2) Abraham, Sarah et le serviteur : une exégèse allégorique ?

Le déséquilibre induit par les premières phrases de l’exposé se trouve confirmé par la présentation de l’exégèse d’ensemble du passage. Philon n’accorde qu’une place très réduite à l’exposé des faits rapportés par le lemme : il ne s’intéresse qu’à la hâte, qui lui a permis de parler d’un « éloge de l’homme vertueux », puisqu’elle était une preuve d’amour des hommes et d’esprit d’hospitalité. Il se contente à nouveau, en abordant le rôle des trois personnages que sont Abraham, Sarah et le serviteur, de souligner que leur action « en faveur des étrangers » révèle qu’ils se sont montrés « hospitaliers ». En fin de compte, la mention de la valeur littérale des trois personnages semble presque être une concession à la démarche d’illustration des deux visions, et servir de cheville pour introduire l’accueil de Dieu et de ses puissances.

Philon développe en effet beaucoup plus longuement une exégèse qui a tout de l’allégorie, sauf le nom – nous verrons de fait qu’aucun terme ne renvoie explicitement au registre de l’allégorie dans l’ensemble de cette solutio. Pourtant, les tournures qu’emploie Philon semblent sans ambiguïté, à commencer par la première : « donc, selon ce qui a été fait pour les puissances, il ne faut plus y voir des hommes qui pratiquent l’hospitalité, mais des êtres incorporels ». Philon substitue à trois êtres humains, Abraham, Sarah et le serviteur, des « êtres incorporels ». Il ne cherche pas à articuler ce qu’ils sont de façon sensible et ce qu’ils représentent de façon intelligible, mais remplace totalement un registre par l’autre, ce que montre l’usage de la locution « ne… plus » (Aucher : « non amplius » ; Marcus : « no longer »), qui paraît interdire la simultanéité des deux visions.

La formulation détaillée cette nouvelle identité est plus suggestive encore : « quant aux figures de l’homme et de la femme, il faut les considérer l’une comme la figure de la pensée très pure, qui sera appelée Abraham, et l’autre, comme la perfection de la vertu, qui donnera son nom à Sarah ; quant au fait de proférer la parole, c’est ce qui a été appelé serviteur ». Philon renvoie à des réalités intelligibles en expliquant qu’on leur a donné, dans l’Écriture, une certaine expression, à travers des figures personnelles. Ce type de démarche se rencontre en d’autres endroits de l’œuvre de Philon, avec le terme d’ἐπίκλησις 417 le substantif ὄνομα 418 ou encore le verbe ὀνομάζω 419. Tandis qu’Aucher donne trois formulations nettement différentes pour Abraham (« symbolum »), Sarah (« quae… dicatur ») et le serviteur (« appellatum fuit »), Marcus et Mercier n’en donnent que deux (si l’on fait abstraction de la question de l’emploi des temps), mais sans correspondre entre eux sur les formules qui sont identiques (la première et la deuxième pour Marcus, la première et la troisième pour Mercier). Il est donc délicat de déterminer le vocabulaire précisément employé par Philon, même si l’on peut suggérer l’hypothèse qu’il aurait utilisé ὄνομα pour Abraham, et ἐπίκλησις pour Sarah 420, et peut-être encore une troisième tournure pour le serviteur, avec ὀνομάζω, à moins que le substantif ὄνομα ne soit choisi une nouvelle fois.

Quoi qu’il en soit, ces formulations paraissent relever d’un langage propre à l’allégorie. De fait, à l’exception d’un passage situé dans la seconde introduction du De Abrahamo, avant l’exposition proprement dite de la vie d’Abraham (Abr., 52), toutes les formulations de ce genre se trouvent dans des traités appartenant exclusivement au Grand commentaire allégorique : le procédé exégétique semble donc permettre de rapprocher ce passage des Quaestiones de la démarche de cette autre série de traités, où l’allégorie est à la fois centrale et dans le même temps souvent considérée comme implicite. Cela étant, la tournure elle-même pourrait être considérée comme suffisamment caractéristique pour constituer par elle-même un marqueur d’allégorie : soit parce qu’elle serait suffisamment courante dans les traités précédemment écrits par Philon, ou dans d’autres éventuels traités d’auteurs contemporains ou antérieurs, mais l’information fait ici défaut ; soit tout simplement du fait qu’elle exprime clairement que les figures humaines du texte scripturaire doivent s’effacer devant des réalités intelligibles qu’elles ne font en réalité qu’exprimer, comme si ces personnages n’avaient aucune consistance propre.

C’est ici que se pose la difficulté principale du passage, si l’on veut ressaisir l’exégèse développée par Philon. Nous avons montré qu’il n’avait pas nécessairement besoin de passer dans un registre allégorique pour décrire des réalités intelligibles, du moment qu’il pouvait rattacher la connaissance de ces réalités à l’intellect d’Abraham, en qui s’articulent le monde sensible et le monde intelligible. Les réalités intelligibles peuvent alors êtres lues de façon directe dans la lettre du texte scripturaire comme des éléments de la vision intellectuelle d’Abraham. Or, l’interprétation proposée par Philon est ici différente : elle mobilise non plus un, mais trois personnages, Abraham, Sarah et le serviteur, pour livrer une exégèse qui en fait trois instances de la vie de l’âme. Autrement dit, si l’on conserve l’hypothèse que Philon reste dans une lecture littérale tant qu’il peut établir une continuité entre la vie sensible d’une personne et sa vie intelligible, il semble ici passer de facto à une lecture allégorique, puisqu’il fait des actions des deux autres personnages non pas des illustrations de leur propre vie intérieure, mais des instances associées, dans l’âme, à la vie de l’intellect : la « vertu » et la « parole ». Il y a une rupture entre le registre sensible et le registre intelligible, qui ne peuvent ici désigner l’extériorité et l’intériorité d’une même personne, comme nous allons le montrer en reprenant l’identification que Philon donne de chacun des trois personnages.

Certes, Abraham est interprété comme « la pensée très pure ». Plutôt que διάνοια, il s’agit vraisemblablement d’un mot masculin, en raison de l’association avec Sarah : lorsqu’il allégorise ensemble Sarah et Abraham, Philon s’efforce de donner à l’une un correspondant féminin et à l’autre un correspondant masculin, comme nous l’avons déjà vu dans le De Abrahamo (Abr., 99) 421, pour que le genre des mots utilisés corresponde au genre respectif des deux personnages et qu’il y ait entre les deux nouvelles instances la même relation que celle qui unit le masculin et le féminin 422. Les possibilités semblent se restreindre à l’emploi de λογισμός et de νοῦς, comme dans le De Abrahamo, sachant qu’il est beaucoup plus fréquent de rencontrer l’association de l’intellect, νοῦς et de l’adjectif καθαρός (« pur ») que ce soit au degré positif ou au superlatif 423, que celle de λογισμός et de καθαρός, qui ne compte qu’une seule occurrence 424. À cela s’ajoute le fait que le terme de νοῦς est très courant pour renvoyer à Abraham, et qu’il présente aussi l’avantage d’éviter une confusion avec la signification du serviteur, comme nous allons le voir. La valeur figurative d’Abraham resterait donc la même que dans les quaestiones précédentes : en tant que tel, cet emploi n’est pas caractéristique d’une démarche spécifiquement allégorique. Toutefois, le simple fait de qualifier Abraham de « figure » de l’intellect 425 peut induire une dissociation : il n’est plus question de l’intellect d’Abraham, mais de faire de la personne d’Abraham l’image d’une réalité qui en est distincte, l’intellect en général.

Ce constat est renforcé par la signification que Philon donne à Sarah : la « perfection de la vertu » 426. Si les trois traducteurs modernes paraissent s’accorder sur la nature de l’expression (deux substantifs), l’expression ἡ τελειότης τῆς ἀρετῆς est sans aucun autre exemple chez Philon, alors que l’expression « vertu parfaite » (τελεία ἀρετή) apparaît trente fois 427. Qui plus est, elle est spécifiquement utilisée dans un cas pour désigner Sarah : ἡἌγαρθεραπαινὶςΣάρρας, τῆςτελείαςἀρετῆς (« Agar est la servante de Sarah, la vertu parfaite » ; Poster., 130), et plus généralement, on rencontre à vingt-trois reprises une interprétation allégorique directe de Sarah comme étant la vertu 428, notamment la « vertu souveraine » (ἄρχουσαἀρετή : Leg. III, 244 ; Cher., 3 et 7 ; Her., 258), la plus élevée et celle qui commande toutes les autres. Il est donc vraisemblable que Philon ait identifié ici Sarah à la « vertu parfaite » (il parle plus simplement de « vertu » dans la suite du passage). Or, si le personnage de Sarah est vertueux, faire d’elle une figure de la « vertu » n’est pas chercher à rendre compte de sa propre vertu, mais de la relation de la vertu à l’intellect en général, ou éventuellement de celle d’Abraham à l’intellect de celui-ci : c’était le cas dans l’épisode de la descente en Égypte dans le De Abrahamo (Abr., 89-106). Sarah est subordonnée à Abraham, et dans un registre intelligible elle constitue une instance de l’âme du sage.

Il en va de même avec le serviteur, qui renvoie à une troisième instance de la vie de l’âme, le « fait de proférer la parole ». Aucher parle d’un « verbum prolativum » et Marcus, qui traduit par « the utterance of thought », suggère à raison une référence à la notion de λόγος προφορικός 429. Celle-ci renvoie à la partie rationnelle de l’âme qui permet l’expression de la pensée, à côté du λόγος ἐνδιάθετος qui constitue la pensée intérieure à l’intellect. Philon reprend notamment cette distinction dans un passage des Legum allegoriae, où il distingue, au sein de la « faculté rationnelle » (ἡ λογικὴ δύναμις), deux facultés : ἡ μὲν καθʼ ἣν λογικοί ἐσμεν νοῦ μετέχοντες, ἡ δὲ καθʼ ἣν διαλεγόμεθα (« la première en vertu de laquelle nous sommes rationnels et participons de l’intellect, la seconde en vertu de laquelle nous produisons des raisonnements » ; Leg. II, 23). Ce passage permet de constater la hiérarchie entre l’intellect, caractérisé par « sa faculté intellectuelle » (ἡ διανοητικὴ δύναμις) et le λόγος qui participe pour une part de l’intellect, mais est également ce qui l’exprime au dehors. C’est précisément ce dernier rang que représente le serviteur, confirmant sans doute qu’Abraham est bien le nom du νοῦς.

Trois personnages reliés entre eux, l’un étant respectivement le mari et le maître des deux autres, sont donc considérés comme des figures de réalités intelligibles reliées entre elles dans la vie de l’âme, mais d’une façon telle qu’il ne peut pas y avoir de superposition de la lettre du texte entendue comme un récit, et du sens allégorique. En effet, ces trois personnes différentes deviennent les figures de trois instances d’une seule âme. Cela semblerait impliquer que Philon livre une exégèse allégorique appliquée à l’ensemble du lemme, comme dans le De Abrahamo, où la lecture allégorique peut supplanter le sens littéral. L’allégorie ne s’applique pas qu’à un élément secondaire du texte, sans incidence sur la cohabitation des deux registres, comme c’était le cas dans les cinquième et sixième quaestio, mais paraît remplacer entièrement le registre sensible.

Pourtant, la manière dont Philon illustre l’activité de chacune des trois instances continue d’avoir avec le sens littéral, entendu comme la description de réalités sensibles, un rapport étroit et paradoxal.

Notes
417.

Deter., 30 et 78 ; Gig., 50 ; Deus, 4 et 18 ; Ebr., 60 ; Migr., 29 et 84 ; Somn. I, 194 ; Abr., 52.

418.

Cher., 10 ; Sacrif., 10 ; Ebr., 59 ; Confus., 55.92.106.122 ; Migr., 196 et 197 ; Her., 52.60.279 ; Congr., 22 et 170 ; Fug., 39.50.149 ; Mutat., 113.120 ; Somn. I, 78.219 ; II, 215.

419.

Leg. I, 66 ; Poster., 73 et 74 ; Migr., 159 ; Fug., 45 et 167 ; Somn. I, 58 et 59.

420.

Aucher et Mercier semblent comprendre de façon semblable la deuxième expression, en parlant d’attribuer un nom à Sarah (« qui donnera son nom à Sarah » ; Aucher : « quae Sarra dicatur »), tandis que Marcus traduit les deux formules de façon identique : « which is called Abraham », « which is called Sarah ». Au vu des parallèles philoniens, les traductions d’Aucher et de Mercier à propos de Sarah semblent peu probables : il s’agit au contraire de donner le nom de Sarah à une réalité donnée, ici la vertu. La traduction de Marcus est plus vraisemblable, mais il faut sans doute conclure des traductions d’Aucher et Mercier qu’il y avait deux termes différents, ce qu’il ne rend pas. Du coup, si les deux constructions sont parallèles, et sachant que le verbe ἐπικαλέω n’est pas employé dans ce type de contexte, Philon a sans doute employé ὄνομα pour Abraham, et ἐπίκλησις pour Sarah, et ce dernier terme aurait été compris à l’envers, à partir de son étymologie, comme « nom donné à » Sarah.

421.

Voir encore par exemple Cher., 10, avec σοφία et σοφός.

422.

Philon n’applique pas cette démarche seulement à Abraham et Sarah : dans le De Cherubim, il donne une interprétation allégorique de Sarah, de Rébecca et de Léa, ou encore de Sepphôra, comme exemple des vertus qui vivent avec les sages (Cher., 41).

423.

Leg. I, 89 ; Plant., 126 ; Ebr., 101 ; Her., 64 ; Congr., 132 ; Fug., 71 ; Mutat., 208 ; Somn. I, 84.135.146 ; Aet., 77.

424.

Ὄντως ἀφέτῳ καὶ ἐλευθεριάζοντι καὶ καθαρῷ χρῆσθαι λογισμῷ (« jouir véritablement d’un intellect délié, libre et pur » ; Ebr., 151).

425.

Aucher : « forma » ; Marcus : « idea ». Marcus suggère de fait le mot ἰδέα, vraisemblablement au sens de « forme », d’ « apparence ».

426.

Aucher : « perfectionem virtutis » ; Marcus : « perfection of virtue ».

427.

Leg. I, 61 ; III, 18 ; III, 244 (3 occurrences) ; III, 249 ; Sacrif., 43.78.120 ; Deter., 60 ; Poster., 130 ; Deus, 154 ; Agric., 157 ; Ebr., 148 ; Her., 91 ; Congr., 19 ; Fug., 43 ; Somn. I, 177.200 ; II, 22 ; Abr., 100.116 ; Mos. II, 180 ; Spec. I, 201.287 ; II, 23 ; II, 68 ; Virt., 60 ; Prob., 92 ; Aet., 75.

428.

Leg. II, 82 ; III, 218.244.245 ; Cher., 3.7.9.41 ; Sacrif., 59 ; Deter., 28 et 59 ; Poster., 62.130.134 ; Her., 62 et 258 ; Congr., 23.63.71 ; Fug., 128 ; Mutat., 255 ; Abr., 99 et 206.

429.

Sur cette expression, voir notamment A. Kamesar, « The Logos Endiathetos and the Logos Prophorikos in Allegorical Interpretation: Philo and the D-Scholia to the Iliad Greek », Roman, and Byzantine Studies,44, 2004, p. 163-181.