Enjeux de la focalisation sur les réalités intelligibles

L’exégèse littérale dont nous avons vu plusieurs exemples dans le De Abrahamo apparaît ici peu développée. Si Philon postule l’exemplarité de l’hospitalité livrée par Abraham, il ne cherche guère à l’éclairer en la mettant en relation avec des pratiques communes ou des exemples historiques qui permettraient d’en mesurer la valeur. L’amour des hommes d’Abraham est plus postulé qu’il n’est véritablement illustré, au contraire de sa piété. Il y a donc peu d’éléments qui viendraient étayer ce que nous avons qualifié de dialectique entre le particulier et le général, pour faire d’Abraham un exemple intemporel, et en particulier pour les contemporains de Philon. La tonalité d’ensemble de ces quaestiones est très spéculative et se focalise surtout sur la manière de faire apparaître, en plus de sa dimension concrète, la dimension intelligible du récit. Les quaestiones 3 et 7 illustrent l’exemplarité d’Abraham au sens où il accorde parfaitement sa vue et son action, ou encore ses paroles et ses actes, mais cela reste une exemplarité très générale et abstraite, qui n’est pas liée à l’hospitalité offerte aux trois hommes. Il n’y a pas de souci de la part de Philon de rendre compte du caractère vraisemblable ou au contraire paradoxal des actions d’Abraham.

Les références explicites de Philon à la culture grecque au sens large servent en réalité à appuyer une lecture allégorique et à rendre compte de la manière d’appréhender les réalités intelligibles qu’il met en lumière dans ces quaestiones. Le cas le plus surprenant est le premier, où Philon se livre à une exégèse allégorique de la mythologie grecque afin d’étayer, y compris pour un lecteur non juif de l’Écriture, la relation privilégiée entre Dieu et le chêne, qui est présenté comme le plus important des arbres. La mobilisation de discours extérieurs à l’Écriture, qui pourraient permettre d’interpréter le texte non pas seulement de façon abstraite, mais en référence à un contexte plus large, ne renvoie donc pas à des réalités concrètes, mais à des réflexions sur la divinité et les réalités intelligibles. De plus, ces références n’éclairent pas directement la piété d’Abraham, mais un détail de l’exégèse allégorique de Philon. Ce n’est donc pas la situation concrète d’Abraham qui est éclairée de l’extérieur, mais un discours théologique qui se confronte au discours mythologique sur les dieux pour le subordonner à sa propre réflexion. De la même manière, la référence aux usages courants du vocabulaire sur les arbres ne permet pas de rendre compte de la manière de s’exprimer d’Abraham, mais renvoie de façon convergente à la valeur allégorique du vocabulaire employé par l’Écriture. De même, la citation d’Homère qui figure à la fin de la deuxième quaestio permet à Philon d’évoquer les conceptions mythologiques sur les manifestations divines, non pas pour en tirer un enseignement, cette fois-ci, mais pour les réfuter et souligner la véritable conception qu’il faut avoir de la manifestation de Dieu évoquée par l’Écriture. Philon ne parle donc d’Homère que pour renforcer un discours sur les réalités intelligibles, comme le montre la dernière référence qu’il lui accorde, à propos des trois mesures. Il en va de même pour l’évocation des Pythagoriciens qui suit immédiatement, ou encore pour la citation d’Héraclite qui ouvre la première solutio.

Si le fait même de chercher à mettre en lumière des réalités intelligibles et d’employer à cet effet un vocabulaire technique et philosophique constitue un trait dominant de l’exégèse de Philon, et peut apparaître de ce fait comme une référence extérieure à l’Écriture pour en éclairer le contenu, ce phénomène ne joue qu’au niveau des réalités intelligibles : il n’apparaît pas comme le signe d’une volonté de référer l’Écriture à un contexte extérieur, mais comme la recherche d’une cohérence doctrinale interne à l’Écriture. Dans cette perspective, Philon emprunte à différentes traditions philosophiques un ensemble de termes ou de conceptions, à commencer par la distinction entre réalités sensibles et intelligibles, dans la lignée du platonisme, mais cela ne s’intègre pas dans une dialectique entre le particulier et le général, dans une confrontation entre le contenu de la Loi et une autre culture. Philon au contraire fait converger sa lecture de l’Écriture et ses références à diverses dimensions de la démarche philosophique grecque pour donner à la Loi une profondeur nouvelle qui ne remet pas en cause sa valeur et son autorité indépassables.

Pour reprendre la problématique de David Dawson, le phénomène de révision culturelle que l’on peut discerner chez Philon semble essentiellement se limiter à tout ce qui porte sur la dialectique du particulier et du général propre au sens littéral. La démarche allégorique, comme outil qui permet de passer des réalités sensibles aux réalités intelligibles, relève d’un souci de déchiffrement de l’Écriture qui ne constitue pas un travail de rapprochement de deux cultures, mais la réunion de deux discours convergents : la Loi donnée par Dieu, et les lois de la nature observées par les philosophes. S’il y a une confrontation possible dans ce discours, elle a lieu dans la mesure où Philon, par fidélité au texte scripturaire, contredit certaines positions philosophiques : c’était notamment le cas, dans l’exégèse du De Abrahamo, à propos du stoïcisme. Une distinction est alors opérée, une « révision », qui conduit à retenir certaines propositions et à en exclure d’autres. Cela ne concerne pas la démarche de Philon en tant que telle : son monothéisme strict et l’autorité qu’il confère à l’Écriture dépassent le registre d’une rencontre entre cultures pour toucher à une recherche de la vérité selon deux directions qu’il s’efforce d’unifier : la lecture de l’Écriture et la réflexion philosophique.

Philon ne cherche donc pas dans ce passage à rendre compte du sens littéral pour lui-même, afin de donner avec Abraham un élément de comparaison qui mettrait en évidence son exemplarité, son caractère exceptionnel ou au contraire sa proximité avec tel ou tel type de comportement. Si Philon ne développe pas uniquement un discours allégorique, il insiste exclusivement sur ce qui lui permet de développer des problèmes touchant les réalités intelligibles. Le fait que le genre des quaestiones n’impose pas de livrer un discours synthétique cohérent sur le sens littéral de l’ensemble d’un épisode scripturaire lui permet de n’accorder au sens littéral et aux réalités sensibles que la place la plus réduite, pour s’attacher au contraire à souligner la portée essentielle des enseignements sur les réalités intelligibles, et notamment sur Dieu et ses puissances, ainsi que sur la relation que le sage a avec eux. Par comparaison avec le De Abrahamo, l’échelle textuelle à laquelle se situe chaque développement exégétique autonome (ici la quaestio, là ce que nous avons appelé chapitre) est beaucoup plus réduite (moins d’un verset en moyenne dans l’épisode que nous avons présenté) : cela n’oblige pas Philon à rendre compte de la conduite générale d’Abraham, mais seulement de la valeur ponctuelle de chaque lemme dans la perspective de la lecture générale qu’il propose sur la vision de Dieu et des trois hommes.

À cette caractéristique qui relève de la méthode des quaestiones de façon générale s’ajoute le problème spécifiquement posé par cet épisode et par l’exégèse que Philon choisit d’adopter, en conférant au texte un sens qui porte à la fois sur les réalités sensibles et sur les réalités intelligibles. Nous avons vu l’importance à cet égard de deux motifs. La référence développée aux puissances, non pas comme un élément ponctuel comme cela peut être le cas dans d’autres passages (voir QG I, 57 sur Gn 3, 24 ou QG III, 39 sur Gn 17, 1), mais comme une articulation essentielle d’une lecture d’ensemble de l’épisode, revêt un double intérêt : d’un point de vue ontologique, elles constituent un intermédiaire entre l’absolue transcendance de Dieu et son action sur le monde, pour créer et récompenser ou pour châtier, ce qui permet de trouver un appui pour mettre en relation les réalités sensibles et les réalités intelligibles ; d’un point de vue exégétique, elles permettent d’imputer à la vision divine tout ce qui concerne la triple vision, en évitant ainsi à Philon d’avoir à développer la vision des trois hommes au détriment de la vision de Dieu, même s’il continue à en tenir compte comme point de départ du commentaire de chaque lemme. Elles constituent donc une articulation qui permet d’éviter de recourir à une séparation claire entre le sens littéral et le sens allégorique.

Le deuxième motif, celui de l’hésitation d’Abraham, est lui aussi absolument central à cet égard. Il permet de plus de distinguer clairement ce passage de l’exégèse menée dans le De Abrahamo : au lieu de rendre compte de l’extérieur des actions d’Abraham et de la vision de Dieu, Philon adopte un point de vue centré sur l’intellect d’Abraham et sur la manière dont il est intérieurement disposé à l’égard de l’une et de l’autre vision. Ce faisant, il parvient à proposer une exégèse véritablement unifiée et cohérente, ce que la démarche spécifique du De Abrahamo ne lui a pas permis de faire, dans la mesure où il se refusait à donner une place à la manifestation proprement dite de Dieu dans l’exposé littéral, qui ne doit aborder que des réalités sensibles. La difficulté ontologique posée par la lettre du texte scripturaire est assumée de façon beaucoup plus intégrée dans cette séquence de quaestiones que dans le De Abrahamo, précisément parce que Philon se place à un point de vue où le monde sensible et le monde intelligible peuvent se rencontrer en même temps et se superposer véritablement, à savoir dans l’intellect. Un point de vue extérieur, qui s’attacherait à décrire ou bien un registre, ou bien l’autre, mais ne peut rendre compte des deux à la fois, rend beaucoup plus difficile l’exégèse de la manifestation de Dieu.

Plus précisément peut-être, le recours à la théorie des puissances et à l’hésitation d’Abraham fait que Philon peut se passer d’une référence appuyée aux réalités sensibles : il n’en tient compte qu’autant que le texte scripturaire l’y contraint, mais il parvient à voir à chaque fois dans quelle mesure le texte renvoie à la vision de Dieu. La spécificité de l’exégèse de ce passage est donc de pouvoir maintenir avec le monde sensible un lien qui, à chaque fois, peut renvoyer à une réalité intelligible : la vision triple peut à chaque fois être la vision divine, puisqu’elle peut être celle de Dieu avec ses puissances ; les actions d’Abraham envers des visiteurs humains sont à chaque fois également tournées vers Dieu dans la piété, et la focalisation sur son intellect et sur son hésitation évite d’avoir à rendre compte de la réalité objective de la triple apparition.

Un dernier trait spécifique de cette exégèse, qui la distingue de la plupart des quaestiones comme de l’exégèse du De Abrahamo, est le recours que fait Philon à deux reprises à la figure de Moïse, complétée dans le premier cas par la figure de Caïn, pour éclairer des aspects essentiels de la vie de l’âme d’Abraham. Nous avons rappelé que l’association de trois figures scripturaires pour décrire trois aspects d’une même réalité était exceptionnelle dans les Quaestiones. Or la particularité de cette exégèse intra-scripturaire est de montrer comment l’Écriture dans son ensemble porte un enseignement cohérent, d’un point de vue théologique, sur Dieu, à condition de savoir déchiffrer sa lettre et d’effectuer les rapprochements appropriés entre différentes figures qui donnent à voir l’intellect sous différentes facettes. À Abraham, figure exemplaire, répond l’exemple négatif de Caïn, tandis que la référence à Moïse constitue l’illustration de la plus haute exemplarité, Moïse étant à la fois un sage parfait et l’auteur de la Loi, celui qui prescrit des actions et en donne en même temps le modèle achevé.

Ces deux derniers traits – focalisation sur l’intellect d’Abraham de telle manière que la réalité de la vision sensible devient secondaire et mise en relation de différentes figures de la vie de l’intellect dans une exégèse intra-scripturaire – doivent être particulièrement soulignés. Ils constituent en effet des caractéristiques essentielles de l’exégèse du Grand commentaire allégorique dont nous allons maintenant rendre compte à partir de l’exemple du De migratione Abrahami.