3) La triple vision et la contemplation de Dieu

Ramenant en définitive tout son développement sur les trois mesures à Dieu, « mesure de tous les êtres », Philon a justifié le passage d’une vision triple à une vision unique en soulignant que Dieu, « en son unité, se fait semblable à une trinité, à cause de la faiblesse de ceux qui regardent ». Alors qu’il avait déjà présenté les raisons pour lesquelles l’intellect, dans son imperfection, peut recevoir une vision triple, et non pas seulement une vision unique de Dieu 452, Philon s’attache de nouveau à en rendre compte, non plus de façon directe, en rappelant simplement les limites de l’intellect humain qui lui interdisent de contempler directement l’Être dans son unité, mais par le biais d’une analogie suggestive avec la vision sensible. Cette image est reprise aussitôt par une évocation de Moïse et de la demande qu’il fait à Dieu de le voir distinctement : le recours à une autre figure scripturaire (peu fréquent dans les Quaestiones, comme nous l’avons rappelé), et qui plus est à Moïse, le sage parfaitement accompli, vise à montrer à la fois la nécessité et la difficulté de voir Dieu dans une apparition simple. Il donne donc un fondement au point d’articulation central de l’argumentation que Philon vient de développer, en justifiant que celui qui apparaît de façon triple soit en définitive Dieu lui-même, seul, mais que cela soit difficile à percevoir.

‘Car l’œil de l’âme, très lumineux et très brillant, s’obscurcira avant de se heurter et de se fixer à celui qui est selon l’unité, sans qu’aucun autre ne soit vu. En effet, de même que, aux yeux du corps, quand ils viennent à s’affaiblir, souvent, une double apparition est présentée par un seul luminaire, de même aussi en ce qui concerne la vue de l’âme, elle ne pourra pas atteindre l’Un comme un ; il lui est arrivé de percevoir une trinité selon les apparitions qui l’assistent, lui, l’Un, (à savoir) les premières puissances en tant que servantes.
C’est pourquoi le chef des prophètes et des messagers, Moïse, désire voir l’Un sans ses puissances, en tant qu’un selon l’unité, sur lequel personne ni par l’art ni par la sagesse, ou par quelque autre moyen qui se trouve dans la création, n’a espéré se montrer supérieur ni s’élever au-dessus en progressant de bas en haut. En effet, celui-ci (Moïse) voulait saisir le principe de toutes choses et obtenir aussi miséricorde, en tant que (Dieu) apparaîtrait seul sans un autre à l’âme amie de Dieu. Car il dit : « Montre-toi à moi, (que) je te voie distinctement ».’

Il est intéressant de constater que Philon cherche à rendre compte du problème de la saisie intelligible, sous une forme triple, d’une réalité qui est fondamentalement unique, en s’appuyant sur une analogie physique : « de même que, aux yeux du corps, quand ils viennent à s’affaiblir, souvent, une double apparition est présentée par un seul luminaire, de même aussi en ce qui concerne la vue de l’âme, elle ne pourra pas atteindre l’Un comme un ». L’analogie entre regard sensible et regard intellectuel est poussée : l’un et l’autre peuvent être soumis à la fatigue, et donc ne pas réussir à percevoir nettement l’objet considéré. De fait, si le regard, fatigué, ne parvient pas à se fixer sur la distance précise à laquelle se trouve l’objet visé, la vision respective de chacun des yeux ne s’accorde pas avec l’autre, et cela entraîne une vision double. Toutefois, mais Philon n’y insiste pas, la fatigue du regard ne produit qu’une vision double, alors que dans le cas qu’il développe, il s’agit de passer d’une vision simple à une vision triple. Là s’arrête donc sans doute la portée de son analogie – à moins peut-être qu’il ne postule que la vision double s’ajoute à l’objet réel, comme les puissances apparaissent aux côtés de Dieu, mais rien ne permet de penser que ce soit le cas. Il s’agit donc sans doute plutôt d’une comparaison suggestive que d’une stricte analogie.

Cette image, malgré son caractère peut-être approximatif, n’en vient pas moins confirmer de façon intéressante le registre dans lequel se place Philon dans cette séquence de quaestiones. Nous avons vu que dans le De Abrahamo, de façon semblable, Philon cherchait à expliquer le problème d’une vision à la fois une et triple, à propos du même passage scripturaire, en décrivant le phénomène des ombres projetées par un objet placé au soleil de midi. Le recours à une analogie physique est identique, mais le problème est situé de façon très différente, puisqu’il porte cette fois-ci sur celui qui regarde, et non sur l’objet : ce n’est pas l’objet en tant que tel qui se donne à voir de telle ou telle façon, mais le regard de l’observateur, dans sa faiblesse, qui fait apparaître un double objet. Cela est donc tout à fait cohérent avec l’exégèse générale du passage, qui repose sur une focalisation de Philon sur la vision propre d’Abraham et sur ses hésitations, afin de rendre compte de la difficulté que constitue l’apparition conjointe de la vision sensible et de la vision divine. Le choix de l’image n’a donc rien d’anodin : loin d’être gratuite, ou de constituer une parenthèse dans l’argumentation, celle-ci permet de poursuivre par un autre moyen l’exégèse du passage. Philon revient sur le caractère flottant et incertain de la vision de celui-ci, et paraît indiquer implicitement qu’Abraham a de nouveau changé de perception. La manifestation des trois visiteurs humains est redoublée par une triple vision divine, au lieu de la seule vision de Dieu, sans qu’un critère extérieur paraisse le justifier.

Cette première image, qui introduit par le recours à une analogie la difficulté à voir Dieu seul, est redoublée par une référence scripturaire qui appuie la même idée sur un véritable argument d’autorité : il est difficile de percevoir Dieu dans une vision simple, même si c’est le plus grand désir du sage, comme Philon l’a déjà montré dans la quatrième quaestio. L’exemple de Moïse, « chef des prophètes et des messagers » confirme que la contemplation de Dieu ne peut être atteinte par quiconque « ni par l’art ni par la sagesse, [ni] par quelque autre moyen qui se trouve dans la création ». Les traductions d’Aucher et de Marcus semblent ici préférables à celle de Mercier en ce qui concerne le but visé par Moïse. Mercier parle de « se montrer supérieur » à l’Un, de « s’élever au-dessus », mais l’on voit mal comment Philon pourrait ne serait-ce qu’évoquer cette hypothèse, Dieu étant transcendant à toute création, dans l’Écriture comme dans la pensée philosophique de Philon – pour les Stoïciens, le fait que Dieu soit immanent au monde ne permet pas pour autant de s’élever au-dessus de lui. Que l’art et la sagesse ne permettent pas d’atteindre ce but n’aurait rien d’étonnant. En revanche, Aucher parle d’atteindre (« attingere ») Dieu et Marcus de se rendre adéquat à lui (« to be adequate »), et l’un et l’autre parlent d’arriver jusqu’aux régions supérieures (Aucher : « superiora » ; Marcus : « the upper regions »). Il s’agit alors plutôt de rappeler l’impossibilité pour un homme de s’élever par lui-même jusqu’à Dieu et aux régions les plus élevées.

Ce constat corrobore l’image précédente rappelant la faiblesse de l’intellect humain et donc sa difficulté à voir Dieu dans son unicité. L’exemple de Moïse permet d’illustrer l’enjeu de cette vision : Moïse « désire 453 voir l’Un sans ses puissances », il « voulait saisir le principe de toutes choses et obtenir aussi miséricorde » 454. La vision de Dieu doit être désirée, souhaitée comme une marque de miséricorde divine. La citation finale éclaire qu’il ne peut être question que d’une demande : « Montre-toi à moi, (que) je te voie distinctement » (ἐμφάνισόν μοι σεαυτόν, γνωστῶς ἴδω σε ; Ex 33, 13), la suite du verset scripturaire parlant d’ailleurs à propos de cette vision donnée par Dieu d’une grâce (χάριν ; ibid.). La vision n’est pas présentée comme réalisée, pas plus que Philon ne faisait état de la réponse de Dieu à Abraham qui lui demandait de demeurer auprès de lui.

Philon continue donc avec ces deux arguments, l’analogie physique et la référence scripturaire, de creuser le même sillon que dans les quaestiones précédentes : s’il développe la vision des trois hommes, et surtout la vision de Dieu entouré de ses puissances, la plénitude de la vision unique de Dieu paraît demeurer au-delà de l’exégèse elle-même. Les enjeux et les difficultés de cette vision sont expliqués, ce qui empêche de l’atteindre est clairement montré, mais elle n’apparaît jamais véritablement comme réalisée : elle est montrée dans la quatrième quaestio, mais comme une vision qui n’est pas amenée à durer, et la réponse d’Abraham à la demande qu’il adresse à Dieu n’est pas donnée. À la différence du grand discours de Dieu dans l’exposé allégorique du même épisode, où Philon impliquait que l’âme puisse être purifiée totalement, au point de voir Dieu et de le désirer pour lui-même, sans limites, l’exégèse des quaestiones maintient toujours une certaine imperfection : même Moïse n’est pas montré comme doté de cette pure vision, lui dont le texte scripturaire dit pourtant que « Dieu le connaissait face à face » (ὃν ἔγνω κύριος αὐτὸν πρόσωπον κατὰ πρόσωπον ; Dt 34, 10). L’exposé allégorique du De Abrahamo était du reste détaché en partie de l’exposé littéral, ce qui n’obligeait pas Philon à montrer dans quelle mesure il pouvait s’appliquer à Abraham. Ici, l’exégèse est plus fine, accordée de plus près au texte scripturaire, et elle se fait en quelque sorte plus réaliste, à la manière de la conclusion de Philon sur la vertu de piété d’Abraham à la fin du premier volet de l’exposition de la vie d’Abraham dans le De Abrahamo (Abr., 200-207).

Ces deux exemples montrent l’intérêt pour Philon d’avoir commencé le développement de sa solutio en montrant la béatitude que constituait pour Abraham sa piété. Il ne s’agit pas pour lui d’une simple faculté qui lui confèrerait une aptitude particulière à voir Dieu, c’est une disposition qui lui permet de recevoir et de demander la vision de Dieu mais sans certitude qu’elle se présente. C’est, comme dans le De Abrahamo, un désir de Dieu (Abr., 170), qui exprime une forme de connaissance de ce qu’il est, mais sans qu’il puisse être atteint.

Notes
452.

Voir quaestio 2 : l’intellect humain « ne peut avoir une vue assez aiguë pour voir celui qui est au-dessus des puissances ».

453.

Aucher : « optabat » ; Marcus : « desired ».

454.

Aucher : « principale illud universorum volebat sibi assumere, orans ut misertus… » ; Marcus : « he wished to receive the chiefest of all (blessings), and to be granted the mercy of having… ».