Conclusion

Si Philon n’introduit pas dans cet ensemble de quaestiones d’élément nouveau quant à l’interprétation d’ensemble du passage, son exégèse marque une nécessaire inflexion du fait même qu’il s’attache à un commentaire précis du texte scripturaire : celui-ci fait disparaître finalement la mention de trois visiteurs et ne présente plus qu’un échange entre une personne d’un côté, Abraham et Sarah de l’autre. De ce fait, la lecture développée par Philon devient en quelque sorte inutile, puisqu’elle ne sert plus à rendre compte de la principale difficulté d’interprétation de l’épisode, qui est la mention de Dieu en même temps que celle des trois hommes à qui Abraham offre l’hospitalité. De plus, la relation entre Abraham et les trois visiteurs est nécessairement moins importante que la mise en évidence de la relation entre Abraham et Dieu, l’hospitalité est de moindre importance que la piété, ce qui conduit Philon à esquisser à deux reprises un changement radical de point de vue, où l’apparition des hommes n’est plus qu’une simple image sans réalité concrète.

Il faudrait alors semble-t-il comprendre, si Philon est cohérent avec lui-même, que, trompé depuis le début par l’apparition de Dieu avec ses puissances, Abraham a cru rendre les devoirs de l’hospitalité à des hommes tout en sachant que Dieu était présent, mais qu’il finit par se rendre compte, dans la relation d’hospitalité qui se tisse, que Dieu seul est présent, entouré de ses puissances. Cela entre toutefois en contradiction avec la quaestio 20, qui ouvre sur l’épisode suivant, où Philon adopte de nouveau un regard extérieur sur Abraham, et commente le texte selon deux niveaux : ce qui est représenté directement par le texte comme des réalités sensibles, à savoir des hommes, et ce que le texte ne fait voir que de façon allégorique, à savoir Dieu et ses puissances.

Le cadre interprétatif posé initialement par Philon ne concernerait donc précisément que le moment où Abraham peut être dans le doute, parce que le texte scripturaire lui-même paraît hésiter, en parlant au pluriel alors qu’il est question de Dieu dès le début de l’épisode, et encore dans la prière d’Abraham pour que « le Seigneur » auquel il s’adresse ne s’éloigne pas de lui. L’enjeu de l’exégèse de Philon est de rendre possible une lecture où Dieu est présent tout au long de l’épisode, non pas seulement comme témoin implicite mais à travers chacun des détails qui est rapporté, que cela soit à propos d’une personne ou de trois. À partir du moment où le texte scripturaire ne parle plus que d’une personne, il ne peut plus être question que de Dieu, selon l’interprétation de Philon, et la disparition des trois hommes devient semble-t-il une preuve a posteriori qu’il ne s’agissait même pas réellement d’hommes lorsque le texte parlait au pluriel des visiteurs d’Abraham. La vision équilibrée de la deuxième quaestio apparaît donc rétrospectivement comme une pierre d’attente qui permet, grâce à la théorie des puissances, de relire tout le passage comme une apparition de Dieu, même si Abraham a pu douter et se comporter, par précaution, comme si des hommes étaient présents en même temps que Dieu.