C. Le pain sous la cendre

Ce nouveau développement présente un caractère très original, puisque Philon justifie par l’exégèse du « pain sous la cendre » la difficulté de l’exégèse des « trois mesures » : ce passage constitue ainsi un retour réflexif sur sa propre démarche, qui apparaît comme une forme de dernière confirmation de l’importance de la théorie des puissances.

‘Cependant, après les trois mesures, c’est à bon escient qu’il a parlé du pain sous la cendre, non seulement parce que, pour beaucoup, la connaissance du Père et de ses deux puissances supérieures est cachée, mais parce qu’il faut et qu’une pareille question soit cachée et qu’elle ne soit pas montrée à tous les hommes, (question) qu’il ne convient pas de dire à tous les hommes. En effet, manifester les mystères à ceux qui ne sont pas initiés et qui en sont indignes est le propre de celui qui détruit les lois de l’initiation aux mystères sacrés.’

Philon passe à l’exégèse du « pain sous la cendre » en établissant un double lien avec les trois mesures : il y a non seulement un lien de succession (« après les trois mesures »), mais il est redoublé et justifié par l’expression de la convenance de cette succession, qui se fait « à bon escient » (selon Mercier : παγκάλως 455). Il y a donc un véritable lien logique entre les deux expressions scripturaires, désignant les deux aspects de l’action de Sarah : les trois mesures de farine lui permettent de faire cuire du pain sous la cendre, et c’est la valeur de ce pain que Philon va expliciter.

Sans que celui-ci le dise de façon tout à fait transparente, il faut comprendre que les trois mesures dont il a été question peuvent être reprises, de façon synthétique, comme « la connaissance du Père et de ses deux puissances supérieures » : les trois mesures prises par Sarah expriment en effet qu’Abraham sait, dans sa piété, que toutes choses, et par-dessus tout le monde lui-même, sont mesurés par une triple mesure, Dieu et ses deux puissances. Philon s’interroge maintenant sur le fait que ces trois mesures soient cachées en devenant, « à bon escient » un « pain sous la cendre ». La Septante utilise le terme ἐγκρυφίαι, c’est-à-dire « cachés » pour désigner les pains ainsi préparés, et c’est sur ce sens que Philon joue.

Il le fait d’une double manière, en reprenant en quelque sorte le double caractère de la transition, factuel et logique : que la connaissance de Dieu et de ses puissances soit cachée relève à la fois d’une réalité de fait et d’une nécessité. En effet, Philon affirme tout d’abord que le fait que les trois mesures soient mises sous la cendre exprime le constat selon lequel, « pour beaucoup, la connaissance du Père et de ses deux puissances supérieures est cachée ». Or, ce qui n’est qu’un constat, qui pourrait être déploré ou tout simplement accepté comme tel, est repris dans un second temps, et justifié par Philon comme une nécessité : « il faut et qu’une pareille question soit cachée et qu’elle ne soit pas montrée à tous les hommes ». On voit ici le souci de Philon de dépasser la simple reprise sur un mode descriptif des éléments du texte. Le texte ne livre pas seulement un savoir factuel, il n’est pas seulement informatif, il est également prescriptif : ce qu’il décrit doit être reçu comme un ordre des choses nécessaire.

Il semble donc que l’on puisse affirmer que le caractère théorique ou contemplatif assumé par le texte ouvre sur une démarche religieuse qui engage une certaine pratique. C’est ce que l’on peut déduire tout d’abord de la mention finale de la première phrase, « il ne convient pas de dire [cette question] à tous les hommes » 456. Il s’agit d’une « question » 457, c’est-à-dire d’une « recherche », d’une « investigation » : Marcus comme Mercier suggèrent de restituer ζήτησις. Or le terme, chez Philon, s’il peut désigner la recherche de moyens de subsistance (ζήτησις ; Opif., 128 et 167) désigne notamment le questionnement philosophique. Ainsi, parlant dans le De opificio mundi de l’interrogation qui naît de la contemplation des astres, de leur cours, de leur origine, il conclut : ἐκ δὲ τῆς τούτων ζητήσεως τὸ φιλοσοφίας συνέστη γένος (« c’est de l’enquête sur ces questions que le genre de la philosophie s’est formé » ; Opif., 54 458) . Circonscrire a priori le champ ouvert à un tel questionnement sur le monde, et plus particulièrement encore ici sur Dieu et ses puissances, relève d’une interdiction religieuse, qui fixe à l’activité de l’esprit et à la curiosité humaine des bornes au-delà desquelles l’homme tenterait de dépasser sa propre nature. Notons toutefois que l’interdiction ne s’applique pas ici à tous les hommes, mais seulement à la plus grande partie.

La dernière phrase à son tour permet de spécifier plus clairement la pensée de Philon, qui reprend une nouvelle fois l’image très courante chez lui des mystères : « manifester les mystères à ceux qui ne sont pas initiés et qui en sont indignes est le propre de celui qui détruit les lois de l’initiation aux mystères sacrés ». Elle lui permet d’exprimer le sens et les limites d’une investigation sur Dieu et sur ses puissances. Cette combinaison entre une recherche rationnelle et une attitude religieuse est caractéristique de son usage de l’image des mystères, tel que Valentin Nikiprowetzky l’a caractérisé. Il rappelle le caractère originellement platonicien de cette comparaison, qui ne renvoie donc pas à de réels mystères, mais souligne aussi que Philon lui donne une orientation proprement juive 459. La référence aux mystères, en définitive, comme il le suggère (« Interpréter la Bible, telle apparaît alors la tâche fondamentale du philosophe »), signale l’enjeu herméneutique du problème. La question pour Philon est de comprendre comment l’Écriture contient des vérités décisives sur Dieu, mais comment elles sont en même temps cachées, pour ne pas être mises à la portée du premier venu. L’enjeu n’est pas l’appartenance au peuple juif et l’adhésion à la Loi de Moïse, mais la manière de comprendre en profondeur cette Loi, pour atteindre la « science de la cause première ». Il faut observer la Loi de Moïse mais aussi la soumettre à une investigation (ζήτησις) intellectuelle pour en pénétrer le sens. L’initiation recouvre également la capacité à rechercher l’enseignement de l’Écriture sur les réalités intelligibles.

Ce passage est ainsi l’un de ceux qui peuvent conférer à l’exégèse de Philon une dimension ésotérique, celle d’une démarche réservée à un nombre réduit de personnes, qui doivent à la fois recevoir la Loi de Moïse comme parole de Dieu révélée, et être en mesure de se livrer à des recherches philosophiques adéquates pour en dégager le sens profond. Les initiés auxquels Philon fait référence sont d’autres exégètes, capables de lire l’Écriture comme il le fait. En ce sens, Philon comprend ce passage comme une indication par l’Écriture elle-même de la manière dont il convient qu’elle soit lue, et de la manière dont elle dissimule certains enseignements.

Deux points doivent être soulignés. Le premier concerne le rôle de ce bref développement au sein de la solutio : il confirme la vertu d’Abraham, dans la mesure où Sarah, la figure de la vertu, manifeste par ses actes, sur un plan allégorique, que la connaissance véritable de Dieu et de ses puissances doit être cachée, qu’elle ne doit être connue que de ceux qui peuvent mener le travail d’examen nécessaire. Abraham apparaît ainsi comme l’opposé du personnage dénoncé par Philon : il ne manifeste pas « les mystères à ceux qui ne sont pas initiés », il ne détruit pas « les lois de l’initiation aux mystères sacrés » puisqu’à travers Sarah il les dissimule. L’accent est mis sur les opérations de la vertu et la connaissance de Dieu qu’elle illustre et dissimule en même temps. Cela confirme l’orientation spéculative de cet ensemble de quaestiones, centrées sur la question de la vertu de piété d’Abraham et de la manière dont Dieu se manifeste à lui : ici, Abraham est celui qui connaît Dieu, mais évite d’en partager la connaissance à ceux qui n’en sont pas dignes.

Cette exégèse rejoint une fois encore celle que livre Philon du même passage dans le De sacrificiis. Il interprète de façon strictement identique le pain sous la cendre : κεκρύφθαιδεῖτὸνἱερὸνπερὶτοῦἀγενήτουκαὶτῶνδυνάμεωναὐτοῦμύστηνλόγον, ἐπεὶθείωνπαρακαταθήκηνὀργίωνοὐπαντόςἐστιφυλάξαι (« il faut que soit caché le discours sacré qui initie à l’inengendré et à ses puissances, puisque ce n’est pas le propre de tout un chacun que de conserver le dépôt des divins secrets » ; Sacrif., 60). Il faut que l’âme « ayant reçu l’initiation aux grands mystères, ne dévoile à personne de façon triviale les rites, mais les garde comme une trésorière et les maintienne sous silence dans le secret » (τῶντελείωνμύστιςγενομένητελετῶνμηδενὶπροχείρωςἐκλαλῇτὰμυστήρια, ταμιευομένηδὲαὐτὰκαὶἐχεμυθοῦσαἐνἀπορρήτῳφυλάττῃ ; ibid.). Philon emploie le même vocabulaire et le même avertissement contre ceux qui transgresseraient le silence nécessaire sur une connaissance qui est présentée de façon identique comme celle de Dieu et de ses puissances, mesures du monde. La seule spécificité de l’exégèse de la quaestio serait le double niveau de l’éclairage que Philon apporte au texte scripturaire, en distinguant une question de fait : les hommes ne connaissent pas tous ces mystères, et une question de droit, à la fois intellectuelle et religieuse : il ne convient pas que tous les connaissent et qu’ils soient dévoilés sans limite.

Un problème se pose dès lors quant à ce passage sur le statut de l’exégèse de Philon lui-même, puisqu’il livre le sens d’un texte dont il affirme qu’il convient de ne pas révéler à la légère. La question est également présente dans le De sacrificiis, mais est plus visible encore ici, où Philon s’est livré à un développement plus nourri sur le sens des « trois mesures ». Contrairement à Abraham, et à l’Écriture, Philon livre une parole explicite et développée sur Dieu et ses puissances. Sans doute faut-il considérer, pour éviter de le voir se contredire lui-même, qu’il considère que son lectorat se limite à des personnes elles aussi « initiées » et capables de comprendre l’Écriture comme il le fait, ce qui en restreint le nombre autant qu’il en élève les qualités nécessaires. Ce commentaire, comme celui du De sacrificiis, serait un moyen indirect de caractériser le public de Philon, même si ces caractéristiques restent assez vagues.

L’argument peut toutefois être renversé, si l’on ne s’attache pas à la présentation que fait Philon, mais à ses véritables enjeux exégétiques. En effet, si Philon ne propose pas une exégèse différant sensiblement de celle du De sacrificiis, il paraît néanmoins significatif, dans le contexte des Quaestiones, que l’élément sur lequel il insiste longuement – en lui donnant une interprétation allégorique et en montrant non seulement qu’il est caché aux hommes, mais surtout qu’il doit l’être – soit précisément la théologie des puissances : celle-ci constitue précisément l’innovation à la fois spéculative et exégétique la plus significative de Philon dans son interprétation de l’épisode biblique. L’affirmation selon laquelle le texte cache son sens est l’expression en quelque sorte renversée du travail d’interprétation que Philon a dû fournir pour élaborer son exégèse. Autrement dit, la mise en scène d’un texte qui dissimule son propre sens sert à Philon de justification pour l’exégèse ardue qu’il livre : celle-ci n’apparaît pas à première lecture à la plupart des gens, et Philon fait justement de cette difficulté non pas une simple obscurité de fait, mais une véritable nécessité. Il fait ainsi porter au texte la responsabilité de la lecture difficile qu’il en propose, en proposant une lecture du « pain sous la cendre », des pains « cachés », qui justifie la complexité de celle des trois mesures, confirmant le statut essentiel de sa théorie des puissances.

Notes
455.

Aucher : « optime » ; Marcus : « most excellently ».

456.

Aucher : « non licet » ; Marcus ne traduit pas ce dernier élément, qui lui semble peut-être n’être qu’un doublet de la proposition précédente, où il traduit le verbe par « should not ».

457.

Aucher : « quaestionem » ; Marcus : « inquiry ».

458.

Voir encore Deter., 32 ; Poster., 15 et 21 ; Deus, 70 et 93 ; Plant., 54 et 79 ; etc.

459.

« À l’instar de Platon, Philon transpose à la philosophie l’itinéraire de l’initiation mystérique. Mais cette constatation ne permet pas, à elle seule, de rendre compte de sa doctrine des mystères. En effet, chez Philon, la transposition est double ou, si l’on préfère, Philon adapte la transposition dont Platon avait été l’initiateur, à l’idée particulière qu’il se fait lui-même de la philosophie. […] Parmi les différentes valeurs que le terme, grec par excellence, de φιλοσοφία reçoit dans l’usage de Philon, la plus remarquable et, pour ainsi dire, la valeur culminante est celle qui assimile à la philosophie l’étude et la mise en pratique de la Loi de Moïse dont Deutéronome IV, 6 déclare qu’elle est la sagesse d’Israël et dont, dans Virt., 65, Philon souligne qu’elle a pour trait commun avec la philosophie des Grecs de déboucher sur la ‘‘science de la cause première’’. Interpréter la Bible, telle apparaît alors la tâche fondamentale du philosophe. » (V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture…, op. cit., p. 25).