Troisième partie : le départ d’Abraham dans le De migratione Abrahami

Introduction

Avec le De migratione Abrahami, nous abordons maintenant le troisième type de traité exégétique présent dans l’œuvre de Philon, et qui en constitue la majeure partie. L’étude de chaque verset y occupe une part encore plus importante que dans les Quaestiones (les 215 paragraphes du traité ne couvrent que trois versets), et le sens littéral disparaît totalement comme moment spécifique de l’exégèse. Seule demeure une exégèse que l’on peut, certes, qualifier de façon générale d’allégorique, mais dont les modalités sont différentes de celle que nous avons pu rencontrer dans les passages identifiés comme tels dans le De Abrahamo ou les Quaestiones : l’absence de délimitation entre un sens littéral et un sens allégorique laisse toute sa place à une diversité de procédés que nous nous efforcerons de mettre en lumière et modifie en partie le statut de l’allégorie en tant que telle. Du point de vue formel que nous avons adopté pour classer les trois types de traités, il paraît donc logique de terminer par celui-ci, où l’exégèse a la plus grande ampleur rapportée au lemme qu’elle commente et où les procédés sont les plus variés. C’est également dans ce type de traité que la démarche de Philon semble se déployer de la façon la plus aboutie.

Nous avons choisi d’étudier le De migratione Abrahami, qui est le premier traité du grand commentaire allégorique consacré à un épisode de la vie d’Abraham. Il se présente comme un commentaire du départ d’Abraham (Gn 12, 1-6 478), organisé en quatre temps successifs, consacrés respectivement à l’exégèse de Gn 12, 1-3, de Gn 12, 4 (lui-même subdivisé en deux temps), et de Gn 12, 6 : ces quatre étapes constituent respectivement un commentaire des dons divins, de la fin de la route, de ses étapes, et enfin une conclusion. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la première partie de la première section, consacrée à l’étude du premier don divin qui est fait à Abraham lorsque Dieu lui demande d’opérer une migration, le don étant précisément le départ. Cette première séquence procède au commentaire complet du premier verset du chapitre 12 de la Genèse : Kαὶ εἶπε κύριος τῷἈβραάμ· ἄπελθε ἐκ τῆς γῆς σου καὶἐκ τῆς συγγενείας σου καὶἐκ τοῦ οἴκου τοῦ πατρός σου εἰς τὴν γῆν, ἥν σοι δείξω 479 (« Et le Seigneur dit à Abraham : “Pars hors de ta terre, de ta parenté et du logement de ton père, pour aller vers la terre que je te montrerai.” » ; Gn 12, 1). Le commentaire de ce verset est clairement délimité : Philon explique au paragraphe 53 qu’il considère le contenu du premier verset comme un premier don (πρώτην δωρεάν), auquel il fait succéder la présentation d’un deuxième (δευτέραν), qui correspond aux premiers mots du deuxième verset, opérant ainsi une transition particulièrement claire entre deux temps de son analyse.

Nous avons retenu cependant pour notre étude une séquence plus réduite, couvrant uniquement les paragraphes 1 à 35. Notre critère n’est pas la seule progression du commentaire du lemme en lui-même, puisque nous verrons que Philon amorce à partir du paragraphe 27 le commentaire de la dernière partie du verset (εἰς τὴν γῆν, ἥν σοι δείξω), commentaire qu’il conduit d’abord jusqu’au paragraphe 42, puis qu’il prolonge sur dix derniers paragraphes pour expliquer l’emploi du futur (δείξω). Notre intérêt se portera sur la manière dont Philon conduit son exégèse, notamment en ce qui concerne le recours à l’allégorie, dans un développement qui s’organise autour d’une succession de figures bibliques. Après Abraham, qui occupe naturellement le premier temps de l’exégèse, Philon envisage en effet le cas de Moïse et de l’Exode, celui de Joseph, puis encore ceux de Jacob et d’Isaac, lequel constitue un point culminant du parcours exégétique. Cette séquence se conclut enfin sur l’évocation d’une expérience personnelle de la part de Philon. Ainsi considéré, ce développement forme un tout cohérent et suffisant pour apprécier les enjeux de la démarche de Philon.

Nous laisserons donc de côté les paragraphes 36 à 42, qui poursuivent l’exégèse de la « terre » mais entament en réalité une nouvelle séquence avec une méthode exégétique différente, autour du verbe δείκνυμι. Il est désormais question non plus spécifiquement de la terre, mais de ce qu’implique le fait de la montrer, et Philon met en évidence de façon méthodique les trois instances qui sont engagées dans cette relation : celui qui est montré, celui qui voit, et celui qui montre. Quant aux paragraphes 43 à 52, par lesquels s’achève l’exégèse du premier verset du chapitre 12 et qui portent sur le sens du futur (δείξω), ils constituent un autre développement, qui présente, certes, des liens et des points communs de méthode avec les précédents, mais est en définitive relativement autonome et n’ajouterait pas d’élément significatif à notre objet d’étude. Nous nous attacherons donc à l’ensemble de l’exégèse consacrée au premier verset, à l’exception de la proposition relative finale : ἥν σοι δείξω.

L’étude de la première section du traité nous conduira à mettre en évidence le déploiement d’une exégèse en deux temps successifs caractérisés chacun par un type de discours particulier. Le premier temps illustre de façon méthodique la manière dont Philon choisit de développer une exégèse allégorique d’un lemme scripturaire, en l’éclairant par l’examen d’une notion centrale, celle de migration (μετανάστασις). Cette exégèse allégorique est relativement classique, mais le soin apporté par Philon à la développer puis à l’amplifier par un discours à la fois ancré dans l’Écriture et la philosophie constitue un phénomène nouveau. Le deuxième temps représente un approfondissement du premier, qui ouvre dans le même temps sur une progression de l’exégèse du lemme : Philon éclaire son exégèse initiale en la complétant par l’évocation d’autres épisodes et figures scripturaires qui permettent de décrire la notion de migration dans tous ses aspects. Ce procédé, que nous avons rencontré de façon très ramassée dans les Quaestiones, reçoit ici un traitement beaucoup plus riche qui s’intègre à la composition même du traité, puisque la mobilisation d’autres figures scripturaires permet finalement à Philon de reprendre le fil de son exégèse du lemme initial et de passer de l’examen du départ à celui de la terre indiquée à Abraham.

Comme dans les deux études que nous avons menées précédemment, nous nous attacherons à étudier le texte dans sa progression, pour faire ressortir aussi bien les éléments ponctuels de technique exégétique, en particulier autour de l’allégorie, que les phénomènes plus large de composition, qui présentent un degré de complexité supplémentaire par rapport aux exégèses précédentes, plus ordonnées. Nous nous interrogerons aussi sur la portée de l’exégèse de Philon sur plusieurs plans. Nous nous efforcerons de mettre en évidence non seulement le rôle, mais aussi le fondement de la démarche allégorique philonienne à partir du moment où, comme c’est le cas dans cette séquence, l’exégèse littérale est absente ; la question de la composition spécifique de ce type de traité, et la manière dont Philon rapproche et fait converger différentes figures bibliques distinctes pour élaborer un propos unifié ; enfin, le sens de son intervention personnelle à la suite des diverses figures bibliques qu’il évoque, et la lumière qu’elle achève d’apporter à l’étude des enjeux proprement herméneutiques de sa démarche.

Notes
478.

À l’exception notable du verset Gn 12, 5. Sur ce point, voir H. D. Weiss, « A Schema of ‘the Road’ in Philo and Lucan », The Studia Philonica Annual, I, 1989, p. 43-57, et B. Besnier, « Migration et telos d’après le De migratione Abrahami », The Studia Philonica Annual, XI, 1999, p. 74-103.

479.

Nous citons le lemme tel qu’il est donné par Philon. Nous y reviendrons au début de notre étude.