1) Les deux visions et la question de la piété

Ce premier développement de la solutio est consacré à l’analyse de la hâte avec laquelle les personnages du récit accomplissent les actes d’hospitalité. La réponse de Philon tranche néanmoins, d’emblée, avec la question : « pourquoi tous se hâtent-ils ? » En effet, alors que Philon interroge sur le sens de la hâte collective, il répond en focalisant sa réponse sur Abraham : « c’est là l’éloge de l’homme vertueux selon l’une et l’autre apparition ». Il est ainsi clair dès le début que la présence dans le récit de deux nouvelles personnes ne conduit pas pour autant Philon à leur accorder la même importance qu’à Abraham. Les actions concertées des trois acteurs du récit manifestent en réalité la vertu d’un seul. Philon organise donc, semble-t-il, son exégèse autour de l’unique personne d’Abraham : les autres personnes qui y figurent lui sont subordonnées, en tant qu’épouse et en tant que serviteur, et ne font qu’illustrer sa propre vertu. C’est elle qui reçoit un « éloge » 409 pour son attitude envers l’apparition des trois hommes, l’apparition sensible, comme envers l’apparition de Dieu, l’apparition intelligible. Tout ce qui concerne cette dernière manifestation dans la suite du texte est donc imputé à la personne d’Abraham, en tant qu’homme, et à sa perfection.

Philon commence d’emblée par analyser le lemme selon la même alternative que dans les quaestiones précédentes : les visiteurs sont des « hommes », des « étrangers », ou bien il s’agit de Dieu et de ses puissances. Notons toutefois la présence des « premières puissances », qui n’est pas toujours explicitée, dont la présence permet de développer une stricte symétrie entre les visions, et qui joue un rôle important dans la suite de l’exposé. L’autre élément significatif de ces premières lignes est la qualification d’Abraham selon qu’il suit l’une ou l’autre des deux visions. Dans le premier cas, il est « admirable pour son amour des hommes et pour son hospitalité », autrement dit pour la vertu correspondant à l’apparition d’hommes : cette affirmation correspond pleinement à la présentation d’Abraham du point de vue des réalités sensibles comme un sage, un homme exemplaire, comme c’était le cas dans la troisième quaestio, et plus généralement dans l’exégèse littérale du De Abrahamo.

En revanche, en ce qui concerne la vision divine, Abraham n’est pas loué pour sa piété exemplaire. Philon explique que le seul fait de la reconnaître pour ce qu’elle est le rend déjà « heureux » 410. Il est possible que Philon emploie ici l’adjectif μακάριος, qui exprime déjà dans la littérature grecque la félicité suprême à laquelle un homme peut aspirer, à l’image de la félicité divine : chez Homère, sur 44 occurrences de l’adjectif, 9 s’appliquent à des êtres humains 411, toutes les autres concernent les dieux. Une qualité propre aux dieux peut donc être attribuée à des hommes, dans un contexte de bonheur extrême (une longue vie heureuse, une abondance de biens, l’absence de maux). Cet usage se retrouve chez Platon, dont on sait l’influence qu’il exerce sur la langue et la pensée de Philon, par exemple dans la référence fréquente au thème mythologique des « îles des bienheureux » (μακάρων νῆσοι 412), lieu de la plus grande félicité, que les dieux réservent aux hommes qu’ils veulent combler. Mais l’adjectif μακάριος, déjà chez Platon, est souvent également associé à l’adjectif εὐδαίμων, pour décrire en particulier la félicité du sage 413.

Or, la traduction de Marcus paraît attester de la présence de deux adjectifs en arménien, et il se pourrait donc que Philon reprenne ici un couple très présent, et très significatif, chez lui, que nous avons déjà rencontré par deux fois dans le De Abrahamo, notamment à propos de l’exégèse du même épisode biblique (Abr., 115 et 202). On rencontre de façon générale chez Philon le couple εὐδαίμων καὶ μακάριος à 19 reprises et le couple de substantifs εὐδαιμονία καὶ μακαριότης à 10 reprises. L’ensemble de ces emplois peut être classé en trois catégories : la première renvoie à la nature divine elle-même 414, la deuxième à la vie que mène le sage qui connaît la véritable nature de Dieu 415 et la dernière à la nature des êtres célestes et immortels 416. Il semble donc possible d’affirmer que Philon insiste tout particulièrement ici sur la béatitude du sage qui, bien qu’humain, participe de la vie divine, comme c’était le cas dans la sixième quaestio où il était mis sur un pied d’égalité avec les « êtres célestes de l’Olympe ».

Ce qui importe donc, à propos de la vision de Dieu et de ses puissances, ce n’est pas le caractère exemplaire d’Abraham pour les autres, c’est la béatitude qu’il reçoit pour lui-même. La piété est en quelque sorte à elle-même sa propre récompense, alors que l’hospitalité est un témoignage extérieur de vertu. De plus, elle n’apparaît pas comme la conséquence de l’apparition de la vision divine, alors que l’hospitalité se manifeste à la suite de l’apparition des trois hommes. Philon écrit en effet : « s’il (a estimé) que c’était la venue de Dieu arrivant avec ses premières puissances, il est heureux ». La piété ne paraît pas tant être la faculté de rendre à Dieu ce qui lui revient, s’il se manifeste, que celle de reconnaître que Dieu se manifeste, alors précisément qu’une autre vision, celle d’hommes, se présente en même temps. C’est en cela qu’elle est en elle-même une récompense : elle permet de reconnaître la présence de Dieu, qui est le bien le plus parfait qu’Abraham puisse désirer comme Philon l’a expliqué dans la quatrième quaestio.

Cette présentation crée un déséquilibre entre les deux visions, en accentuant le caractère supérieur que représente pour Abraham la visite de Dieu et de ses puissances, par rapport à celle des trois hommes. Si les deux visions qui apparaissent peuvent se confondre, suggérant qu’il y a entre elles une certaine similarité, au moins de façon extérieure, en réalité la vision de Dieu est bien plus importante, car elle implique pour être perçue une vertu particulièrement élevée. Ainsi apparaît d’emblée l’un des enjeux principaux de cette quaestio, développé notamment autour des « trois mesures », à savoir la perception de Dieu et de ses puissances, la difficulté qu’il y a à connaître Dieu et la vertu de ceux qui y atteignent.

Alors que dans les premières quaestiones l’apparition de Dieu semble se faire d’une manière évidente, Philon s’attache donc ici, en s’appuyant au demeurant sur les acquis des quaestiones précédentes, à mettre en relief l’importance la valeur unique d’une vertu qui permet de se trouver en présence de Dieu. Un premier décalage s’opère ici entre les deux visions : alors que le principe de l’exégèse d’ensemble de l’épisode scripturaire implique qu’Abraham soit capable de voir aussi bien une vision sensible qu’une vision intelligible, celle de trois hommes ou bien celle de Dieu et de ses puissances, et alors que l’épisode scripturaire lui-même s’ouvre par la mention d’une manifestation de Dieu, Philon cherche à montrer que celle-ci ne doit pas être simplement présentée comme une condition de l’hésitation d’Abraham, comme si la vision ouverte par la piété était aussi évidente que la vision sensible offerte par les yeux. Sans pour autant cesser de rendre compte de la vision sensible des trois hommes, Philon creuse ce qui concerne la vision intelligible, dans la piété, et il va précisément lui donner une ampleur considérable dans la suite de la solutio.

Notes
409.

Aucher : « laus » ; Marcus : « eulogy ».

410.

Aucher : « felicissimus » ; Marcus : « blessed and fortunate ».

411.

Il., III, 182 ; XI, 68 ; XXIV, 377 ; Od., I, 217 ; V, 306 ; VI, 154.155.158 ; XI, 483. On peut y ajouter trois occurrences dans le même sens du verbe μακαρίζω (XV, 538 ; XVII, 165 ; XIX, 311).

412.

Symp., 179 e 2 ; 180 b 5 ; Grg., 523 b 1 ; 523 b 8 ; 524 a 3 ; Resp., 519 c 5 ; 540 b 7.

413.

Si le couple d’adjectifs peut renvoyer aux dieux (Phdr., 247 a 5), on le retrouve toutefois à propos d’hommes vertueux, pieux, ou vivant dans la vérité, aussi bien dans le Banquet (193 d 5) que dans le Gorgias (507 c 4), la République (354 a 1) ou les Lois (660 e 3 ; 730 c 3).

414.

Pour les adjectifs : Opif., 135 ; Deus, 108 ; Abr., 87 ; Spec. I, 329 ; II, 53 ; IV, 48 ; Legat., 5 ; pour les substantifs : Leg. III, 205 ; Deus, 55 ; Plant., 35 ; Somn. I, 94 ; Abr., 202 ; Spec. I, 209 ; Legat., 5.

415.

Pour les adjectifs : Opif., 172 ; Her., 111.285 ; Somn. II, 130 ; Abr., 115 ; Praem., 63.122  ; pour les substantifs : Deter., 86 ; Abr., 115 ; Virt., 205.

416.

Leg. I, 4 ; Decal., 104 ; Spec. II, 141.230.