A. Le lemme (Migr., 1)

Philon ouvre son traité, comme il le fait dans la plupart des autres traités du Grand commentaire allégorique, en citant directement et in extenso le lemme auquel il va consacrer la première partie de son travail 480. Ici, Philon cite les trois versets qui occuperont la première des quatre parties de son traité, qui couvre 123 paragraphes, ce qui constitue une moyenne de 41 paragraphes de commentaire par verset. Le commentaire du premier verset, auquel nous avons choisi de nous intéresser de façon spécifique, est au-dessus de cette moyenne puisqu’il compte 51 paragraphes.

Deux traits distinguent donc d’emblée l’exégèse de ce traité de celle des quaestiones. Le premier trait est l’absence de question : le lemme est livré tel quel, puis méthodiquement commenté, sans que Philon paraisse chercher à orienter sa lecture dans le sens de la résolution d’un problème précis. Au contraire, cette démarche analytique semble viser à rendre compte de la totalité du verset, tel qu’il se présente, et qu’il pose ou non un problème spécifique de compréhension. L’enjeu de la relation entre le verset et l’exégèse, cohérente, que Philon en donne, ne se pose donc pas à partir d’une question explicitement formulée. En second lieu, l’ampleur du développement tranche par rapport aux Quaestiones : celles-ci réservent en général l’équivalent de quelques paragraphes, rarement plus de trois ou quatre, à un lemme dont la longueur correspond à peu près à celle d’un verset, alors qu’ici plusieurs dizaines de paragraphes sont consacrés à chacun des trois versets du premier lemme 481. Le changement d’échelle est considérable, et cela ne peut qu’impliquer une exégèse différente, selon des modalités nouvelles.

Cette manière de présenter le lemme scripturaire de départ se distingue plus nettement encore de celle du De Abrahamo : dans ce dernier traité, Philon ne cite pas de lemme scripturaire, mais il intègre le texte du passage qu’il commente dans un exposé littéral qui constitue le premier temps du commentaire de chacun des versets. Le passage scripturaire commenté est ainsi profondément reformulé d’une manière susceptible d’orienter le commentaire allégorique qui le suit, comme nous l’avons montré. L’exposé littéral possède une certaine autonomie, mais il n’a de sens fondamentalement qu’en lien avec le commentaire allégorique qui le suit. Dans le De migratione Abrahami et les autres traités du Grand commentaire allégorique, le texte est donné tel quel, sous la forme d’un lemme qui peut, comme dans ce début de traité où il regroupe trois versets, avoir une certaine ampleur.

Dans les deux traités du De Abrahamo et du De Iosepho, qui appartiennent à l’ensemble de l’Exposition de la Loi, Philon se sent tenu d’exposer longuement le sens littéral du texte qu’il commente, avant d’en livrer une interprétation allégorique. Dans les Quaestiones, son point de départ est une difficulté de la lettre du texte, difficulté qui peut du reste être rapidement évacuée, au niveau littéral, au profit d’un commentaire allégorique plus développé. Dans le Grand commentaire allégorique, le lemme est présenté le plus souvent, et c’est le cas pour le passage qui nous intéresse, d’une façon totalement neutre, sans commentaire préalable ni souci de reformulation. Le lemme scripturaire semble se suffire à lui-même et Philon n’a pas besoin de passer par une exposition du sens littéral, ou une interrogation sur son sens, pour lancer son exégèse. Cette présentation dépouillée du lemme biblique correspond ainsi à un rapport différent de Philon à la lettre du texte : l’exégèse littérale, qui ne se présente pas, à la différence de ce qui se passe dans les deux autres types d’exégèse que nous avons étudiés, comme le passage obligé, plus ou moins étendu, d’un commentaire. Le principe qui guide l’exégèse ne se situe pas ici dans le registre d’une simple exposition de l’Écriture qui ferait surgir des problèmes auxquels la démarche allégorique viendrait apporter une solution. Nous allons voir que Philon commence immédiatement par une exégèse allégorique qui s’affranchit de toute référence préalable au sens littéral, mais s’ancre directement sur la lettre du texte.

Toutefois, avant d’étudier le commentaire de Philon, il nous faut signaler quelques problèmes touchant l’établissement du texte pour le premier verset. Philon donne comme lemme :

‘Kαὶ εἶπε κύριος τῷἈβραάμ· ἄπελθε ἐκ τῆς γῆς σου καὶἐκ τῆς συγγενείας σου καὶἐκ τοῦ οἴκου τοῦ πατρός σου εἰς τὴν γῆν, ἥν σοι δείξω (« Et le Seigneur dit à Abraham : “Pars hors de ta terre, de ta parenté et du logement de ton père, pour aller vers la terre que je te montrerai” » 482). ’

Trois éléments divergent entre le lemme cité par Philon et le texte critique moderne de la Septante : l’orthographe du nom d’Abraham, le préfixe du premier verbe de la parole divine (ἄπελθε), et l’absence de la particule ἄν.

Le premier élément est sans doute le plus significatif. La présence du nom « Abraham » (Ἀβραάμ) sous sa forme longue, plutôt que la forme courte « Abram » (Ἀβράμ) qu’il porte dans le texte scripturaire jusqu’au chapitre 17 où Dieu y ajoute une lettre (Gn 17, 5), est une constante chez Philon : la forme brève, beaucoup moins courante (12 occurrences contre 161 pour la forme longue), n’apparaît que dans des passages où il est explicitement question du changement de nom d’Abraham et de la valeur de l’ancien nom, Abram 483, tandis que la forme longue apparaît dans des passages appartenant à l’ensemble du texte scripturaire indépendamment du nom qu’Abraham y porte effectivement. S’il ne s’agit pas d’une harmonisation du texte postérieure à Philon, cela semble signaler un phénomène déjà présent à deux reprises dans le De Abrahamo, où Philon emploie la forme longue à des moments où la forme brève devrait encore prévaloir 484 : Abraham paraît ainsi être considéré rétrospectivement comme le sage accompli qu’il est devenu, et le récit de son histoire anticipe sur ce qui constitue l’aboutissement de son parcours. L’exégèse de Philon dans le De migratione Abrahami 485 présente la vie de celui qui est devenu Abraham et qui est demeuré connu sous ce nom, sans paraître considérer comme un élément significatif le fait qu’il ait au départ porté un autre nom, qui le qualifiait comme un homme différent. Il y a donc un effet d’harmonisation et de totalisation dans cet emploi : c’est déjà le sage qui est présenté par Philon.

L’usage de l’impératif aoriste ἄπελθε semble relever de même d’un choix conscient de Philon plutôt que de l’usage d’une version différente du texte de la Septante, cette leçon étant presque unique dans toute la tradition manuscrite du passage scripturaire, à l’exception d’un passage de l’Épître aux Corinthiens de Clément de Rome (§ 10). De plus, la leçon ἔξελθε se rencontre aussi chez Philon (Leg. II, 59 : ἔξελθε ; voir encore QG V, 88 : ἐξελθῶν), à côté d’ἄπελθε (Her., 77) et de plusieurs autres synonymes, en particulier καταλείπω 486 et μετανίστημι, à l’actif ou au passif 487. Il semble donc bien que Philon ait pu connaître la forme la plus répandue, ἔξελθε, même si, dans le même temps, il ne paraît pas accorder une grande importance à la forme précise du verbe qu’il remplace souvent par d’autres synonymes. En l’occurrence, dans le De migratione Abrahami, il se peut que l’usage du préfixe ἀπ-, qui exprime une notion de prise de distance, lui paraisse mieux exprimer le contenu qu’il veut donner à son exégèse que le préfixe ἐξ-, qui exprime plus spécifiquement une sortie. Nous montrerons comment l’exégèse des paragraphes suivants, où Philon reprend par trop fois l’impératif ἄπελθε (§ 7.9.10), peut conforter cette hypothèse.

Concernant la particule ἄν, Philon est également l’un des seuls à l’omettre 488. C’est encore le cas dans la citation du même texte scripturaire qui figure dans le Quis rerum divinarum heres sit (§ 277). La particule est en revanche présente dans une paraphrase du passage, dans les Legum allegoriae : κελεύει αὐτῷ […] γῆν οἰκεῖν, ἣν ἂν αὐτὸς δῷὁ θεός (« il lui ordonne d’habiter dans la terre que Dieu lui-même lui donnera » ; Leg., III, 83), mais cela peut être dû précisément à la tournure indirecte de la paraphrase qui met à distance l’énoncé et justifie l’usage d’un éventuel, à la différence d’une citation au discours direct de la parole divine, dans laquelle Philon veut voir l’annonce certaine d’un don. De fait, dans la suite du traité, comme nous le verrons, il revient sur cette formulation et sur le sens de l’emploi du futur de l’indicatif (§ 43). Si le fait que le lemme apparaisse de façon identique dans le Quis rerum divinarum heres sit peut inciter à considérer que Philon dispose d’une leçon différente de celle de notre texte critique, il se peut une fois encore qu’il oriente déjà son commentaire en proposant cette version du lemme scripturaire, qui met en valeur le futur qui jouera un rôle important dans la fin de l’exégèse de ce verset (§ 43), en étant le support d’une interprétation que l’usage de l’éventuel ne permet pas.

Nous n’étudierons pas ce dernier passage, mais l’étude de cette nouvelle altération vraisemblable du lemme permet de conforter l’idée que Philon y opère des changements réfléchis : son exégèse s’appuie sur des altérations qui constituent autant d’accroches ou de points de départ pour livrer son interprétation. Il ne s’agit sans doute pas d’une infidélité au texte, mais d’une manière d’amorcer, de façon préalable, l’exégèse qu’il va proposer ensuite dans son commentaire.

Notes
480.

Il faut signaler parmi les exceptions cinq traités : De plantatione, De ebrietate, De sobrietate, De confusione linguarum, Quis rerum divinarum heres sit. Les douze autres traités, des Legum allegoriae jusqu’au De mutatione nominum, s’ouvrent par la citation d’un lemme biblique.

481.

56 paragraphes sont encore consacrés à l’exégèse du deuxième verset, subdivisé en quatre temps. Quant à la suite du traité, le quatrième verset, commenté en trois sections qui couvrent deux parties successives du traité, est commenté au total sur 88 paragraphes.

482.

Nous traduisons.

483.

Leg. III, 83 ; Cher., 4 et 7 ; Gig., 62 ; Mutat., 60.61.66.69 ; Abr., 81-82.

484.

C’est le cas par exemple d’une citation de Gn 12, 7 en Abr., 77, et l’utilisation de la forme longue au paragraphe 92 dans le contexte d’une exposition de la deuxième partie du chapitre 12 (Gn 12, 10-20).

485.

Signalons du reste que dans la suite du traité les citations de Gn 12, 4 (Migr., 127 et 176) et de Gn 15, 6 (Migr., 44) présentent également la forme longue, contre la lettre et la logique du texte scripturaire.

486.

Deter., 159 ; Her., 69 ; Virt., 214 ; Abr., 62.

487.

Her., 71 ; Abr., 62.66 ; Virt., 214.

488.

Avec Coisl. 2, Bodl. Libr. Canon. gr. 35 et Sinai Cod. gr. 1, ainsi qu’Athos Βατοπαιδίου 600.