Conclusion

Au terme de notre analyse, il apparaît ainsi que la solutio répond bien à la quaestio posée initialement par Philon, et à l’embryon de réponse qu’il apporte aussitôt : si tous se hâtent dans la narration scripturaire, c’est pour manifester la vertu d’Abraham aussi bien dans les réalités sensibles que dans les réalités intelligibles – et surtout dans les réalités intelligibles –, vertu qui est récompensée en même temps qu’elle se manifeste. Alors que les réalités sensibles nécessitent un développement progressif dans lequel les différents événements se succèdent les uns aux autres, selon les initiatives d’Abraham et les réponses des visiteurs, les réalités intelligibles sont le lieu d’une immédiateté et d’une réciprocité des bienfaits. De ce fait, la description des réalités intelligibles semble échapper en partie à la succession narrative des événements de l’épisode scripturaire pris dans son ensemble. La description du banquet, dans un registre intelligible, paraît rassembler en elle des éléments que le cours du récit sépare en divers endroits, mais qui paraissent converger et trouver une unité dans la description du banquet intelligible. Celui-ci concentre de fait la question de l’hospitalité et de la réciprocité de l’accueil donné à Dieu et aux puissances. Les retournements ponctuels opérés dans les cinquième et sixième quaestiones conduisent à l’expression d’un retournement général de toutes les formes d’hospitalité rendues par Abraham aux visiteurs, de telle sorte que celui qui reçoit les dons divins, dans une joie qui peut déjà annoncer le don du « rire », d’Isaac, qui conclut l’épisode.

Après le premier pôle constitué par la deuxième quaestio où Philon a organisé la mise en place de son exégèse d’ensemble du passage, cette nouvelle longue quaestio constitue en quelque sorte la concrétisation de cette exégèse. La lecture préalablement proposée dans la deuxième quaestio permet d’anticiper sur la suite de la narration et de livrer à l’avance une exégèse unifiée de l’ensemble de l’épisode biblique, sans attendre d’avoir envisagé les uns après les autres tous les moments de la narration. Ceux-ci apparaissent seulement comme des confirmations d’une lecture cohérente et préalable du passage, permettant d’apercevoir dans chaque lemme retenu l’action d’Abraham envers des visiteurs humains, et l’action plus fondamentale de Dieu, qui est le véritable initiateur et garant de toutes les actions que le récit fait voir successivement. Il en va de même ici, et l’on peut dire que la lecture du texte selon un registre intelligible constitue une véritable unification de l’interprétation du passage, qui prend le pas sur la mise en évidence d’une cohérence d’ensemble des événements concrets rapportés par le texte scripturaire.

La question de la relation entre réalités sensibles et réalités intelligibles d’une part, et sens littéral et sens allégorique d’autre part, constitue à ce titre comme le revers de la recherche d’une unité dans l’interprétation du passage. Philon s’efforce de montrer que la lecture intelligible qu’il propose du passage est en prise sur la lettre du texte. L’allégorie, nous l’avons vu, ne figure que de façon secondaire dans ses développements, non pour faire apparaître le sens intelligible en tant que tel, mais pour le soutenir ou le confirmer. Il est particulièrement intéressant que, tout au long de cette longue huitième quaestio que nous venons d’étudier, Philon semble évacuer autant que possible toute formulation qui ferait référence de façon directe à une démarche allégorique, même si le sens figuré qu’il donne aux trois personnages humains, ou le renversement des dons d’Abraham à Dieu en dons de Dieu à Abraham sous la forme de nourritures et de boissons, paraît bien relever d’un usage figuré des réalités sensibles propre à la démarche allégorique. Cependant, Philon a d’emblée signalé que la réponse qu’il voulait apporter à la quaestio initiale visait à illustrer la vertu d’Abraham à la fois dans le registre sensible, c’est-à-dire dans sa philanthropie, et dans le registre intelligible, c’est-à-dire dans sa piété envers Dieu, envers l’Être.

Une telle présentation entre en tension avec l’idée d’un développement allégorique, puisqu’elle montre que la dimension sensible comme la dimension intelligible du récit comportent le même enseignement et manifestent la même perfection de la part du sujet du récit, ici Abraham. La question se pose de savoir dans quelle mesure une analyse véritablement allégorique, c’est-à-dire manifestant un « autre » sens derrière le sens littéral, est possible, lorsque celle-ci doit en réalité faire apparaître, sinon tout à fait le même sens, du moins un sens pleinement compatible avec le sens concret du texte. L’utilisation de l’allégorie s’intègre dans un cadre où Philon affirme que les réalités intelligibles se donnent à voir de façon transparente dans la lettre du texte. Ce qui relève d’une lecture cachée, le sens des « trois mesures », ainsi que le relève l’exégèse du « pain sous la cendre », est de fait d’autant plus mis en valeur par Philon comme une exception, qu’il impute à une volonté propre de l’Écriture afin sans doute de ne pas paraître recourir de lui-même à l’allégorie.