3) Le développement paradoxal de l’interprétation allégorique

Avant de reprendre le détail de ce développement, il nous faut souligner un problème de texte et proposer d’opérer le déplacement d’une phrase au sein de la solutio. Si l’on observe la construction de l’analyse des trois acteurs du récit, il apparaît que Philon commence par identifier, comme nous venons de le rappeler, chacune des trois instances : « Quant aux figures de l’homme et de la femme, il faut les considérer l’une comme (la figure) de la pensée très pure, qui sera appelé Abraham, et l’autre, comme la perfection de la vertu, qui donnera son nom à Sarah ; quant au fait de proférer la parole, c’est ce qui a été appelé serviteur ». Philon illustre ensuite en deux temps leur action respective. Il reprend d’abord, dans le même ordre, les deux premières instances, en évoquant la hâte de l’intellect et de la vertu : « Et l’intellect et la vertu se hâtent sans retard ni temporisation, se pressant pour plaire à Dieu et le servir ainsi que les puissances ». Puis il expose la manière dont cette hâte s’exprime dans la lettre du texte concernant respectivement l’intellect, la vertu, puis la parole : « Et l’intellect, à la façon d’un préposé, dirigera et prêtera la main pour faire ce qu’il faut faire et il se pressera ; quant à la vertu, elle fera preuve d’une rapidité diligente pour achever les trois mesures et les pains cuits sous la cendre ; quant à la parole, elle offrira les victimes désignées ».

Trois phrases au total se succèdent donc à propos des trois acteurs, mais la deuxième ne fait pas mention de la parole. Certes, il est envisageable que Philon l’ait omise en raison de sa subordination à l’intellect et à la vertu : l’accent serait mis sur les deux instances qui dirigent. Cela reste toutefois curieux, d’autant que la parole retrouve sa place dans la dernière phrase. Or, il se trouve qu’il y a un peu plus loin dans la solutio, au milieu de l’exégèse des « trois mesures », et plus spécifiquement dans un passage sur la deuxième puissance de Dieu, la « puissance royale », une phrase sur le rôle de la parole qui fait difficulté : « quant à la parole, (il faut dire) qu’elle est en vue d’une aide pour diriger ce qui doit se faire en faveur de ceux qui effectuent un travail et l’achèvent ». Marcus signale seulement la difficulté de donner un sens à la première partie de la phrase : « an aid for guidance in a certain one », qui correspondrait selon lui au texte grec : τὸν λόγον (ὡς) ἐν ἑνί τινι ἡγεμονίας ἀντίληψιν 430 Mais plus généralement cette phrase s’insère mal dans le contexte, qui est un développement sur les fautes plus ou moins grandes commises par les hommes, que la puissance royale châtie : une référence à la parole et au travail ne semble pas pouvoir être expliquée à cet endroit. La rupture de symétrie du premier développement d’une part, l’incohérence de cette phrase dans son contexte de l’autre, nous conduisent donc à proposer de la déplacer pour l’insérer plus haut, à une place que son sens comme la construction rhétorique du passage justifient pleinement.

Philon explicite en effet le sens de son interprétation en développant l’action spécifique de chacune des instances qu’il a identifiées, mais en se limitant à la transposition la plus réduite possible. Il distingue d’une part l’action conjointe de l’intellect et de la vertu, d’autre part l’aide que leur apporte la parole. Il est notable que Philon associe dans une seule intention l’intellect et la vertu : « et l’intellect et la vertu se hâtent sans retard ni temporisation, se pressant pour plaire à Dieu et le servir ainsi que les puissances ». Le lemme biblique attribue à Abraham et à Sarah des actions nettement différentes, mais Sarah agit sous l’impulsion d’Abraham, et l’un comme l’autre sont dits « se hâter » (ἔσπευσεν Αβρααμ : « Abraham se hâta » ; Σπεῦσον : « Hâte-toi ; Gn 18, 6). L’utilisation d’un même verbe, que Philon reprend en l’accentuant (« sans retard ni temporisation »), peut être considérée comme une indication qu’Abraham et Sarah œuvrent d’un même esprit, d’autant plus que Sarah agit conformément à ce qu’Abraham lui demande de faire.

Pour autant, malgré la transposition dans l’allégorie des figures d’Abraham et de Sarah, Philon ne cherche pas à jouer sur la relation spécifique entre l’intellect et la vertu : rien n’indique que l’identification de l’intellect ou de la vertu permette d’expliquer un aspect précis du texte, rien dans son exégèse ne vient confirmer l’intérêt de procéder à l’identification d’Abraham et de Sarah comme l’intellect et la vertu. La description de l’action de l’un et de l’autre reste très générale, et ne caractérise pas particulièrement une exégèse spécifiquement allégorique : Philon s’efforce de rester au plus près de la lettre du texte, sans rien ajouter à la transposition en réalités intelligibles des deux personnages. Il s’agit de « plaire à Dieu et le servir ainsi que les puissances », comme cela aurait été le cas de l’hospitalité accordée à des hommes.

Le statut de la parole est à peine plus abstrait : « elle est en vue d’une aide pour diriger ce qui doit se faire en faveur de ceux qui effectuent un travail et l’achèvent ». Aucher traduit par auxilium ce que Marcus et Mercier traduisent respectivement, de façon identique, par « aid » et « aide ». Quel que soit le terme grec utilisé (Marcus, nous l’avons vu, suggère ἀντίληψις), il apparaît comme un synonyme de la fonction de serviteur, tandis que la référence à « ceux qui effectuent un travail et l’achèvent » peut renvoyer concrètement à Abraham et Sarah, ou au moins à Abraham, celui qui « dirige » 431, et qui, finalement, offre lui-même aux visiteurs le veau apprêté par le serviteur (Gn 18, 8). Il est celui qui conduit et porte à son achèvement l’action réalisée grâce à l’aide du serviteur.

On le voit, une fois encore, Philon cherche à rester le plus possible proche du texte scripturaire, à peine paraphrasé pour rappeler ce qu’est le rôle du serviteur. Pas plus que pour la vertu, il n’éclaire sur les modalités spécifiques de l’action des instances de l’âme qu’il fait intervenir. L’armature conceptuelle sous-jacente à son exégèse demeure à peu près totalement implicite : rien n’éclaire sur la relation entre la vertu et l’intellect, rien ne précise de quelle manière la parole est effectivement une aide pour porter un travail à son achèvement. Un lecteur qui n’aurait pas déjà à l’esprit les conceptions de Philon sur l’âme ne pourrait établir de lien entre ces instances et leurs fonctions, alors que Philon dans d’autres passages analogues déploie largement le rôle de chacune, notamment dans le passage de la descente en Égypte dans le De Abrahamo. Parmi tout ce qu’il présente dans son propre texte, seuls les mots d’intellect, de vertu et de parole ne constituent pas des paraphrases du texte scripturaire qui pourraient parfaitement trouver leur place dans un exposé littéral.

Ce phénomène s’observe de nouveau dans la dernière phrase du développement, d’une façon plus accentuée encore. À l’exception du nom de chacun des acteurs, Philon semble reprendre directement les actions décrites dans le texte scripturaire. Il se contente d’ajouter pour l’intellect qu’il agit « à la façon d’un préposé » 432, mais la description de ce qu’il fait correspond exactement au statut d’Abraham : il « dirigera et prêtera la main pour faire ce qu’il faut faire et il se pressera ». La seule différence notable entre les traducteurs modernes est la dimension factitive introduite par Marcus qui parle d’un « stimulator », de quelqu’un qui aiguillonne. Signalons ici un problème d’interprétation du lemme biblique lui-même, à propos du verbe ἐτάχυνεν. Les trois traductions modernes du lemme, en n’explicitant pas le sujet de ce dernier verbe, peuvent laisser penser qu’il s’agit toujours de la même personne et donc que c’est Abraham qui « donne » le veau et se « précipite » pour le préparer 433 ; ou alors, si l’on accepte un changement implicite de sujet, c’est le serviteur qui agit avec célérité. Philon lui-même, dans les deux autres passages où il cite ce verset, le comprend explicitement en ce sens : c’est le cas dans le De Abrahamo 434 comme dans un autre passage des Quaestiones (« il court aussi, le serviteur, au service qui le concerne » : QG V, 124). La lecture que Marcus suggère est identique à celle de La Bible d’Alexandrie, qui retient un sens factitif : « il le pressa de le préparer ». Cela est plus cohérent avec l’absence d’indication d’un changement de sujet dans le texte scripturaire, et permet aussi de concilier les différents sens : dans cette tournure, c’est toujours Abraham qui est à la source de l’action, mais concrètement c’est bien le serviteur qui agit rapidement.Quoi qu’il en soit, les trois traducteurs rapportent les actions dans le même ordre que le lemme scripturaire : l’intellect « dirige » (l’ordre donné à Sarah), « prête la main » (le veau pris dans le troupeau) et il « se presse », ou fait se presser le serviteur.

Quant à la vertu, ses actions sont littéralement une reprise des termes scripturaires : la vertu va « achever les trois mesures et les pains cuits sous la cendre ». Enfin, en ce qui concerne la parole, le rapport au texte est un peu plus lointain, puisqu’il est dit que la parole « offrira les victimes désignées ». Les trois traducteurs emploient un vocabulaire cultuel : « hostia », « offering » et « victime ». Peut-être est-ce une inflexion (la seule) apportée par Philon au texte scripturaire, dans une volonté de souligner que tout ce qui est préparé l’est pour Dieu et ses puissances, en ajoutant une nuance qu’il ne tire pas du texte scripturaire, mais qui fait écho aux « nourritures sacrées » évoquées dans la sixième quaestio. Notons également qu’Aucher et Marcus emploient le singulier (« hostiam » et « offering ») : ce choix paraît préférable car plus cohérent avec le lemme, où il est question d’un unique veau. Cette formulation paraît donc montrer que Philon s’efforce de rendre compte à la fois de l’hospitalité effectivement accordée aux trois hommes, et de la manière dont celle-ci renvoie aussi aux dons adressés à Dieu. Nous retrouvons là la superposition des deux registres caractéristique de l’exégèse de la séquence de quaestiones que nous avons étudiée.

Bien loin de s’éloigner du texte scripturaire et d’en transposer les éléments pour livrer une description cohérente de réalités intelligibles, Philon s’attache donc à rester le plus proche possible des réalités sensibles, sans introduire aucune autre réalité intelligible dans son commentaire. Cela semble contradictoire avec l’exégèse d’ensemble des trois figures qui paraît fonctionner comme une interprétation allégorique du lemme en son entier. Toutefois nous avons également vu que Philon n’entrait aucunement dans l’examen des relations spécifiques qui lient la vertu ou la parole à l’intellect, se contentant de rappeler leur existence : il ne s’agit donc pas du même type d’exégèse allégorique que celle du De Abrahamo, où les relations entre les réalités intelligibles sont approfondies et mises en lumière à partir d’une analogie avec les réalités sensibles, pour illustrer l’enseignement que l’Écriture livre, grâce à celles-ci, sur celles-là. La démarche est en quelque sorte ici inversée : la référence aux réalités intelligibles est réduite au strict nécessaire et ne livre aucun élément de connaissance sur la vertu ou la parole. Le fait que la dimension intelligible ne soit pas développée, et que Philon ramène aux actions concrètes décrite par le texte, ne permet pas non plus de voir dans l’interprétation des personnages de ce passage une exégèse exactement identique à celle que Philon propose pour Abraham en lui-même, lequel constitue en lui-même, par son intellect, une articulation entre les réalités littérales et les réalités intelligibles, qui ont, de façon conjointe, une place équivalente.

En définitive, Philon propose donc une transposition dans le registre des réalités intelligibles de Sarah et du serviteur, sans pour autant quitter la référence à la lettre du texte et aux actions concrètes qui leur sont attribuées, et alors même que l’on ne peut les leur imputer à la fois comme personnes et comme instances de la vie de l’âme. La clé de cette difficulté semble reposer dans la subordination totale de Sarah et du serviteur à Abraham déjà exprimée dès la première phrase de la solutio. Il ne faut pas chercher à y voir de nouveaux acteurs qui auraient la même importance qu’Abraham, mais continuer de considérer qu’il n’y a qu’un seul véritable acteur, Abraham, qui agit lui-même à travers les actions de Sarah et du serviteur, ou dont l’intellect, pour l’exprimer dans le registre des réalités intelligibles, agit à travers la vertu et la parole. L’exégèse de Philon est parfaitement cohérente si tout peut être attribué à Abraham, quand bien même il aurait recours à des intermédiaires pour agir : il est alors possible à la fois de prendre en compte l’action de l’intellect d’Abraham en tant qu’intellect, à l’égard de Dieu et des puissances, et de montrer comment les actions concrètes évoquées par le lemme lui sont également imputables, puisqu’elles découlent de sa volonté propre, quels que soient les intermédiaires, qui n’ont de ce point de vue aucune autonomie.

Abraham reste, comme dans les quaestiones précédentes, le protagoniste du récit, et c’est en lui que s’articulent les deux niveaux de réalité, même si Philon ne joue désormais plus sur son hésitation, mais s’efforce de mettre en valeur sa piété plus que son hospitalité. C’est ce qui permet de comprendre les trois développements qui vont suivre. Ils portent respectivement sur les « trois mesures », le « pain cuit sous la cendre » et le festin offert par Philon aux visiteurs. Ces trois développements reprennent les trois actions d’Abraham. Les deux premiers, à partir des deux actions de Sarah, décrivent la manière dont se manifeste la vertu de piété d’Abraham – la valeur allégorique de Sarah demeure présente. Le troisième, même s’il n’y a pas de lien direct dans le vocabulaire, renvoie à la nourriture offerte par Abraham aux visiteurs, à la fois sur un plan sensible et sur un plan intelligible : c’est sans doute un écho de l’action du serviteur, à qui est attribuée la préparation des « victimes désignées », à la fois nourriture humaine et offrande à Dieu.

Ainsi, après avoir d’emblée répondu à la question qu’il se posait au sujet de la hâte commune aux trois personnages évoqués par le texte scripturaire, comme un signe de la vertu d’Abraham lui-même, puis développé les actions des trois personnages de telle façon qu’elles sont finalement rapportées uniquement à Abraham, Philon peut se livrer à une exégèse des trois dernières actions qu’il a rappelées pour illustrer la vertu propre d’Abraham, directement ou bien par l’intermédiaire des actions prêtées à Sarah. Notons enfin que la parole paraît finalement n’avoir été mobilisée que comme une articulation nécessaire à la mise en place de l’interprétation, comme une simple cheville sur laquelle Philon ne cherche pas à s’appuyer ensuite. Alors que Sarah figure la vertu dont la suite de l’exposé livre une longue illustration – sans plus se référer explicitement à la vertu elle-même, il est vrai –, la parole ne paraît plus du tout intervenir dans la suite de la solutio.

Notes
430.

Op. cit., n. g, p. 281.

431.

Aucher (« regiminis ») et Marcus (« guidance ») parlent de même de l’action de diriger.

432.

Aucher traduit de même : « praepositi more », tout comme Marcus : « in the manner of an overseer ».

433.

Aucher : « deditque puero, et properavit facere illud » ; Marcus : « gave it to the boy, and he hastened to do this ».

434.

Ἁπαλὸν καὶ εὔσαρκον ἀγαγὼν μόσχον, οἰκέτῃ παραδίδωσιν. Ὁ δὲ καταθύσας σκευάζει τάχιστα (« Prenant un veau tendre et bien en chair, il le remet à un serviteur. Lequel, après l’avoir tué, le prépare en hâte ; Abr., 108-109).