B. La présentation du sens allégorique du lemme (Migr., 2)

La première phrase qui suit le lemme pose les bases de toute l’exégèse qui va suivre. Dans le cadre d’une sorte de paraphrase, Philon reprend et explique les termes du premier lemme qu’il retient dans son exégèse, sans avoir toutefois délimité celui-ci explicitement au sein des trois versets qu’il a cités comme objet de l’ensemble de son traité. La particularité de cette entrée en matière est de passer de façon directe à l’exégèse allégorique, même si le terme qui caractérise ce registre, σύμβολον, n’intervient qu’à la toute fin de la phrase : Philon ne cherche pas à insister sur le registre de son exégèse, mais sur son contenu.

‘[2] Βουληθεὶς ὁ θεὸς τὴν ἀνθρώπου ψυχὴν καθῆραι πρῶτον αὐτῇ δίδωσιν ἀφορμὴν εἰς σωτηρίαν παντελῆ τὴν ἐκ τριῶν χωρίων μετανάστασιν, σώματος, αἰσθήσεως, λόγου τοῦ κατὰ προφοράν· τὴν μὲν γὰρ γῆν σώματος, τὴν δὲ συγγένειαν αἰσθήσεως, τὸν δὲ τοῦ πατρὸς οἶκον λόγου συμβέβηκεν εἶναι σύμβολον.
[2] Dieu voulant purifier l’âme humaine, il donne d’abord à celle-ci l’impulsion vers le salut intégral : la migration hors des trois régions que sont le corps, la sensation et le verbe qui est proféré. Il se trouve en effet que la terre est le symbole du corps, la parenté celui de la perception, et le logement du père celui du verbe.’

Si abrupt que puisse paraître le commencement du commentaire, il n’en est pas moins en réalité proche du texte, constituant une première base sur laquelle les développements suivants vont venir s’appuyer.

Philon, suivant l’ordre du lemme, reprend tout d’abord le fait que Dieu s’adresse spontanément à Abraham pour lui donner des ordres, et il voit dans cette intervention non pas une déclaration énoncée au hasard, de façon arbitraire ou mystérieuse, mais l’expression d’une intention particulière : anticipant peut-être sur le devenir d’Abraham, qui est appelé à devenir un sage accompli, et plus sûrement sur le sens du départ qu’il va effectivement expliciter immédiatement dans la suite de son exégèse, Philon parle d’emblée d’une volonté de purification (καθῆραι) qui doit mener « à un salut intégral » (εἰς σωτηρίαν παντελῆ). Rien ne permet ici d’emblée de justifier le caractère intégral de ce salut : ou bien Philon le réfère à celui qui le donne, Dieu, qui ne veut que des choses parfaites, ou bien c’est une manière d’annoncer le caractère essentiel de la purification exprimée dans cet ordre et dont l’explication fait précisément l’objet du commentaire de Philon.

Deux faits doivent être soulignés. Le premier est que Philon choisit immédiatement de se situer dans un registre intelligible : il n’est plus question d’Abraham, mais de « l’âme humaine » (τὴνἀνθρώπουψυχήν). En elle-même, cette notation ne signale pas nécessairement un passage à l’allégorie, puisqu’elle pourrait aussi bien exprimer comment les actes extérieurs d’Abraham conduisent son âme au salut. Cependant, Philon ne parle pas de l’âme d’Abraham, mais de celle « d’un homme » (ἀνθρώπου, sans article défini), ou de l’homme en général. Le récit de la vie d’Abraham manifeste une vérité d’ordre strictement intelligible, décrivant la relation véritable de Dieu avec l’homme, et non pas seulement l’intention de Dieu sur un unique homme déterminé. Contrairement à l’exégèse du De Abrahamo, ou à une partie de celle des Quaestiones, la référence préalable à la vie du sage disparaît : il ne faut pas en conclure trop rapidement que cela supprime toute valeur à la personne d’Abraham, et la suite du traité nous permettra de voir les apports pour l’exégèse de la référence à des figures bien déterminées. La différence est qu’ici le lemme est abordé de très près, mot après mot, ce qui en rend le contexte général en quelque sorte indifférent. Philon creuse la compréhension du lemme en tant que tel, dans les relations internes entre ses propositions, ses différents mots, et non pas d’abord comme un énoncé renvoyant à une réalité concrète. Il peut être question des migrations effectuées « par une âme qui aime la vertu et cherche le vrai Dieu » (ὑπὸ φιλαρέτου ψυχῆς τὸν ἀληθῆ ζητούσης θεόν ; Abr., 68), mais cela n’implique pas de montrer d’abord les migrations effectuées « par un homme sage » (ὑπʼ ἀνδρὸς σοφοῦ ; ibid.) : la focalisation sur ces quelques mots semble rendre inutile la référence à un contexte narratif.

Le deuxième fait notable, que nous serons conduit à mettre en valeur tout au long du développement, est le travail de reformulation de la notion centrale exprimée dans le lemme avec l’impératif ἄπελθε, pour le faire résonner selon différentes modalités et en faire apparaître de multiples facettes. Philon retient dans le lemme le verbe ἀπέρχομαι, mais le paraphrase aussitôt à l’aide de deux substantifs, tout d’abord ἀφορμή, puis μετανάστασις. Le premier terme décrit un point de départ à partir duquel se déploie un mouvement, le second décrit un changement de lieu, une migration. Ils permettent à eux deux d’exprimer deux dimensions du départ d’Abraham : il reçoit une impulsion qui le met en mouvement, et celle-ci le conduit à se diriger vers un autre lieu de résidence.

En ce qui concerne le premier terme, ἀφορμή, Philon l’emploie fréquemment (39 occurrences). Il lui donne précisément le même sens dans le De confusione linguarum, où il présente une migration négative, pour les hommes mauvais : il parle d’un « commencement » et d’une « impulsion » (ἀρχή […]καὶἀφορμή), lesquelles permettent des « activités » (ἐνεργείας) pour les « migrants » (μετανάσται) qui « ont usé des « impulsions de la folie » (ταῖς δʼ ἀφροσύνης ἐχρήσαντο ἀφορμαῖς ; Confus., 68). Le terme d’ἀφορμή désigne à la fois ce qui est au commencement et ce qui donne les moyens d’agir.

Si ce terme ne paraît pas s’inscrire dans un usage philosophique particulier avant Philon, en revanche le terme d’ὁρμή – dont il ne diffère que par l’ajout d’un préfixe qui correspond précisément à celui que Philon semble avoir substitué dans le lemme en donnant le verbe ἀπέρχομαι plutôt qu’ἐξέρχομαι – renvoie à une réflexion stoïcienne très développée sur la notion d’impulsion, ou « élan vital », présente chez les animaux comme chez les hommes et qui les pousse à retrouver leur « position naturelle » propre, ou οἰκείωσις 489. Chez l’homme adulte, cette impulsion est « la raison qui lui ordonne d’agir » 490. Selon Sénèque, la séquence qui « structure toute action humaine » est celle-ci : « d’abord la représentation qui met en branle l’impetus, puis l’assentiment qui confirme cet impetus » 491, ce dernier mot étant le terme latin retenu pour traduire ὁρμή. Comme l’expliquent Long et Sedley à propos d’un passage de Stobée (II, 88, 2-6), « toute impulsion est un acte d’assentiment » à une « proposition », nos impulsions étant précisément dirigées « vers quelque chose qui n’est pas une proposition, mais un prédicat » contenu dans la proposition. « L’assentiment donné à cette proposition s’accompagne d’une impulsion […], cette impulsion s’exprimant linguistiquement sous la forme d’un impératif adressé à soi-même ». L’impulsion est dirigée, non « vers la proposition complète […] mais vers l’action même que l’assentiment donné à cette proposition nous pousse à faire, et qui est exprimée par le prédicat “contenu” dans la proposition » 492. La question demeure néanmoins de savoir ce qui suscite l’impulsion, et c’est notamment la question posée longuement dans le cinquième livre du De finibus, portant sur le système des Académiciens et des Péripatéticiens concernant le souverain bien. Or, nous avons vu de quelle manière Philon répondait à cette interrogation en établissant la présence de Dieu comme le souverain bien (QG IV, 4).

Ces différents éléments peuvent éclairer notre passage, et montrer la spécificité de l’approche de Philon. Le terme d’ἀφορμή peut être interprété comme un équivalent d’ὁρμή, et constituer une forme de prise de position dans la discussion philosophique, en faisant remonter à Dieu l’impulsion initiale, lancée sous la forme d’un impératif : ἄπελθε. Ce n’est donc pas la raison ou un élan vital intérieur à l’âme qui suscite un mouvement, mais une initiative salvifique de Dieu envers l’âme humaine. S’il est possible alors de parler d’une οἰκείωσις, d’une « position naturelle » que l’impulsion vise à faire retrouver, celle-ci semble être reprise ici par l’expression de « salut intégral » (σωτηρίανπαντελῆ). C’est signifier que la nature propre de l’homme, et donc son souverain bien, implique d’être détaché, grâce à une intervention extérieure et non par son propre mouvement, d’un certain nombre de réalités, afin d’être sauvé et de vivre dans un état qui est un don de Dieu, et qui est la présence de Dieu lui-même si l’on reprend la proposition des Quaestiones.

Il est important de noter que la question de l’assentiment en tant que tel est absente de la première partie du traité, puisque ce n’est qu’au quatrième verset que l’obéissance d’Abraham est rapportée par le texte scripturaire : καὶἐπορεύθη Αβραμ, καθάπερ ἐλάλησεν αὐτῷ κύριος (« et Abram fit route comme le lui avait dit le Seigneur » ; Gn 12, 4), suscitant alors l’éloge de Philon (voir Migr., 127-133). La question posée dans la première partie du traité, et plus spécifiquement encore dans la première section qui nous intéresse, est donc la question du départ envisagé en lui-même comme le premier « don » (δωρεάν ; Migr., 53) offert par Dieu, le traité évoquant ensuite quatre autres dons 493 : l’impulsion donnée par Dieu et le parcours annoncé à Abraham, avant même de considérer la manière dont ce dernier va répondre, constituent le moyen d’accéder à une forme de perfection et à la « contemplation des réalités immortelles » (θεωρίαν τῶν ἀθανάτων ; ibid.). Le commentaire du premier verset constitue ainsi une unité autour de la seule question de l’impulsion donnée par Dieu à Abraham et de la fin qu’elle vise, sans attendre de montrer la manière dont Abraham y donne son assentiment, sans que cela doive constituer un élément d’attente obligeant à suspendre le commentaire sur la fin du trajet. Le premier verset exprime déjà la totalité de ce qui est donné, le sens et la finalité du départ, repris sous d’autres modalités dans la suite du traité.

Un dernier écho philosophique peut être suggéré dans ce passage, sous la forme d’un rapprochement avec le Phédon. Il y est longuement question de la manière dont la philosophie s’empare de l’âme pour la libérer des attaches du corps et notamment des plaisirs et des peines (Phd., 82 d 8-84 b 8). Nous verrons dans quelle mesure la suite du développement de Philon se rapproche de cette vision : il est toutefois possible de constater dès à présent une certaine parenté entre l’ouverture du développement de Philon et la manière dont Platon introduit son exposé sur la vie philosophique, qui constitue comme il l’a annoncé plus haut dans son dialogue une préparation à la mort (Phd., 80 e 2-81 a 1). Après avoir passé en revue les différentes destins réservés aux âmes de qualité différente, il présente le destin le plus haut auquel puisse prétendre une âme au moment de la mort : Εἰς δέ γε θεῶν γένος μὴ φιλοσοφήσαντι καὶ παντελῶς καθαρῷἀπιόντι οὐ θέμις ἀφικνεῖσθαι ἀλλ’ ἢ τῷ φιλομαθεῖ (« Mais pour l’espèce divine, si l’on n’a pas été philosophe, si l’on a quitté la vie sans être absolument pur, on n’a pas le droit d’arriver jusqu’à elle : pour cela, il faut avoir aimé le savoir » ; Phd., 82 b 9-82 c 1 494).

On retrouve chez Philon l’association d’une notion de pureté, qui fait partie du projet divin (« Dieu voulant purifier l’âme humaine » : βουληθεὶς ὁ θεὸς τὴν ἀνθρώπου ψυχὴν καθῆραι ; § 2), et celle d’un départ (ἀφορμήν et μετανάστασιν ; ibid.). Il s’agit, certes, chez Platon, de la mort, ce qui n’est pas le contexte du texte que commente Philon, mais ce départ est redoublé chez Platon par la mention d’une autre prise de distance, qui prépare la séparation finale : οἱὀρθῶς φιλόσοφοι ἀπέχονται τῶν κατὰ τὸ σῶμα ἐπιθυμιῶν ἁπασῶν καὶ καρτεροῦσι καὶ οὐ παραδιδόασιν αὐταῖς ἑαυτούς (« ceux qui sont philosophes au droit sens du terme s’écartent de tous les désirs du corps sans exception, et refusent fermement de s’abandonner à eux » ; Phd., 82 c 2-5). Au verbe ἄπειμι (« quitter ») succède de façon rapprochée le verbe ἀπέχω (« se tenir à distance »). Philon paraît donc jouer sur le même préfixe que Platon : tous deux décrivent un mouvement d’éloignement de l’âme par rapport à certains biens, et Philon va insister pour faire comprendre de façon précise le sens qu’il faut donner à cet éloignement. Cependant, deux différences séparent les deux auteurs : le rôle tenu chez Platon par la philosophie est endossé par Dieu lui-même chez Philon, et la séparation est plus radicale chez Platon qu’elle ne l’est chez Philon. Il y a donc à la fois, comme nous le verrons dans notre analyse, une forte parenté entre ces deux développements, et une prise de position originale de la part de Philon.

L’emploi du second terme, μετανάστασις (« migration »), paraît être une innovation dans cet emploi métaphorique. Si le vocabulaire de la migration est courant avant Philon, notamment chez les historiens et les géographes, il n’est jamais employé que dans son sens concret de déplacement d’une personne ou d’un peuple d’une région à une autre. Dans la Septante, le verbe μετανίστημι n’est utilisé que deux fois (2 R 15, 20 ; Ps 108, 10), dans le sens également d’une errance ou d’un déplacement physique d’un lieu à un autre, et le substantif n’apparaît pas. La présence de ce terme peut donc s’expliquer très naturellement dans un contexte de déplacement tel que celui d’Abraham, mais son emploi dans un registre intelligible est sans équivalent avant Philon. Chez lui, les mots de cette famille sont particulièrement nombreux, que ce soit le verbe μετανίστημι (« migrer » : 77 occurrences), le substantif μετανάστης (« migrant » : 15) ou sa forme féminine (μετανάστις : 2), le substantif μετανάστασις (« migration » : 17) ou encore l’adjectif μετανάστατος (« qui est parti » ; 1). Il s’agit donc d’un thème essentiel chez Philon, dont l’originalité est de lui avoir conféré un sens métaphorique pour le situer dans le registre des réalités intelligibles et des mouvements de l’âme.

Il est intéressant de constater que le substantif ne s’applique pas qu’à Abraham (signalons tout de même Her., 287, dans un sens concret, et Her., 289, dans un sens figuré, ou encore Abr., 77). Il est ainsi employé tout aussi bien à propos de Jacob (Leg. III, 19), de Moïse (Sacrif., 10 ; Virt., 53 et 76) ou encore d’Énoch (Praem., 17), ce qui en fait une caractéristique fondamentale du parcours de l’âme qui se sépare des passions pour aller vers Dieu. Certains de ces emplois associent également l’idée de migration avec l’idée d’une séparation radicale qui n’est pas sans parenté avec la mort elle-même. C’est le cas dans la suite du De migratione Abrahami, à propos de Kharran, qui figure la vie sensible et d’où part Abraham. Son exemple doit servir de modèle et Philon exhorte : « cherchez la migration de cet endroit, qui appelle non la mort mais l’immortalité » (τὴν ἐνθένδε μετανάστασιν ζητεῖτε, οὐ θάνατον ἀλλʼ ἀθανασίαν καταγγέλλουσαν ; Migr., 189) : il y a un passage qui peut être comparé dans sa radicalité à une mort, même s’il conduit en réalité à l’immortalité. Le terme est également employé pour renvoyer de façon plus directe encore à la mort de Moïse (Virt., 53 et 76), qui est une séparation d’avec tout son être sensible, dont son âme se retrouve comme « dévêtue » (τῆς […] ψυχῆς ἀπογυμνουμένης ; Virt., 76).

Le thème de la migration depuis les biens sensibles jusqu’à la vie véritable n’est donc pas sans rapport avec la séparation de l’âme et du corps évoquée par Platon dans le Phédon au moment de la mort. La différence principale est que la migration chez Philon est un mouvement unique, pour une âme, de la vie sensible à la vie intelligible en présence de Dieu, et non pas la répétition d’un cycle de métempsycoses, faisant passer sans cesse d’un type de vie à un autre. Peut-être est-ce là que le terme de μετανάστασις trouve sa justification et son originalité : écho de l’Exode ou de la « migration » depuis l’Égypte jusqu’en terre de Canaan (voir Mos. I, 86 et 237 ; Spec. II, 250), c’est un événement unique concernant chaque âme humaine en particulier. Il nécessite de recourir à un vocabulaire nouveau au regard des philosophies reçues par Philon, et notamment de la philosophie platonicienne, et il est susceptible dans le même temps de correspondre à une réalité scripturaire, même si le terme lui-même de μετανάστασις n’est pas tiré de l’Écriture. Ce terme dont le sens premier est tout à fait concret est utilisé par Philon de façon figurée pour rendre compte de phénomènes relevant du monde intelligible : il joue le rôle de concept permettant d’unifier plusieurs situations différentes, à la fois par son sens, et par sa forme même, comme nous le montrerons.

C’est cet emploi du substantif sur deux registres simultanés qui permet à Philon de qualifier de façon figurée le corps, la sensation et le verbe proféré, de « régions » (χωρίων), à partir desquelles se fait la migration. Le sens allégorique des trois éléments scripturaires que sont la terre, la parenté et le logement du père est ainsi livré directement, de façon suggestive, par le jeu sur l’image de la « migration », avant que Philon ne rende explicite la relation entre le texte scripturaire et son interprétation en recourant à un marqueur d’allégorie courant, le terme de σύμβολον (« symbole »). Il faut noter toutefois que celui-ci, placé en facteur commun des trois associations entre « terre » et « corps » (τὴν μὲν γὰρ γῆν σώματος), « parenté » et « sensation » (τὴν δὲ συγγένειαν αἰσθήσεως) « logement du père » et « verbe » (τὸνδὲτοῦπατρὸςοἶκονλόγου) n’est mentionné qu’au terme de la phrase : la clé de compréhension est livrée en dernier, plongeant de la façon la plus directe le lecteur dans le registre allégorique avant même d’en livrer l’explication.

Cette entrée en matière, par comparaison avec le De Abrahamo et les Quaestiones, permet de voir que Philon ne cherche absolument pas à livrer un exposé du sens littéral, pour en éclairer le sens du point de vue du contexte ou en se référant à des savoirs encyclopédiques ou à des critères de vraisemblance physique ou morale : tout se passe comme si le sens allégorique était une évidence, était doté d’emblée d’une cohérence claire, même s’il n’en est pas moins nécessaire pour finir d’en livrer la justification de façon plus détaillée. Une telle approche signale la volonté de passer immédiatement au sens profond du passage, en lisant le texte scripturaire comme s’il était l’expression directe de réalités spécifiquement intelligibles. Il ne s’agit pas même, comme dans les Quaestiones, de dire que le sens littéral est évident pour le passer sous silence : il paraît tout simplement ne pas exister. Philon commente directement la lettre du texte et le vocabulaire du lemme comme une matière sur laquelle il est possible de jouer de façon complexe, sans établir nécessairement de lien avec l’objet qu’ils désignent primitivement, dans leur sens propre. Cela ne se fait pas de façon simple, et Philon doit tout de même livrer dans un second temps une explication détaillée de l’exégèse allégorique qu’il propose 495.

Notes
489.

C. Lévy, Les philosophies hellénistiques, op. cit., p. 159-160.

490.

Plutarque, Des contradictions des Stoïciens, 1037 F (cité dans Les philosophes hellénistiques, II, p. 347).

491.

Ep., 113, 18 (cité dans C. Lévy, op. cit., p. 173). Voir également Ep., 89, 14, sur les divisions de l’éthique : « vient en effet en premier la valeur que tu attribues à chaque chose, en second l’impulsion, ordonnée et mesurée, que tu as vers les choses, en troisième la réalisation d’une convenance entre ton impulsion et ton acte, de façon qu’en toutes ces occasions tu sois en accord avec toi-même » (cité dans Les philosophes hellénistiques, II, p. 398).

492.

Les philosophes hellénistiques, II, p. 89-90.

493.

La croissance, la bénédiction, un grand nom et le mérite.

494.

Pour ce passage et le suivant, traduction de P. Vicaire (CUF).

495.

Signalons que cette même exégèse se retrouve présentée, de façon très ramassée, dans deux autres traités. Le premier est le Quod deterius potiori insidiari soleat : τὸν Ἀβραὰμ οὐχ ὁρᾷς ὅτι “γῆν καὶ συγγένειαν καὶ πατρὸς οἶκον”, τὸ σῶμα, τὴν αἴσθησιν, τὸν λόγον, “καταλιπών” (« ne vois-tu pas qu’Abraham, “abandonnant terre, parenté et maison paternelle”, [c’est-à-dire] le corps, la sensation et le verbe… » ; Deter., 159). Le second est le Quis rerum divinarum heres sit : μὴ μόνον “γῆν,” τὸ σῶμα, καὶ “συγγένειαν,” τὴν αἴσθησιν, καὶ “οἶκον πατρός”, τὸν λόγον, καταλίπῃς (« ne quitte pas seulement la ”terre”, le corps, la “parenté”, la sensation, et la “maison du père”, le verbe » ; Her., 69). Dans les deux cas, cette exégèse est présentée sans plus de justification par Philon, comme relevant de l’évidence : même si la suite du développement dans le Quis rerum divinarum heres sit reprend et amplifie cette allégorie, elle ne revient pas sur les raisons qui permettent de l’établir (Her., 79 et 85). Cela semble permettre de considérer que ces deux traités sont dépendants du développement du De migratione Abrahami, qui est le seul à justifier de façon méthodique cette lecture allégorique des trois réalités quittées par Abraham.