1) Le corps

‘[3] Διὰ τί ; ὅτι τὸ μὲν σῶμα καὶἐκ γῆς ἔλαβε τὴν σύστασιν καὶἀναλύεται πάλιν εἰς γῆν – μάρτυς δὲ Μωυσῆς, ὅταν φῇ· “γῆ εἶ, καὶ εἰς γῆν ἀπελεύσῃ”· καὶ γὰρ παγῆναί φησιν αὐτὸ χοῦν εἰς ἀνθρωπείαν μορφὴν τοῦ θεοῦ διαπλάσαντος, ἀνάγκη δὲ τὸ λυόμενον εἰς τὰ δεθέντα λύεσθαι.
[3] Pourquoi ? Parce que, d’abord, le corps a reçu sa constitution de la terre, mais il se décompose aussi en retournant à la terre. Témoin Moïse, lorsqu’il dit : “tu es terre, et à la terre tu repartiras”. Et en effet, il dit que celui-ci a reçu sa consistance lorsque Dieu a façonné de la terre pour lui donner forme humaine, et il est nécessaire que ce qui se sépare retourne en se séparant aux éléments qui avaient été liés ensemble.’

Cette première interprétation, consacrée au corps, est organisée en trois phrases, avec deux propositions qui encadrent une citation scripturaire, laquelle constitue le nœud de l’interprétation. Selon un procédé courant chez lui 496, Philon introduit d’abord une explication, dont la citation apparaît comme une justification a posteriori, alors que c’est en réalité vraisemblablement cette explication préliminaire qui en constitue une paraphrase anticipée. Ce type d’approche permet à Philon d’inscrire à l’avance la citation dans une argumentation donnée et d’introduire un certain vocabulaire, qui permet d’orienter la compréhension des termes spécifiques qui se trouvent dans la citation de l’Écriture.

Deux niveaux d’argumentation doivent en effet être distingués. Formellement et logiquement, le cœur de l’argument, encadré par une phrase d’introduction et suivi par une phrase d’explication, est la citation du troisième chapitre de la Genèse. Le premier niveau de l’argumentation est donc la mise en relation de ces deux passages scripturaires, à partir de l’emploi de part et d’autre du même substantif, la « terre » (γῆ). Philon joue sur cette identité de terme et sur le fait que la deuxième citation renvoie à la nature corporelle de l’homme, pour appuyer son interprétation allégorique : la terre évoquée dans le lemme peut désigner la terre dont le corps humain est constitué. Cette explication de l’Écriture par l’Écriture est une méthode que l’on retrouve déjà dans l’explication d’Homère, selon la formule d’Aristarque de Samothrace, « éclairer Homère par Homère » 497. Elle relève néanmoins ici d’une démarche un peu différente puisqu’il ne s’agit pas d’expliquer une difficulté à un endroit donné par un passage similaire plus clair, mais au contraire d’enrichir un passage dont le sens paraît simple (« quitter sa terre ») en le mettant en relation avec un autre emploi du même terme mais dans un contexte très différent. Philon ne clarifie pas le texte en procédant ainsi, il ne restitue pas une signification univoque : au contraire, il complexifie et enrichit le texte. Il postule qu’il y a une cohérence du texte scripturaire qui fonctionne par enrichissement mutuel des passages qui emploient les mêmes termes. Il fait ainsi jouer simultanément deux sens possibles du mot γῆ (« terre ») : à la fois la référence au sol et à la matière dont il se compose, et le sens de lieu où l’on habite. C’est cette superposition des deux emplois du substantif qui constitue la clé de l’interprétation, en permettant de voir, sous la mention du territoire qu’Abraham doit quitter, le corps à partir duquel il faut migrer. Elle n’est toutefois pas suffisante.

En effet, à cette première articulation de deux éléments scripturaires, dont le rapprochement permet d’apporter un éclairage nouveau sur le lemme, s’ajoute un deuxième niveau d’argumentation, qui introduit un deuxième registre de langage. Philon fait apparaître l’Écriture comme dotée d’un langage particulier, où le rapprochement de passages éloignés fait apparaître un sens nouveau, plus riche, mais il donne dans un deuxième temps à ce langage un autre correspondant, qui est un langage cette fois technique et descriptif. Ainsi, le corps (σῶμα) est qualifié par le biais du terme σύστασις, dont les sens sont variés mais qui désigne spécifiquement pour Philon la « constitution » ou la « structure » d’une chose, au sens où elle constitue un ensemble d’éléments matériels unis en un tout organisé, que ce soit le corps (Leg. I, 1 ; Mutat., 21) ou plus généralement la nature humaine (Opif., 151), ou bien encore le ciel (οὐρανοῦ ; Her., 136) et le monde dans son ensemble (τοῦκόσμου ; Deter., 154 ; Aet., 25). Cet emploi n’est pas scripturaire : le terme n’apparaît qu’une seule fois dans le Pentateuque, pour désigner un groupement de personnes (Gn 49, 6). En revanche, il figure dans le livre de la Sagesse, dans un emploi philosophique très proche de celui de Philon, à propos de la connaissance des êtres et de la « constitution du monde » (σύστασιν κόσμου ; Sg 7, 17) 498 : cette coïncidence témoigne d’une perspective sapientielle commune, au sein du judaïsme alexandrin, dans la même recherche d’un vocabulaire technique permettant de décrire le monde.

Philon ne se contente donc pas de donner à l’Écriture une valeur allégorique en s’autorisant des emplois qu’elle fait de certains mots polysémiques, il opère encore le passage d’un vocabulaire qui n’est pas marqué en tant que tel comme faisant partie d’un registre spécifique (« le corps »), à un vocabulaire technique qui permet de décrire rationnellement le réel : parler de corps signifie parler d’un assemblage ordonné de matière. C’est cette notion d’assemblage qui permet en définitive d’articuler les deux passages scripturaires, en faisant de la « terre » la description de ce dont le corps est constitué, et de ce à quoi il est voué à retourner après sa dissolution. Le terme σύστασις est la traduction dans un langage technique de la citation scripturaire mobilisée par Philon : selon Moïse, le corps est bel et bien un assemblage, constitué à partir de terre.

Il faut encore noter un dernier élément qui peut jouer dans l’utilisation du terme de σύστασις, à savoir la parenté avec le terme de μετανάστασις, dont nous avons annoncé le caractère central dans cette exégèse aussi bien pour son sens que pour sa forme même. Philon peut ici chercher à présenter l’opposé de la migration, à savoir une situation de rassemblement et d’immobilité, marqué par le préfixe συν- auquel s’oppose le premier préfixe de μετανάστασις, μετα-, qui exprime le changement, le déplacement. D’ailleurs, le deuxième préfixe, ἀνα-, est employé aussitôt dans ἀναλύεται, pour décrire le processus inverse de celui de la composition, qui fait retourner à la terre, tout comme le départ d’Abraham le conduit vers une autre terre. Nous verrons que Philon joue un peu plus loin, de façon semblable, sur la racine du verbe ἵστημι et sur le deuxième préfixe, ἀνα-.

L’explication donnée par Philon à la suite de la citation développe ce qui, placé avant la citation, n’est qu’une amorce du registre de l’exégèse. Philon explique que Moïse lui-même « dit » (φησιν) ce qu’il dit : c’est donc Moïse lui-même qui, selon lui, introduit cette dimension philosophique dans l’Écriture, dans un verset dont les termes peuvent être glosés par des termes plus précis : εἶ (« tu es ») peut être remplacé par παγῆναι (« recevoir une consistance », « être formé »), γῆ (« terre ») par χοῦν (« terre », « poussière »), et la proposition εἰς γῆν ἀπελεύσῃ (« à la terre tu repartiras ») par la proposition ἀνάγκη δὲ τὸ λυόμενον εἰς τὰ δεθέντα λύεσθαι (« il est nécessaire que ce qui se sépare retourne en se séparant aux éléments qui avaient été liés ensemble »). Il faut encore y ajouter l’explicitation du sujet de la proposition, l’homme (εἰς ἀνθρωπείαν μορφήν : « pour lui donner forme humaine ») et l’auteur de cette constitution, Dieu (τοῦ θεοῦ διαπλάσαντος : « lorsque Dieu a façonné »).

Philon présente ainsi son exégèse comme un déploiement du sens de l’Écriture dans un langage qui en clarifie la teneur et la portée. L’interprétation allégorique nécessite un recours à l’Écriture pour être justifiée : c’est elle qui permet de parler de corps à propos du mot terre. Mais cette interprétation nécessite, pour être pleinement clarifiée, le recours à un langage technique dont Philon s’efforce de montrer qu’il n’est que la transcription fidèle du contenu de l’Écriture. Le sens allégorique peut donc être établi par le seul recours à l’Écriture, mais il n’est confirmé que par sa transcription dans un langage philosophique qui l’éclaircit et l’assoit définitivement. L’exégèse fonctionne donc ici à un double niveau : le rapprochement de deux passages scripturaires qui fait apparaître un sens nouveau du lemme de départ, et un discours philosophique qui justifie ce rapprochement et déploie ce que l’Écriture exprime de façon elliptique. La même idée est ainsi énoncée trois fois : une première fois dans l’introduction de la citation, qui explicite le sens symbolique de la « terre » comme figure du « corps », en introduisant les termes descriptifs σύστασις et ἀναλύεται (« se décompose ») ; une seconde fois dans la citation elle-même, dont la lecture est ainsi préparée ; enfin dans une reformulation complète de l’ensemble des éléments de la citation, qui justifie (ἀνάγκη : « il est nécessaire ») le double mouvement de composition et de décomposition du corps.

Il faut encore noter que le vocabulaire technique employé par Philon ne constitue pas une innovation de sa part. L’association de la notion de « constitution » (σύστασις) et du fait de devoir « être séparé », ou « défait » (λύεσθαι) se rencontre déjà chez Platon, dans la République, à propos de la constitution de la cité : ἀλλ’ ἐπεὶ γενομένῳ παντὶ φθορά ἐστιν, οὐδ’ ἡ τοιαύτη σύστασις τὸν ἅπαντα μενεῖ χρόνον, ἀλλὰ λυθήσεται (« mais puisque toute chose qui est née connaît la destruction, cette constitution ne durera pas éternellement, mais sera défaite » ; Resp., 546 a 2-3 499). C’est le cas également dans le Timée, lorsque Platon évoque les éléments et la capacité des uns à dissoudre les autres : il emploie le terme de σύστασις ainsi que le verbe λύω, à deux reprises, et des dérivés de ce verbe : λυτά (« solubles ») et ἄλυτον (« indissoluble » ; Tim., 60 e 2-61 a 1). Le terme de σύστασις est encore employé comme le fait Philon pour désigner la constitution de l’âme (ἡ τῆς ψυχῆς σύστασις ; Tim., 36 d 8-9) mais aussi celle du monde (ἡ τοῦ κόσμου σύστασις ; Tim., 32 c 5-6). Ce dernier emploi pourrait remonter à Démocrite, si l’on en croit un passage de Diodore de Sicile que Diels et Kranz 500 considèrent comme une référence à sa philosophie, et où il est question de « la formation originelle de l’univers » (τὴν ἐξ ἀρχῆς τῶν ὅλων σύστασιν ; Bibl. hist. I, 7, 1).

Il est à noter qu’Épicure aussi parle de σύστασις, à trois reprises. Dans la Lettre à Pythoclès, il évoque la formation des nuages en parlant de la « réunion des flux issus de la terre et des eaux » (ῥευμάτων συλλογὴν ἀπό τε γῆς καὶὑδάτων), et reprend cette expression en parlant de « rassemblements de ce genre » (αἱ τῶν τοιούτων συστάσεις ; Ep., 99, 7 501). Il décrit ensuite la grêle en parlant de façon semblable de ce qui entre « dans sa composition » (ἐν τῇ συστάσει ; Ep., 107, 3 502). Enfin, dans la Lettre à Hérodote, Épicure explique les « simulacres » qui peuvent se présenter à la perception par des « assemblages fugaces sur la surface » des objets (συστάσεις ἐν τῷ περιέχοντι ὀξεῖαι ; Ep., 48, 6 503). C’est peut-être le rapprochement possible avec l’emploi par Épicure du même vocabulaire qui conduit Philon à bien préciser que c’est Dieu qui « était à l’œuvre » (τοῦ θεοῦ διαπλάσαντος) : alors que chez Épicure les assemblages d’éléments se font sans plan ordonné, chez Philon il s’agit d’une œuvre de création opérée par Dieu.

Il peut être intéressant de noter pour finir que l’exégèse de Philon n’est pas systématique, puisque dans les Legum allegoriae, Philon fait correspondre, « de façon symbolique » (συμβολικῶς) la terre à la sensation (τὴνδὲαἴσθησινκαλεῖγῆν : « [Moïse] appelle la sensation terre » ; Leg. I, 1), alors que dans notre passage la sensation est figurée par la « parenté ». Il ne s’agit cependant pas à proprement parler d’une contradiction : Philon établit dans cet autre traité une opposition entre le « ciel », qui est « l’intellect » (τὸννοῦνοὐρανόν), et la « terre », qui est la « sensation », tandis que dans le De migratione Abrahami il spécifie trois réalités qui relèvent toutes les trois à des degrés divers du monde sensible. Le cadre général reste le même, avec une distinction entre le ciel et la terre qui figure la distinction entre l’intelligible et le sensible : l’exégèse des trois « régions » qu’il faut quitter n’est que le déploiement, à l’intérieur du monde sensible, de trois modalités distinctes, le corps, la sensation et le verbe exprimé.

Notes
496.

Le premier niveau d’interprétation de la quaestio in Genesim IV, 5 est construit ainsi, la citation du lemme venant apparemment confirmer les propositions par lesquelles Philon débute son commentaire.

497.

Voir Gilles Dorival, « Exégèse juive et exégèse chrétienne », dans Marie-Odile Goulet-Cazé (éd.), Le commentaire entre tradition et innovation, Actes du colloque international de l’Institut des traditions textuelles (Paris et Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000, p. 170.

498.

Un dernier emploi se trouve dans le Troisième livre des Maccabées, mais il désigne un « monument », une œuvre imposante (3 M 2, 9).

499.

Nous traduisons.

500.

H. Diels, W. Kranz, op. cit., t. II, p. 135.

501.

Traduction de J.-F. Balaudé, dans Épicure, Lettres, Maximes, Sentences, J.-F. Balaudé (éd.), Paris, Librairie générale française, 1994, p. 182.

502.

Ibid., p. 185.

503.

Ibid., p. 156-158.