2) La sensation

Après cette première interprétation soigneusement élaborée, l’explication du sens symbolique du deuxième élément, la parenté, figure de la sensation, est nettement plus ramassée.

‘αἴσθησις δὲ συγγενὲς καὶἀδελφόν ἐστι διανοίας, ἄλογον λογικῆς, ἐπειδὴ μιᾶς ἄμφω μέρη ψυχῆς ταῦτα
la sensation est chose parente et sœur, étant irrationnelle, de l’intelligence, qui est rationnelle, puisque ce sont les deux parties d’une unique âme’

La démarche est ici très différente. Philon ne cherche pas à étayer son interprétation en recourant à l’Écriture pour faire apparaître un sens particulier du terme de parenté. L’association de mots qu’il opère pour constituer son exégèse relève directement d’un langage philosophique, mais d’un langage imagé. Du substantif συγγενεία (« parenté »), Philon passe à l’adjectif συγγενές (« parent »), qu’il glose aussitôt par un autre plus précis, ἀδελφόν (« qui est frère/sœur »), afin d’en faire l’expression de la relation entre la sensation et l’intelligence. Ce premier glissement est repris par une deuxième transposition, qui relève d’une démarche philosophique, explicitant le caractère irrationnel (ἄλογον) de la sensation, et le caractère rationnel (λογικῆς) de l’intelligence : cela a pour effet de l’une et de l’autre un véritable couple de deux réalités à la fois opposées et complémentaires. C’est ce que confirme la dernière partie de la proposition, qui insiste, avec l’usage d’un pronom au duel (ἄμφω) juxtaposé à l’adjectif (μιᾶς : unique), sur cette idée de couple et sur l’idée que ce dernier constitue la totalité de l’âme, ses deux parties (μέρη).

Philon opère ici un nouveau travail sur le vocabulaire. Le texte scripturaire fait voir deux réalités à la fois proches au départ, puisqu’il est question d’une parenté, et opposées, puisque l’une est invitée à se séparer de l’autre. Du point de vue de l’intellect, dont il peut être question ici, non seulement parce que le texte scripturaire parle d’Abraham, généralement compris comme la figure de l’intellect, mais encore parce qu’il en est question immédiatement ensuite, cela s’applique particulièrement bien aux deux réalités qui composent l’âme, à ses deux « parties », qui sont l’ « intelligence » (διανοία) et la « sensation » (αἴσθησις), dans la mesure où elles constituent les deux parties de l’âme, mais sont des réalités différentes voire antagonistes, qui peuvent imposer à l’intelligence de prendre ses distances à l’égard de la sensation.

L’emploi de l’image de la relation de parenté, que Philon emploie par fidélité à la lettre du texte, mais qu’il précise en parlant de relation fraternelle, n’est toutefois pas spécifique à ce passage. Elle se retrouve par exemple dans les Legum allegoriae, où Philon présente de façon détaillée les parties de l’âme. Il évoque l’intellect (νοῦς) et les nombreuses puissances (πολλάς[…] δυνάμεις) qu’il possède, étudiées chacune à son tour, avant d’ajouter qu’ « il existe encore une autre puissance dans l’âme, sœur de celles-là, la puissance sensitive » (ἔστιν[…] καὶἄλλη δύναμις ἐν ψυχῇ τούτων ἀδελφή, ἡ αἰσθητική ; Leg. II, 24). Le vocabulaire employé dans le De migratione Abrahami par Philon n’est donc sans doute pas lié seulement au contexte scripturaire qui parle spécifiquement de « parenté » (συγγενεία) : il renvoie à une manière plus générale d’aborder la description des réalités intelligibles dans l’âme, où une telle image peut être utilisée sans appui scripturaire spécifique. On retrouve de fait cet usage à plusieurs reprises dans le même traité, à propos des différentes parties de l’âme. Philon parle ainsi de « l’impetus, frère de la représentation » (ἡ δὲὁρμή, τὸἀδελφὸν τῆς φαντασίας ; Leg. I, 30). Il développe encore ce type d’image en énonçant que « la partie irrationnelle de l’âme, c’est la sensation et les passions qui sont issues d’elle » (τὸ δὲἄλογον αἴσθησίς ἐστι καὶ τὰ ταύτης ἔκγονα πάθη), et qu’elle « est pour l’intellect comme un frère et un proche parent » (ἐστι τῷ νῷὡς ἂν ἀδελφὸς καὶὅμαιμος ; Leg. II, 6-8). De façon plus large, Philon évoque encore « le frère de l’âme, le corps » (τὸ ψυχῆς ἀδελφὸν σῶμα ; Ebr., 70 ; voir encore Fug., 91), ou bien même la relation qui unit les différents vices entre eux (Confus., 90). Philon ne se contente donc pas de jouer sur le vocabulaire du texte scripturaire : il le rattache à une manière cohérente de se représenter la proximité entre les réalités de la vie de l’âme comme des frères ou sœurs.

Le dernier élément significatif de ce bref développement est l’absence de citation scripturaire venant à l’appui de l’interprétation. Elle ne doit vraisemblablement pas être comprise comme la preuve que Philon se situerait dans une démarche différente de l’exégèse du premier et du troisième éléments du lemme scripturaire. Il reste, en effet, dans le même type de registre et de vocabulaire que pour la présentation de la valeur allégorique de la terre, pour laquelle nous avons montré non seulement que le vocabulaire technique était nécessaire pour une pleine compréhension du lemme scripturaire, mais encore qu’il correspondait selon Philon au sens même que Moïse a voulu donner à l’Écriture. Le véritable langage permettant de décrire le monde tel qu’il est, c’est le langage de la philosophie, et c’est celui qu’emploie, mais de façon en partie dissimulée, Moïse. La différence entre l’interprétation de la terre et celle de la parenté est qu’il n’y a pas besoin de recourir à une citation pour étayer la seconde. Cela peut surprendre d’autant plus que Philon pourrait avoir la matière nécessaire pour une telle citation, à partir de la fuite de Jacob devant son frère Ésaü (Gn 27, 42-43) : commentant ce passage dans le De fuga et inventione, Philon évoque la nécessité de prendre garde à ce que « la partie la moins bonne de l’âme » (τὸ χεῖρον τῆς ψυχῆς μέρος) ne s’attaque pas à « la partie la meilleure » (τὸ κρεῖττον ; Fug., 23). L’image de la relation fraternelle entre les parties de l’âme est reprise une fois encore, avec de plus l’idée d’une nécessaire séparation.

Si Philon ne cherche pas à faire référence à ce passage, qui pourrait pourtant parfaitement appuyer son exégèse, cela peut tenir à plusieurs raisons. La première est qu’il livre une exégèse de ce passage vers la fin du traité, où il rappelle que la fuite a lieu vers Kharran, donc vers les sensations (§ 208-213) : la séparation se fait donc entre la partie vertueuse et la partie vicieuse de l’âme, et non pas spécifiquement entre la partie rationnelle et la partie intelligible. L’interprétation que fait Philon de ce passage n’est donc pas compatible avec la distinction qu’il opère ici. Philon pourrait également vouloir éviter d’introduire la figure de Jacob en lien avec le thème du départ, alors qu’il lui réserve un traitement développé, dans la suite de l’exégèse du départ d’Abraham (§ 26-29). De façon plus générale, l’absence de citation scripturaire peut s’expliquer par le fait que le sens allégorique paraîtrait suffisamment transparent pour qu’il ne soit pas besoin de chercher dans l’Écriture une citation servant en quelque sorte d’intermédiaire : parler de parenté dans l’âme renvoie de façon suffisamment claire à la parenté de la sensation et de l’intelligence, et nous avons vu que cette association était fréquente chez Philon, alors que le passage du corps à la terre impliquait de rappeler que Moïse fait du corps un assemblage d’éléments qui viennent de la terre, et y retournent. Mais il se peut toutefois également que Philon ne souhaite pas trop insister sur une interprétation qui ne serait pas suffisamment précise, et dont il va donner une version différente quelques paragraphes plus loin en récapitulant l’ensemble de son exégèse : la parenté désignera alors la relation entre l’intellect et le corps, mais surtout entre les sens, et non plus entre la partie rationnelle et la partie irrationnelle de l’âme.