Conclusion

Récapitulation de la construction de l’exégèse

À l’instar de l’exégèse menée par Philon dans le De Abrahamo, l’exégèse des Quaestiones procède de règles claires. Elles impliquent une succession d’analyses portant sur des lemmes qui sont également relativement courts, où se succèdent souvent exégèse littérale et exégèse allégorique, même si l’exégèse allégorique occupe généralement la plus grande place 475. Ce sont les seuls éléments formels contraignants. L’organisation en livres apparaît comme une simple question d’édition qui n’engage en rien l’exégèse proprement dite : rien dans le déroulement des quaestiones ne vient marquer le passage d’un livre à l’autre, comme peut l’illustrer la première quaestio que nous avons étudiée, qui ouvre le quatrième livre sans mentionner le début d’un nouveau développement, ni dans le texte de la Genèse, ni dans le traité de Philon.

En somme, la forme première des quaestiones est une suite de développements exégétiques ponctuels suivant de façon systématique l’ordre du texte 476. Elle n’implique pas nécessairement l’élaboration d’une exégèse cohérente et unifiée à l’échelle d’un groupement de versets ou d’un épisode biblique dans son entier. Ce sont d’autres critères qui interviennent alors, à l’intérieur des développements eux-mêmes. Comme nous l’avons mentionné, dans le cas du début du chapitre 16 de la Genèse, Philon propose sur plusieurs quaestiones de suite une même exégèse (QG III, 18-25 sur Gn 16, 1-6). Elle est rendue possible par le développement d’une interprétation allégorique cohérente d’Abraham, de Sarah et d’Agar qui lui permet de transposer les éléments concrets du récit dans un registre intelligible. Sur une même trame, Philon développe deux niveaux d’exégèse. Il n’y a pas, dans ce cas, de différence notable avec l’exégèse développée dans le De Abrahamo, si ce n’est que l’interprétation est distribuée verset par verset au lieu d’être entièrement donnée d’abord à un premier niveau, puis à un deuxième.

La séquence que nous avons commentée présente elle aussi une unité d’ensemble, même si certaines quaestiones participent moins étroitement à l’élaboration d’un sens général 477. Cette unité est pourtant différente de celle du passage qui porte sur Abraham, Sarah et Agar. Philon, en effet, ne se contente pas de suivre le texte et d’en livrer progressivement une interprétation qui respecte sa trame narrative, tout en la transposant étape par étape sur un autre registre, qui présenterait une analogie avec le premier. Nous avons vu comment Philon développait une exégèse plus complexe. Les termes importants de celle-ci sont mis en place dans la première quaestio, qui décrit la manière dont Dieu se manifeste et la manière dont Abraham reçoit cette manifestation : Philon y illustre le lien entre contemplation sensible et contemplation intelligible, et insiste sur les limites de la vision d’Abraham. Mais c’est dans la deuxième quaestio que Philon énonce le cœur du problème posé par le passage, à savoir que Dieu se fait voir à Abraham, et que le texte parle à la fois d’une vision simple et d’une vision triple, celle d’hommes. Deux motifs sont mis en place : l’hésitation d’Abraham, qui saisit à la fois une vision sensible et une vision intelligible, et agit avec vertu envers l’une comme envers l’autre, mais aussi l’introduction de la théorie des puissances qui permet à Philon d’imputer à la Dieu aussi bien une vision simple qu’une vision triple, permettant ainsi de renforcer la confusion d’Abraham.

Il est important de rappeler ici la manière dont cette compréhension du passage engage la suite du commentaire, et pourquoi Philon la rend nécessaire, contrairement à d’autres passages : il n’est pas possible de procéder ici comme pour Abraham, Sarah et Agar, en suivant simplement l’ordre du texte, quaestio après quaestio, car l’interprétation que Philon propose implique que les deux visions appartiennent toutes deux à la lettre du texte, et que selon les versets elles apparaissent ensemble ou en alternance. Une exégèse qui se développerait de façon linéaire, verset après verset, ne pourrait pas livrer le regard unifié que seule permet la mise en place, au préalable, d’une clé d’interprétation qui permet ensuite de situer chacun des versets à la place spécifique qu’il occupe par rapport aux autres. Il convient de noter toutefois que ce principe ne fonctionne en réalité que sur le premier degré d’interprétation des versets, sur la manière dont ils présentent à première lecture des éléments qui pointent vers l’une ou l’autre vision. En effet, si Philon s’interroge fréquemment dans l’intitulé des quaestiones sur celle des deux visions qui se présente à un moment donné devant Abraham, il parvient dans tous les cas à montrer la présence de la vision divine, le plus souvent de façon conjointe avec la vision des hommes, mais parfois également seule (voir la quaestio 4). Cette clé de lecture vaut donc pour la mise en place d’un cadre général préliminaire, mais n’engage pas totalement la lecture que Philon propose de chaque verset.

De fait, la troisième quaestio constitue un passage de la vision des trois hommes à celle de Dieu, passage qui ne s’achève véritablement que dans la quatrième, qui livre une interprétation rétrospective de la troisième et se focalise uniquement sur la vision de Dieu, et plus particulièrement sur la vision simple et non pas triple, en s’appuyant sur le fait qu’Abraham dans le texte scripturaire s’adresse à un unique interlocuteur. Dans la cinquième quaestio, Philon commence par relever l’usage du pluriel, mais c’est pour aussitôt montrer comment la manifestation de Dieu se poursuit en même temps que celles des hommes. Dans la sixième quaestio, de même, Philon montre la présence conjointe des deux visions à travers les formulations surprenantes des paroles d’Abraham. La huitième quaestio évoque également les deux visions, même si elle donne une importance beaucoup plus considérable à ce qui concerne la vision de Dieu et de ses puissances.

Nous avons vu également dans quelle mesure il était possible de voir dans cette quaestio un nouveau pôle autour duquel s’organisait l’interprétation d’ensemble du passage : Philon reprend en particulier des éléments des quaestiones 5 et 6, sur l’hospitalité rendue aux visiteurs ; il anticipe également sur le moment où la nourriture est réellement offerte ; il présente Sarah comme la vertu alors qu’il ne développe cette interprétation que dans la quaestio 11 ; il fait sans doute encore référence par avance à Isaac à travers l’évocation de la joie reçue par le sage, alors que l’annonce de sa naissance fait l’objet des quaestiones 13 à 17, qui l’introduisent progressivement, puis des quaestiones 18 et 19 qui en donnent toute la mesure. Enfin, en montrant en plénitude la réalité de l’échange entre Abraham et Dieu, Philon place définitivement l’apparition des trois hommes à un rang secondaire : elle ne peut pas encore être tout à fait effacée, mais elle n’apporte pas autant à la compréhension du passage que celle de Dieu et de ses puissances. De fait, la vision des trois hommes n’intervient plus qu’à une seule reprise comme une visite réelle, dans la quaestio 10, tandis que les quaestiones 9 et 12 en font déjà une simple image, sans réalité concrète, qui s’efface devant la vision divine.

La clé de lecture initiale proposée pour comprendre le passage ne vaut donc qu’aussi longtemps que le texte laisse planer une ambiguïté, que Philon a choisi non seulement d’assumer mais encore de creuser, dans la deuxième quaestio, afin de montrer que Dieu est en réalité présent à chaque moment du texte, même si celui-ci ne fait mention que de trois hommes. La mise en place de la théorie des puissances dans ce passage, combinée à l’idée d’une hésitation d’Abraham, est donc l’articulation fondamentale qui permet à Philon de rendre compte de façon efficace des difficultés du texte, sans réduire en rien l’importance de la vision de Dieu, bien au contraire. C’est bel et bien la vision des trois hommes qui devient en quelque sorte accessoire, apparaissant comme une concession à la lettre du texte qu’il n’est finalement plus nécessaire de respecter : l’hésitation d’Abraham a cessé, il est désormais certain de la réalité de la vision de Dieu et du don que celui-ci lui adresse. Philon peut ainsi en définitive récapituler de façon concentrée la totalité du passage dans la quaestio 18 en réunissant le thème de la présence de Dieu, de la joie et de la lumière.

Rappelons enfin que dès le début de l’épisode suivant (Gn 18, 16), commenté par Philon à partir de la quaestio 20, la question de la perception d’Abraham disparaît, et Philon revient à une exégèse plus classique, où le texte scripturaire est lu dans son sens littéral, portant sur des actions humaines, puis dans son sens allégorique, qui seul permet de parler de Dieu et de ses puissances. Dans les quaestiones qui suivent, ou bien Philon respecte cette double exégèse, de façon plus ou moins équilibrée, ou bien il parle directement sur un registre allégorique. Il n’y a donc plus dans l’exégèse cette tension qui était née de l’affirmation scripturaire par laquelle s’ouvrait l’épisode, la manifestation de Dieu : celle-ci aurait pu être directement traitée dans un registre à la fois intelligible et allégorique, comme c’est le cas à partir de la quaestio 20, si elle n’était aussitôt articulée à la vision de trois hommes.

Notes
475.

L’exégèse littérale peut être uniquement mentionnée comme évidente et à ce titre ne recevoir aucun développement. Dans le livre IV des Quaestiones in Genesim, c’est le cas des quaestiones 11, 13, 15, 26, 37, 38, 46, 62, et 68.

476.

Il est vrai que tous les mots ne sont pas nécessairement commentés : Philon peut choisir de ne pas reprendre le commentaire d’un élément dont il a déjà livré un sens suffisant, comme la mention de l’arbre sous lequel se tiennent Abraham et ses visiteurs, qu’il passe sous silence aussi bien dans la cinquième quaestio que la dixième, après en avoir livré une exégèse développée dans la première. Il peut même passer complètement sous silence un morceau important de verset dans le dialogue entre Abraham et ses visiteurs (Gn 18, 5), peut-être parce qu’il revient ensuite d’une autre manière sur le contenu ici supprimé (l’évocation des raisons de la visite des voyageurs, et le terme de leur voyage), en parlant du don d’Isaac, puis du chemin des visiteurs jusqu’à Sodome.

477.

Outre la quaestio 7, sur laquelle nous nous sommes expliqué, il s’agit des quaestiones 13 à 17, qui laissent de côté la question des deux visions pour se focaliser sur Sarah et sa réaction à l’annonce qui lui est faite.