L’exégèse de la fin de l’épisode

Avec les huit premières quaestiones, Philon a couvert l’essentiel des problèmes soulevés par le texte concernant la question de l’identité des personnages aperçus par Abraham : or celle-ci constitue la difficulté principale posée par ce passage scripturaire dès lors qu’il est lu avec la précision requise par l’exégèse des quaestiones. Après la quaestio 8, qui constitue une forme de synthèse centrale du sens qu’il faut donner à l’épisode, la suite de l’exégèse développée par Philon ne fait pas figurer d’éléments réellement nouveaux par rapport à ceux que nous avons déjà présentés. Nous verrons toutefois une dernière évolution se faire, avec la confirmation de la moindre importance de la vision des trois hommes, qui finit même par disparaître pour laisser toute la place à la vision de Dieu, au moment où le texte scripturaire cesse précisément d’évoquer une apparition triple pour ne plus parler que d’un seul interlocuteur, identifié au verset 13 comme « le Seigneur » (κύριος). Comme les textes de la tradition rabbinique, Philon finit son interprétation de cet épisode en n’évoquant plus que Dieu, la manifestation des trois hommes étant laissée de côté par le texte scripturaire lui-même.

Nous présenterons rapidement, parmi les quaestiones qui forment la suite de l’exégèse de cet épisode, celles qui nous paraissent pouvoir prolonger les analyses que nous avons déjà faites, et confirmer les choix opérés par Philon pour rendre compte des difficultés posés par le texte scripturaire. En effet, toutes ne sont pas significatives pour nous : nous reprendrons donc de façon synthétique les enjeux des quaestiones 9, 10, 11, 12, 18, 19 et 20, pour montrer comment elles permettent de confirmer, de récapituler et de caractériser la démarche suivie par Philon dans l’exégèse de cet épisode.

La neuvième quaestio commente le lemme « il posa devant eux et ils mangèrent » (Gn 18, 8). Alors qu’il a déjà abordé le sens profond de ce repas dans les quaestiones 6 et 8, Philon s’attache au verbe « manger », qu’il commente d’emblée dans la perspective des puissances : « elles ne mangent pas de nourriture et ne boivent pas de vin rouge, les natures bienheureuses ». Restant dans un premier temps fidèle au pluriel, qui désigne Dieu et les puissances, il se sert d’une comparaison entre des hôtes et Dieu pour terminer sa solutio sur l’évocation de Dieu seul, expliquant que Dieu se réjouit « avec ceux qui savent lui plaire par leur sincérité et en ne déviant pas ». Il justifie enfin de façon claire, sur un registre intelligible, la compréhension de la nourriture qu’il avait esquissée dans les quaestiones 6 et 8, en expliquant que, « de façon plus figurée, la vie pieuse et digne de l’homme vertueux est dite nourriture de Dieu ». Marcus suggère que Philon emploie ici la forme τροπικώτερον, qui désigne effectivement une manière figurée ou métaphorique de parler, équivalente au registre allégorique 474. Comme nous l’avons annoncé, cette conclusion confirme l’exégèse de Philon dans la quaestio 6 comme dans la quaestio 8. Il est plus significatif de noter que Philon commence d’emblée par parler de Dieu et de ses puissances, et qu’il ne fait de l’hospitalité donnée aux hommes qu’un outil de comparaison (« de même que des étrangers qui sont reçus…, de même aussi la divinité »), ce qui semble dénier à ceux-ci une existence concrète, littérale, et n’en faire qu’une image destinée à manifester la relation du sage avec Dieu.

Il semble que Philon, dans cette quaestio, penche donc plus fortement qu’auparavant en direction de la vision de Dieu, et relativise l’importance et même la réalité de la vision sensible des trois hommes. Il pourrait ne s’agir que d’une simple reprise de l’évocation du festin qui a clos la quaestio 8, permettant d’insister à nouveau sur l’importance de lire l’épisode au niveau des réalités intelligibles, celui de l’échange entre Abraham et Dieu, dans la mesure où, dès la quaestio suivante, Philon semble revenir à un certain équilibre entre les deux visions.

Dans la dixième quaestio, Philon explique le sens du lemme « Et lui se tenait devant eux, sous l’arbre » (Gn 18, 8). Rappelant la multitude des esclaves possédés par Abraham (voir Gn 14, 14), Philon montre que cela signifie que « lui-même se fait serviteur », et l’explique selon l’une et l’autre vision : « s’il les a pris pour des hommes, c’est le signe qu’il pratique l’hospitalité », et « s’il les a pris pour des puissances divines apparues avec le Père, c’est le signe de dispositions morales dignes et de l’amour pour Dieu, (chez lui) qui a tenu à honneur d’assurer lui-même le service de la piété ».

Le fait d’avoir mis en avant le rôle des puissances et d’avoir illustré le caractère exceptionnel de la piété d’Abraham n’empêche donc pas Philon de continuer à évoquer en même temps les deux visions, ici de façon à peu près symétrique, même si la vision de Dieu est un peu plus développée, et vient une nouvelle fois en deuxième position, comme l’élément vers lequel se dirige l’exégèse. Il apparaît qu’aussi longtemps que le texte parle de l’hospitalité offerte par Abraham à trois visiteurs, Philon continue d’évoquer les deux visions.

La quaestio 11 livre un nouvel exemple d’élément d’interprétation déjà présent dans la quaestio 8 par anticipation. Philon se demande ici : « Pourquoi, de nouveau, (Dieu) dit-il au singulier “Où est Sarah, ta femme ?” et lui, répond : “Dans la tente” ? » (Gn 18, 9). Le fait que Dieu parle au singulier permet à Philon d’orienter immédiatement l’exégèse dans le sens d’une relation entre le sage et Dieu au niveau des réalités intelligibles : il se contente donc d’affirmer que « la lettre est claire d’après ce qui a été dit auparavant », pour s’attacher à développer dans quelle mesure on peut dire que « la vertu est en quelque sorte l’épouse et la compagne de la vie du sage », et le sens qu’il y a à ce qu’elle se trouve « dans la tente », c’est-à-dire dans le corps, « jusqu’au sens et jusqu’aux parties qui servent d’organes ».

Ce qui n’était donc qu’esquissé dans la quaestio 8, mais possédait une grande importance, est ici largement développé et expliqué : Sarah représente la vertu d’Abraham. S’ajoutant à l’exégèse de la tente qui a déjà été livrée dans la première quaestio, ce développement sur la vertu confirme l’unité de la vision de Philon sur ce passage : il a pu donner une interprétation cohérente d’éléments dispersés, et surtout anticiper, dans le cas de la vertu, l’explication détaillée qu’il ne livre que dans cette quaestio. Cela semble confirmer que la lecture du passage ne suit pas seulement le fil du texte mais que, dans la mesure où elle concerne des réalités intelligibles, elle peut s’abstraire en partie de la succession des événements du récit scripturaire. Cela peut compliquer la lecture linéaire de cette séquence de quaestiones, mais n’en fait que mieux ressortir l’idée d’une interprétation d’ensemble unifiée au niveau des réalités intelligibles, qui peut être mobilisée à tout moment même si la lecture suivie du récit, au niveau de son déroulement concret, n’a pas encore permis d’en livrer explicitement l’interprétation. Il y aurait donc d’un côté une lecture linéaire de l’épisode, attachée à l’interprétation successive des actions et des paroles qui forment l’ensemble du récit, et une lecture en partie tabulaire, portant sur les réalités intelligibles, qui permet de relier les différents versets indépendamment de leur ordre textuel. Ou peut-être faut-il parler plutôt, avons-nous dit, de pôles autour desquels l’ensemble de la matière exégétique s’organise, en même temps qu’elle se déploie au long d’une succession de versets et de quaestiones qui leur correspondent : les quaestiones 2 et 8 constituent en effet des moments de récapitulation, par anticipation, de l’ensemble du passage.

Concernant la quaestio 12, nous nous intéresserons uniquement au début de la solutio, dans la mesure où la majeure partie de celle-ci est consacrée à l’exégèse du temps qui doit encore s’écouler avant la naissance d’Isaac. S’étant interrogé une nouvelle fois sur le fait que Dieu s’exprime au singulier, ici pour annoncer cette naissance (Gn 18, 10), Philon répond : « cela a déjà été dit, à savoir, c’est là le signe qu’il se représente que ce ne sont pas des hommes qui sont venus, mais le Père de toutes choses avec ses puissances ». Deux éléments doivent être soulignés. Le premier est que, une nouvelle fois, Philon paraît affirmer que la vision de Dieu supplante la vision des hommes : si Abraham reçoit deux visions, celle des hommes n’est qu’une image provisoire qui doit laisser la place à celle de Dieu. Cette quaestio étant la dernière où il est question de la triple vision et de la visite d’hommes, il semblerait que Philon finisse par comprendre le texte comme la manifestation exclusive de Dieu et de ses puissances, la vision des hommes ne constituant qu’une étape intermédiaire, liée à l’hésitation d’Abraham, qui finirait par laisser la place à la certitude que c’est Dieu qui se présente à lui.

Philon confirme également une dernière fois la particularité de son exégèse, qui est de pouvoir assigner à Dieu une vision à la fois une et triple. Le fait qu’il mentionne ici les puissances alors que rien ne semble l’imposer dans le contexte, qui parle au contraire d’un interlocuteur s’exprimant au singulier, suggère son attachement à cette clé d’interprétation : il faut imputer à Dieu tout ce qui est dit d’un unique interlocuteur, sans perdre de vue qu’il n’est jamais seul. Toutefois, Philon pourrait vouloir montrer que c’est par sa puissance bienfaitrice que Dieu dispense à Abraham la « grâce » de la naissance d’Isaac : le terme de « puissance divine » apparaît en effet dans la suite du texte pour qualifier l’accomplissement de la volonté de Dieu. Cependant il ne semble pas, à l’instar de la quaestio 22 où Philon parle de « puissance… de l’Être » à propos une nouvelle fois de Dieu seul, qu’il faille la comprendre comme la référence à l’une des puissances.

Dans les deux cas, Philon revient une dernière fois sur l’articulation en Dieu de la vision simple et de la vision triple en soulignant l’importance qu’elle recouvre pour son interprétation. Il paraît également écarter définitivement le rôle de la vision des trois hommes, suivant en cela le texte scripturaire lui-même, qui ne fait plus mention d’aucune apparition triple.

Philon commente dans la quaestio 18 la nouvelle annonce du retour de l’interlocuteur d’Abraham un an plus tard et de la naissance d’Isaac (Gn 18, 14). Il est intéressant de noter l’explication donnée par Philon à la simultanéité de la visite et de la naissance : « si Dieu revient dans l’âme et que l’âme revienne à lui, sur le champ, il la montre enceinte de la joie, dont le nom est féminin, et la nature, masculine. En effet, il est triste et aux prises avec la douleur celui dont Dieu se tient à distance, et il est plein de joie et d’allégresse celui dont il est proche, celui qui croit recevoir comme joie les rayons très lumineux apportés d’en-haut ». À l’occasion de ce verset qui constitue presque la fin de l’épisode proprement dit de la visite reçue par Abraham au chêne de Mambré (il ne reste plus qu’une quaestio consacrée au refus de Sarah d’admettre qu’elle a ri), Philon paraît récapituler plusieurs traits distincts apparus au long de son exégèse : il insiste sur la joie que provoque la présence de Dieu dans l’âme, bien souverain qu’Abraham a précisément imploré de Dieu, comme Philon l’a expliqué dans la quaestio 4 ; il associe clairement la joie de cette présence avec le sens figuré d’Isaac, ce qui confirme que les références antérieures à la joie ou au bonheur du sage qui est en présence de Dieu pouvaient déjà être lues en lien avec la figure d’Isaac ; enfin, il évoque une nouvelle fois les « rayons très lumineux apportés d’en-haut », ce qui est une façon de ressaisir le début même de l’épisode à propos duquel Philon a longuement développé l’exégèse de la lumière, dans les deux premières quaestiones.

Ce dernier verset consacré à Abraham dans l’exégèse de cette péricope biblique pourrait donc constituer une récapitulation de la lecture d’ensemble du passage que développe Philon, dans laquelle il livre une dernière fois le sens de ce qui, rétrospectivement, apparaissait déjà en germe dès les premiers mots du passage : Dieu apparaît en pleine lumière pour combler l’âme du sage de sa joie. En un sens, toute la suite du récit scripturaire ne fait qu’expliciter le contenu du premier lemme retenu par Philon, qui montre l’apparition de Dieu et sa perception par Abraham, en pleine lumière, et l’articuler aux différents éléments présentés par le texte au cours des quinze versets qui le constituent.

Si la quaestio 19, la dernière qui concerne la visite au chêne de Mambré, ne parle pas d’Abraham, elle est cependant encore étroitement liée à la lecture d’ensemble que récapitule la quaestio 18, puisque Philon y livre un développement sur la joie qui va être donnée par Dieu et sur l’hésitation de l’âme pieuse à s’arroger la joie proprement divine. Sans entrer dans les détails d’une solutio complexe, il apparaît qu’Abraham en tant que tel n’est présent qu’à la toute fin, dans l’évocation de la procréation (« car la procréation relève du nombre deux »), mais le thème de la joie, qui est en quelque sorte la fin visée par l’exégèse du passage, est une nouvelle fois repris, développé et nuancé. Le lien avec l’exégèse d’ensemble est plus lâche que dans les quaestiones où il est fait référence à Abraham de façon centrale, mais le lien thématique reste donc fort, et cette dernière quaestio peut constituer une explication approfondie de celle qui précède, plus ramassée. La focalisation est toutefois portée sur Sarah.

Enfin, la quaestio 20 porte sur le premier verset qui suit l’épisode de la visite proprement dite : Philon s’interroge sur le sens de l’escorte que donne Abraham à ses visiteurs lorsqu’ils repartent (Gn 18, 16). Or ce verset présente un phénomène tout à fait étonnant au regard de l’exégèse qui précède : si Philon reprend encore une fois la distinction entre les deux visions, il l’articule cette fois-ci de façon tout à fait claire à la distinction entre registre littéral et registre allégorique. Philon commence en effet par écrire : « au sens littéral (Abraham) montre un certain excès d’amour témoigné aux hommes », et développe la notion d’hospitalité, mais il ajoute ensuite : « cependant il ne faut pas laisser de côté ce qui concerne le sens allégorique. Toutes les fois que l’âme de l’homme vertueux est favorisée d’une apparition très claire de Dieu et de ses puissances… » Autrement dit, Philon renonce ici à la particularité de toute l’exégèse qu’il a développée antérieurement, et à ce qui constituait la clé d’interprétation du passage, à savoir le caractère véritablement conjoint des deux visions, qui étaient inscrites de façon égale dans la lettre du texte, et ne nécessitaient pas de distinction entre sens littéral et sens allégorique pour être illustrées. Le fait que l’intellect d’Abraham soit en mesure de recevoir en même temps les deux visions, qu’il hésite entre elles, fasse preuve à la fois d’hospitalité et de piété, laisse ici la place à une interprétation plus traditionnelle, où ce qui concerne les hommes relève du sens littéral du texte, et ce qui relève de Dieu, qui est invisible, du sens allégorique.

Cette quaestio, précisément située à la charnière de deux épisodes distincts, celui de la visite reçue par Abraham et celui de son dialogue avec Dieu à propos de Sodome et Gomorrhe, confirme a posteriori le caractère unique de l’exégèse développée par Philon pour rendre compte de l’apparition de Dieu. L’épisode étant terminé, la méthode plus habituelle de Philon reprend ses droits : les distinctions entre lettre et allégorie, d’une part, et entre réalités sensibles et réalités intelligibles d’autre part, se recoupent de nouveau.

Notes
474.

Philon oppose notamment à deux reprises le registre désigné par cet adjectif au registre littéral (ἡ τροπικὴ καὶ ἡ ῥητὴ ἀπόδοσις : Leg. II, 14 ; τὴν ῥητὴν ἀπόδοσιν καὶ τὴν τροπικωτέραν : Ios., 125). Pour les autres emplois de l’adjectif en ce sens, voir Leg. I, 45 ; Cher., 41 ; Deter., 167 ; Poster., 1 et 55 ; Deus, 71 ; Confus., 134 et 190 ; Her., 50 ; Ios., 151 ; Virt., 57 ; Praem., 80.