1) Universalité des trois mesures

Le premier temps constitue une introduction où Philon met en place les termes de sa compréhension des trois mesures en recourant à un langage philosophique appuyé sur l’autorité d’Homère et des Pythagoriciens. Rien n’est donc fondé sur l’Écriture : Philon développe un discours sur les réalités intelligibles que le texte scripturaire ne fait que suggérer en parlant des trois mesures, et en indiquant, selon l’interprétation qu’en donne Philon, que Dieu apparaît avec ses deux puissances.

‘La parole qui concerne les trois mesures a un sens très profond. De fait, toutes les choses sont mesurées par trois (parties) réellement, car elles possèdent un commencement, un milieu et une fin. Chacune de ces (trois) parties est inutile sans les autres qui sont formées de la même manière. C’est pourquoi Homère dit non sans raison que toute chose est partagée en trois et les Pythagoriciens mettent, comme base de la genèse de toutes les choses : dans les nombres, la triade, et dans les figures, le triangle à angle droit 435.’

Le premier terme important, ce que Mercier traduit par « a un sens très profond » est vraisemblablement l’adjectif φυσικώτατος, d’après les traductions convergentes d’Aucher et de Marcus 436 ainsi que les notes de Marcus 437 et de Mercier 438 qui suggèrent la restitution de ce terme. Il se trouve probablement employé comme attribut du sujet, si l’on en croit les traductions d’Aucher et de Marcus et le fait que Mercier lui-même reconnaisse, malgré une traduction plus éloignée, qu’il faut restituer φυσικώτατος. Ce terme figurait déjà en tête de la deuxième quaestio, et décrit l’adéquation d’une proposition à la nature profonde de la réalité, ou à Dieu lui-même. Nous avons également rappelé qu’il pouvait manifester le passage du registre littéral au registre allégorique, mais que cela n’est pas toujours le cas, notamment dans la deuxième quaestio. Le même problème se pose ici, puisque Philon n’emploie pas plus que dans la deuxième quaestio un vocabulaire marquant de façon univoque un passage à l’allégorie. Il est certain qu’il renvoie ici à l’ordre profond du monde, à sa dimension intelligible, s’appliquant à « toutes les choses » 439. Mais il n’affirme pas pour autant que cela ne se verrait que dans une lecture allégorique du texte, comme nous allons le voir.

Philon développe son exégèse des trois mesures (τρία μέτρα ; Gn 18, 6) en faisant passer le sens du terme μέτρον de celui d’unité de volume, pour mesurer un produit tel que la farine, à celui de partie d’un corps : « toutes les choses […] possèdent un commencement, un milieu et une fin » et « chacune de ces [parties] est inutile sans les autres qui sont formées de la même manière ». Le terme de mesure désigne ainsi finalement une « partie », mais garde un lien avec l’unité de volume, puisque l’ensemble de la farine mesurée par Sarah forme également un tout constitué par trois parties prises successivement 440. Le passage d’un sens à l’autre est encore étayé par l’usage du verbe, qui permet à la fois de décrire ce que fait Sarah et la constitution de toute réalité : « toutes choses sont mesurées » (Aucher : « tribus mensurantur omnia » ; Marcus : « all things are measured by three »). Philon procède par déplacement ou enrichissement progressif du sens du mot « mesure » pour lui donner une importance toujours plus grande : les trois mesures concernent toute réalité, et lui donnent sa cohérence.

Comme dans les quaestiones précédentes, Philon est vraisemblablement attaché à ne pas donner l’impression qu’il sépare deux réalités ou qu’il remplace l’une par l’autre : il entend plutôt montrer que l’expression « trois mesures » doit être prise dans toute la richesse de sa signification, aussi bien sensible qu’intelligible. S’il n’y a pas d’allégorie, c’est que Philon joue non pas ici sur la transposition d’une réalité sensible, désignée par une expression donnée, en une réalité intelligible, désignée par une autre expression. Au contraire, il est question de la même expression, « trois mesures », aussi bien dans les actions de Sarah que dans la constitution de toute réalité. La question ne se pose pas tant en termes de sens littéral ou de sens allégorique qu’en termes de polysémie du vocabulaire : le terme de mesure, μέτρα, au nombre de trois, permet aussi bien de décrire l’action de Sarah que la constitution triple de chaque réalité. Ce ne sont pas les trois volumes de farine que Sarah puise successivement pour préparer le pain qui constituent l’image concrète d’une réalité invisible, de façon analogique, c’est le terme employé pour décrire ce qu’elle fait qui s’applique, de façon générale, à toute autre réalité. Cela tient, en dernière analyse, à ce que l’action de mesurer constitue en elle-même une activité de l’intellect qui ordonne, mesure et découpe les réalités. Philon, de fait, gomme les détails les plus concrets de l’action de Sarah : de φύρασον τρία μέτρα σεμιδάλεως (« pétris trois mesures de fine farine » ; Gn 18, 6), il ne garde que la notion de mesure, et le nombre, trois. Il s’agit donc bien de renvoyer, à travers l’action de Sarah, à une opération de l’intellect, c’est-à-dire d’Abraham, qui recouvre une dimension concrète (la fabrication du pain), mais permet dans le même temps d’exprimer que l’intellect, en décidant de faire faire trois pains à partir de trois mesures de farine, se règle à la fois sur le nombre des hommes qui sont accueillis, et sur une connaissance de Dieu et de ses puissances que Philon va développer par la suite.

Il prolonge toutefois d’abord son propos sur l’extension généralisée des trois mesures, en opérant deux références. La première est une citation d’Homère : τριχθὰδὲπάνταδέδασται (« toutes les choses ont été coupées en trois » ; Il., XV, 189). Le recours au poète comme argument d’autorité signale un registre d’argumentation autonome vis-à-vis du texte scripturaire. Pour un raisonnement sur la nature des choses, Philon procède selon une démarche d’argumentation classique dans laquelle la référence à Homère peut être reçue comme un argument d’autorité, pour montrer que le poète dans son œuvre livrait déjà un enseignement sur la nature des choses correspondant à l’analyse des trois mesures qui a été proposée 441. Le raisonnement n’est alors pas celui d’un théologien ou d’un exégète, mais celui d’un philosophe grec raisonnant à partir des outils et des références qui lui sont propres : ce sont en particulier les Stoïciens qui s’appuient sur la lecture d’Homère pour en retirer une description plus profonde de la réalité du monde, exprimée de façon cachée 442. La référence aux Pythagoriciens peut être comprise dans le même sens, avec une dimension spécifiquement philosophique plus développée et plus explicite, puisque Philon s’intéresse à la manière dont ces philosophes « mettent, comme base de la genèse de toutes les choses : dans les nombres, la triade, et dans les figures, le triangle à angle droit ». Il ne s’agit plus d’évoquer un regard encore largement sensible porté sur les objets réels, mais de décrire les réalités mathématiques et géométriques qui délimitent les formes de ces objets, dont la saisie relève directement des opérations de l’intellect.

Il ne s’agit pas pour autant de viser un discours strictement scientifique ou technique : la référence aux Pythagoriciens, après Homère qui est le poète inspiré par excellence, peut également avoir une dimension plus religieuse, puisque l’arithmologie pythagoricienne porte également une forte dimension mystique. Il est donc possible que la démarche rationnelle ouvre progressivement sur une démarche à caractère mystique, qui porte une connaissance du monde cachée mais qui peut se dévoiler si l’on en connaît la clé, ici la mesure triple de toutes choses. Cette dimension, qui ouvre aussitôt dans le développement de Philon sur Dieu et ses puissances, est également encore présente dans la référence aux mystères que fait Philon dans le commentaire du « pain cuit sous la cendre ».

Notes
435.

Françoise Petit fournit pour la fin du passage le fragment : οἱΠυθαγόρειοιτριάδαμὲνἐνἀριθμοῖς, ἐνδὲσχήμασιτὸὀρθογώνιοντρίγωνονὑποτίθενταιστοιχεῖοντῆςτῶνὅλωνγενέσεως. La première partie du fragment, tirée du De mensibus (II, 8, 10-14) de Jean le Lydien paraît plus une paraphrase éloignée de Philon, intégrée à la perspective propre de l’auteur, qu’une citation précise de Philon, malgré la présence de la citation d’Homère.

436.

Aucher : « nimis naturale » ; Marcus : « most natural » ?

437.

Op. cit., n. n, p. 279.

438.

Op. cit., n. 2, p. 166.

439.

Aucher : « omnia » ; Marcus : « all things ».

440.

Nous nous référons aux traductions de Marcus et de Mercier, Aucher traduisant assez différemment, mais, selon Marcus, « plus librement » (« more freely » : n. b, p. 280).

441.

Les fragments d’Aristobule sur la valeur du sabbat et du nombre sept s’appuient de la même manière sur Homère : s’il semble qu’Aristobule ait pu forger le texte sur lequel il s’appuie, les fondements de la démarche n’en sont pas moins les mêmes (Eusèbe de Césarée, P., XIII, 12, 9-15).

442.

Nous renvoyons à la présentation que donne Anthony Long de la conception stoïcienne de l’œuvre d’Homère comme allégorie : « He composed, in other words, on two levels : on the surface he offers an epic narrative about the deeds of God and heroes, but what he is really talking about, and understands himself to be talking about, is the physical world in a sense acceptable to Stoic philosophers » (A. A. Long, « Stoic readings of Homer », dans R. Lamberton et J. J. Keaney [dir.], Homer’s Ancient Readers. The Hermeneutics of Greek Epic’s Earliest Exegetes, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 41-66 ; la citation se trouve p. 42).