. La nourriture divine qu’il prépare, contrairement à la nourriture sensible offerte par Abraham, peut à la fois être donnée et nourrir celui qui la prépare : offrir le spectacle de sa vertu et de sa sagesse implique de progresser soi-même en vertu et en sagesse. L’action de l’intellect est ainsi à la fois dirigée vers lui-même et vers ceux à qui il manifeste et offre sa perfection : Philon suggère une forme d’unification qui efface la séparation entre activité et passivité. Dans la quaestio précédente, il mettait en place une forme de renversement et de dédoublement de l’action, permettant d’intégrer en même temps les deux visions, celle de Dieu qui purifie l’eau, et celle des hommes qui bénéficient de l’eau ainsi purifiée. Dans cette quaestio-ci, d’une façon assez similaire, mais centrée sur l’intellect d’Abraham, il montre comment celui-ci peut à la fois donner et recevoir par le biais d’une unique action, le don de nourriture.

La fin du développement permet d’affiner la compréhension du sens de cette nourriture, mais non sans certaines difficultés. La deuxième partie de la phrase redouble en quelque sorte la première (il y est question de ceux qui bénéficient de la nourriture, et de la nature de cette nourriture en lien avec la sagesse), et le lien logique assuré par Philon entre les deux parties de son développement allégorique, « car » 398, permet de penser que la seconde partie doit bien être comprise comme une explication de la première.

Toutefois, l’identification des « êtres célestes de l’Olympe » qui sont manifestement les destinataires des « nourritures sacrées », et l’explication de la nourriture intelligible ne vont pas sans problème. La première difficulté est l’identification des termes vraisemblablement utilisés par Philon. Aucher traduit au singulier et de façon ramassée « caelestem Olympum » (« l’Olympe céleste »), tandis que Marcus (« the heavenly Olympians ») et Mercier choisissent un pluriel qui se réfère manifestement plus à des personnes qu’à une instance abstraite, comme c’est le cas dans la traduction d’Aucher. Dans la mesure où Philon parle de destinataires de la nourriture, il paraît plus vraisemblable qu’il parle d’êtres à qui l’on peut faire un don, fût-il purement intelligible, que d’un lieu ou d’une instance qui demeure vague. Du reste, le nom propre « Olympe » (Ὄλυμπος) n’apparaît chez Philon qu’à trois reprises, dans deux citations d’auteurs grecs et dans le bref commentaire topographique qui accompagne la première d’entre elles (Confus., 4 ; Aet., 121).

Quant à l’adjectif « olympien » (ὀλύμπιος), Philon l’emploie assez fréquemment 399, pour décrire tout ce qui touche à la vie céleste qui unit l’âme à Dieu, qu’il s’agisse d’une qualité de l’âme elle-même (Deus, 158 ; Her., 93), de vertus (Agric., 119), de sciences (Somn. I, 84) des réalités célestes en général opposées aux réalités terrestres (Fug., 180.199), ou encore, de façon imagée, d’une région céleste habitée par les sages (Somn. I, 151), qui peut être plus précisément désignée comme celle de la vertu (Poster., 131). L’adjectif ne sert donc pas à renvoyer aux dieux du panthéon gréco-romain 400, mais désigne le degré suprême de la vie divine à laquelle les hommes peuvent prétendre lorsqu’ils s’élèvent vers Dieu. L’expression d’ « êtres célestes de l’Olympe », ne s’applique jamais à Dieu, mais seulement aux hommes parfaits.

Le problème est de savoir qui sont ici ces hommes parfaits. Philon vient de préciser que l’intellect se nourrit « aussi des choses divines », donc le fait de parler de « la nourriture convenant aux êtres célestes de l’Olympe » pourrait signifier que ces derniers sont une autre manière de désigner tous ceux qui, à l’exemple d’Abraham, s’élèvent jusqu’à Dieu. En l’occurrence, ce serait un équivalent de la mention de l’intellect accompli, pour inscrire le cas particulier décrit par le lemme dans une perspective plus générale de progrès de l’intellect vers le bien. Cela correspond cependant assez mal avec le propos sur l’intellect, qui relève déjà de la plus grande généralité possible, puisque Philon ne décrit pas un intellect, mais l’intellect de façon générale 401. Cette hypothèse ne serait tenable que si l’intellect était l’un des êtres de l’Olympe, restant alors à définir quels sont les autres.

L’utilisation du singulier d’un côté (« l’intellect ») et du pluriel de l’autre (« êtres célestes de l’Olympe ») peut donc plutôt laisser penser qu’il s’agit de deux instances bien distinctes et que ces « êtres » sont les véritables destinataires de l’action de l’intellect. Cette lecture permettrait de réintroduire dans l’exposé allégorique une référence aux trois visiteurs, en qui Philon a vu, dans la deuxième quaestio, non « des premiers-venus, mais des plus parfaits selon la nature humaine », perfection sur laquelle son commentaire n’a pas encore joué. Cela pourrait donc être le cas ici, d’une façon similaire à l’exégèse du De Abrahamo, où les visiteurs d’Abraham se réjouissent de la vertu de celui-ci plus que de ce qu’il leur offre concrètement. Philon pousserait cette idée encore plus loin en montrant que, dans le registre des réalités intelligibles, les visiteurs, s’ils sont des êtres parfaits, se nourrissent véritablement de la vertu d’Abraham.

Une référence anticipée à la huitième et à la neuvième quaestio peut permettre de préciser cette idée. À la fin de la huitième quaestio, Philon évoque le festin que donne en définitive Dieu lui-même aux « gens qui sont réellement très purs », dont semblent faire partie « les prophètes et les messagers », c’est-à-dire les visiteurs d’Abraham. Ceux-ci « mangent les nourriture de la loi volontaire et de la sagesse incorruptible et pure ». Cela paraît pouvoir faire écho à l’évocation dans notre solutio de la sagesse l’âme comme d’une nourriture. Dans la neuvième quaestio, Philon précise toutefois encore que « la vie pieuse et digne de l’homme vertueux est dite nourriture de Dieu », après avoir affirmé qu’ « elles ne mangent pas de nourriture et ne boivent pas de vin rouge, les natures bienheureuses ». La vision de la sagesse comme nourriture semble donc pouvoir concerner aussi bien des êtres humains accomplis que Dieu lui-même. Il y a ici une ambiguïté qui, voulue ou non, n’en est pas moins cohérente avec un détail de la fin de la solutio, qui, comme nous allons le voir, suggère l’idée d’une possible fusion, ou d’une superposition complète des deux lectures, autour du pivot que constitue la sagesse de l’intellect, ou plus précisément « les désirs de l’âme rationnelle dont elle use pour percevoir la sagesse et acquérir la vertu parfaite ».

L’expression « désirs de l’âme rationnelle » pourrait surprendre : les « désirs » 402 (que l’on songe à ἐπιθυμία ou à ὄρεξις) sont généralement négatifs chez Philon, et il n’est pas rare de voir l’un ou l’autre des deux premiers substantifs associé à la notion d’irrationnel : ἄλογος 403. Philon a sans doute plutôt parlé de πόθος, qui désigne un vif désir. Il a l’utilisé dans le De Abrahamo pour désigner l’attachement aux siens (Abr., 63) ou à Isaac (Abr., 170), ou encore le désir de richesses (Abr., 65), mais il l’utilise également, associé à un terme tout aussi fort, ἔρως, dans le De opificio mundi, à propos de désirs tout à fait positifs envers des réalités intelligibles : le désir de l’intelligence pour la sagesse (Opif., 5), de l’intellect pour la connaissance des objets célestes (Opif., 77) ou de toute partie du monde pour l’hebdomade (Opif., 111) 404. Quant à l’ « âme rationnelle », il s’agit vraisemblablement ici d’un simple synonyme d’intellect : certes, il arrive à Philon d’opérer une hiérarchie entre ce qui relève purement de l’intellect (νοῦς) et ce qui est rationnel (λογικός) 405, mais il établit également souvent une équivalence entre l’intellectuel et le rationnel. Ainsi, dans le Quis rerum divinarum heres sit, parlant de l’âme, il distingue d’un côté part six parties irrationnelles, et de l’autre « la partie rationnelle, qui est appelée intellect » (τὸ δὲ λογικόν, ὃ δὴ νοῦς ὠνομάσθη ; Her., 232).

L’association de la sagesse et de la vertu apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre de Philon 406, mais peut également constituer un écho à un passage du Théétète, du reste cité dans le De fuga et inventione (Fug., 82), selon lequel « la connaissance [de Dieu] est la sagesse et la vertu véritable » (ἡ μὲν γὰρ τούτου γνῶσις σοϕία καὶἀρετὴἀληθινή ; Tht., 176 c 4-5). Cela permettrait de renvoyer une dernière fois à la vision de Dieu, d’autant plus que la seule différence entre le texte de Philon et la citation de Platon, le passage de la « vertu véritable » à la « vertu parfaite » (vraisemblablement τῆς τελείας ἀρετῆς, selon Marcus 407) pourrait faire écho au développement quatrième quaestio sur la notion de τέλος. La question peut se poser de savoir si Philon, à travers cette « vertu parfaite », entend renvoyer à la piété, la vertu qui rattache Abraham à Dieu, ou bien s’il parle de façon plus générale du plus haut degré de perfection de l’intellect.

Si nous nous appuyons sur le fait que les « êtres célestes de l’Olympe » pourraient aussi bien être les visiteurs d’Abraham qu’une évocation des « natures bienheureuses » de la neuvième quaestio, qui semblent désigner Dieu et ses puissances, il est permis de se demander si Philon ne cherche pas à faire fusionner dans l’évocation finale d’une unique vertu les deux vertus précédemment évoquées. C’est ici qu’il est intéressant de reprendre la différence entre l’exégèse du De Abrahamo et celle des Quaestiones : la première sépare le sens littéral, qui porte sur les réalités sensibles, du sens allégorique, qui porte sur les réalités intelligibles, tandis que les deux temps de l’exégèse de Philon paraissent pouvoir référer aussi bien aux réalités sensibles, et à la vision des trois hommes, qu’aux réalités intelligibles, et à la vision de Dieu. C’est toutefois clairement le cas dans l’exposé littéral, tandis que l’exposé allégorique ne paraît pas différent de celui que Philon a proposé dans la quaestio précédente : il porte sur un objet donné, ici la nourriture, et réorganise autour de cet objet, à qui il donne une valeur allégorique, les deux visions, toujours envisagées de façon conjointe.

Plutôt que de s’appuyer sur l’élément allégorisé pour articuler les deux vertus, Philon semble plutôt en faire un point dans lequel les trois instances du lemme fusionnent : au sens allégorique, la nourriture est ce qui conduit à la sagesse, laquelle est présentée par Abraham, mais nourrit à la fois son propre intellect, du fait qu’il s’avance ainsi vers la sagesse et la vertu, les visiteurs, et Dieu. Tous sont nourris par les preuves de sagesse d’Abraham. Il paraît dès lors possible de penser que Philon ne cherche pas à désigner la piété dans l’évocation d’une vertu parfaite, mais à rendre compte de la perfection de la sagesse d’Abraham, qui se déploie en effet tout autant dans son amour des hommes que dans sa piété. Celui qui est sage l’est en effet tout autant par sa piété que par son amour des hommes, comme la partition de la vie d’Abraham en deux registres, dans le De Abrahamo, l’a montré.

Notes
393.

Aucher oppose la lettre (« littera ») et « ce qui concerne l’intellect » (« ad mentem »), tandis que Marcus oppose de façon plus symétrique encore « literal meaning » et « deeper meaning », même s’il suggère, étant en cela plus proche d’Aucher, d’opposer τὸ ῥητόν et τὸ πρὸς διάνοιαν. L’utilisation de διάνοια est avérée chez Philon dans la terminologie de l’allégorie, notamment dans un passage du De agricultura où Philon parle de « faire de l’allégorie selon le registre de l’intelligence » (κατὰ διάνοιαν ἀλληγοροῦντες ; Agric., 27), même si la présence explicite du vocabulaire de l’allégorie empêche d’en faire un véritable marqueur autonome.

394.

Aucher : « sacros cibos » ; Marcus : « divine and holy foods ».

395.

Aucher et Marcus traduisent de façon identique, mais au pluriel : « sapientiae leges ac formae » et « the laws and forms of wisdom ».

396.

D’autres passages de l’œuvre font mention dans les mêmes termes de cette table : voir en particulier Her., 175 ; Spec. I, 172 ; II, 161).

397.

Opif., 158 ; Deter., 115 ; Her., 191 ; Fug., 137 ; Mutat., 259.

398.

Aucher emploie « enim » tandis que Marcus se contente d’une simple coordination, « and », mais utilise un pronom démonstratif, « this », pour montrer qu’il s’agit toujours de la même nourriture.

399.

On relève 19 occurrences : Deter., 85 ; Poster., 31 ; Deus, 138.151.156 ; Agric., 119 ; Plant., 63.71 ; Confus., 114.152 ; Her., 93.241 ; Fug., 180.199 ; Somn. I, 84.151 ; II, 242 ; Prob., 42.105.

400.

Il n’y a qu’une double exception dans le Quod omis probus liber sit, où la référence assez générale aux dieux olympiens (θεῶν τῶν ὀλυμπίων ; Prob., 42 ; voir aussi 105) s’inscrit dans le cadre d’une argumentation philosophique et ne préjuge pas du vocabulaire propre de Philon à leur égard.

401.

D’ailleurs, il n’y a aucune occurrence d’un emploi du substantif au pluriel dans toute l’œuvre de Philon.

402.

Aucher : « desideria » ; Marcus : « desires and yearnings ».

403.

Pour ἐπιθυμία, voir Leg. III, 116 ; Her., 245 ; Abr., 249 ; Spec. I, 148. Pour ὄρεξις : Leg., III, 115 ; Poster., 26.

404.

Citons encore le désir de la vertu (ἀρετῆς ; Ebr., 21) ; du beau (τοῦ καλοῦ ; Migr., 132 ; Congr., 166) ; d’hériter des biens divins (τῶν θείων ἀγαθῶν κληρονομῆσαι ; Her., 69) ; de la philosophie (φιλοσοφίας ; Congr., 74) ; du savoir (ἐπιστήμης ; Fug., 164) ; de la maîtrise de soi (ἐγκρατείας ; Somn. II, 106), etc.

405.

Leg. II, 23-24. Philon y explique que la faculté rationnelle (δύναμις λογική) est double : c’est par elle que nous sommes des êtres rationnels (λογικοί), participant de l’intellect (νοῦς), mais c’est aussi par elle que nous nous exprimons (διαλεγόμεθα). Il n’y a donc, dans cette perspective, qu’un recoupement partiel entre l’intellectuel et le rationnel.

406.

Leg. II, 49 ; Congr., 22 ; Abr., 220.224 ; Praem., 115.

407.

Op. cit., n. b, p. 278.