Philon procède à une amplification formellement très claire du lemme, puisque son paragraphe s’ouvre par une reformulation serrée de celui-ci. En effet, ἄπελθε οὖν ἐκ τοῦ περὶ σεαυτὸν γεώδους répond mot pour mot à ἄπελθε ἐκ τῆς γῆς σου : même usage de l’impératif, même préposition, τοῦ γεώδους qui répond à τῆς γῆς et περὶσεαυτόν qui répond au pronom personnel σου. L’enjeu est bel et bien de déployer le contenu même du verset, en faisant apparaître sa portée philosophique, comme le montre le passage du substantif ἡγῆ, « la terre », qui ne détermine aucun registre particulier, à l’adjectif substantivé τὸγεώδες, « le terrestre », qui relève d’un langage conceptuel. Philon appuie cette reformulation sur son analyse précédente du lemme, combinant l’utilisation des prépositions ἐκ et περί pour faire écho au verbe περιέχω (§ 7) qui décrivait l’encerclement que l’intellect risquait de subir. Si Dieu appelle l’intellect à sortir, c’est que le terrestre exerce une contrainte sur lui et le tient enfermé.
C’est donc tout naturellement que Philon retrouve une autre image qu’il a pu emprunter à Platon, celle du corps comparé à une prison. Le terme même de δεσμωτήριον ne figure dans le Phédon, en dehors de la référence à la prison où se tient Socrate, qu’à l’occasion de l’évocation du jugement des âmes : les régions où ont lieu les châtiments sont comparées à une prison (ὥσπερ δεσμωτήριον) dont pourront être « libérés et affranchis » (ἐλευθερούμενοι καὶἀπαλλαττόμενοι) ceux qui « paraîtront vivre en se distinguant par la sainteté » (δόξωσι διαφερόντως πρὸς τὸὁσίως βιῶναι ; Phd., 114 b 6-c 1 518). En revanche, il est bien question de prison pour parler du corps, avec le terme εἰργμός, qui figure à deux reprises dans un unique passage : l’âme est « contrainte de regarder les autres réalités en passant à travers [le corps], comme à travers une prison, et non elle-même par elle-même » (ἀναγκαζομένην δὲὥσπερ διὰ εἱργμοῦ διὰ τούτου σκοπεῖσθαι τὰὄντα ἀλλὰ μὴ αὐτὴν δι’ αὑτῆς ; Phd., 82 e 2-4), et « le caractère redoutable de cette prison » (τοῦ εἰργμοῦ τὴν δεινότητα), c’est qu’elle « existe à cause du désir » (δι’ ἐπιθυμίας ἐστίν ; Phd., 82 e 5-6). L’association du corps et du désir comme formant une prison dans laquelle l’âme est enfermée est donc identique chez Philon, qui y ajoute seulement la mention des plaisirs, couramment associés du reste chez Platon aux désirs 519.
Si l’association des plaisirs et des désirs n’a rien de surprenant, le terme de « geôliers » (εἱρκτοφύλακες) est beaucoup plus rare. Le substantif εἱρκτοφύλαξ n’apparaît presque que chez Philon, où il est présent sept fois 520 : excepté notre passage, tous les emplois de ce terme concernent l’histoire de Joseph dans la prison de Pharaon, dans un emploi concret, mais aussi allégorique (Deus, 115, où se trouve aussi la seule occurrence du verbe εἱρκτοφυλακέω). Le substantif εἱρκτή (« prison »), est, quant à lui, un peu plus fréquent chez Philon, avec quinze occurrences 521, mais il est également beaucoup mieux attesté dans la littérature grecque depuis les auteurs tragiques 522. Le seul autre auteur chez qui le terme εἱρκτοφύλαξ figure jusqu’à la fin du ii e s. de notre ère est Flavius Josèphe, chez qui il apparaît deux fois dans un même passage, mais au sens propre (AJ, XVII, 185 et 187). Philon est donc le seul à utiliser le terme dans un sens figuré.
Cependant, cet emploi figuré est attesté avec le substantif εἱρκτή, chez Flavius Josèphe, lorsqu’il décrit la doctrine des Esséniens :Καὶ γὰρ ἔρρωται παρ᾽ αὐτοῖς ἥδε ἡ δόξα, φθαρτὰ μὲν εἶναι τὰ σώματα καὶ τὴν ὕλην οὐ μόνιμον αὐτῶν, τὰς δὲ ψυχὰς ἀθανάτους ἀεὶ διαμένειν, καὶ συμπλέκεσθαι μὲν ἐκ τοῦ λεπτοτάτου φοιτώσας αἰθέρος ὥσπερ εἱρκταῖς τοῖς σώμασιν ἴυγγί τινι φυσικῇ κατασπωμένας (« Chez eux, en effet, règne solidement cette croyance que si les corps sont corruptibles et que leur matière ne demeure pas, les âmes demeurent toujours, immortelles qu’elles sont ; émanant de l’éther le plus subtil, comme attirées vers le bas par une sorte de charme naturel, elles s’unissent aux corps qui les emprisonnent » 523 ; BJ II, 154). Le contexte et le vocabulaire sont les mêmes que ceux de Philon : la vision du corps comme une prison pour l’âme. Or, cet usage du terme εἱρκτή compte un exemple antérieur, dans un dialogue faussement attribué à Platon, l’Axiochos : celui-ci, en réalité, a-t-on pu écrire, « se rattache au mouvement d’idées représentées par le néo-pythagorisme, et ne paraît pas être antérieur au début du i er siècle avant J.-Ch. », et du reste son style « est émaillé de termes, d’expressions et de tournures appartenant à la période alexandrine tardive ou à la période romaine » 524. On peut y lire :
‘ὥστε οὐκ εἰς θάνατον ἀλλ᾽ εἰς ἀθανασίαν μεταβάλλεις, ὦἈξίοχε, οὐδὲἀφαίρεσιν ἕξεις τῶν ἀγαθῶν ἀλλ᾽ εἰλικρινεστέραν τὴν ἀπόλαυσιν, οὐδὲ μεμειγμένας θνητῷ σώματι τὰς ἡδονὰς ἀλλ᾽ ἀκράτους ἁπασῶν ἀλγηδόνων. Kεῖσε γὰρ ἀφίξῃ μονωθεὶς ἐκ τῆσδε τῆς εἱρκτῆς(« Ainsi, ce n’est pas à la mort, mais à l’immortalité que tu vas, Axiochos ; les biens ne te seront pas enlevés, mais tu en jouiras plus purement ; tu n’auras pas ces plaisirs mêlés au corps mortel, mais les plaisirs sans mélange de douleur. Tu t’en iras là-bas, dégagé de cette prison… » ; 370 c-d 525).’Il semble donc y avoir à l’époque hellénistique tardive et au début de l’époque impériale, chez quelques auteurs 526, un souci de reformuler le vocabulaire reçu de la tradition platonicienne, qui peut s’expliquer pour Philon et l’auteur de l’Axiochos par l’appartenance à un même milieu. Le glissement est relativement limité, puisque le terme platonicien, εἰργμός, et le terme employé chez les trois auteurs que nous avons cités, εἱρκτή, dérivent de la même racine. L’usage d’un terme différent, mais apparenté, peut constituer un écho à la tradition platonicienne, mais sous la forme d’un renouvellement du vocabulaire qui revivifie l’image, d’autant plus chez Philon où il est intégré dans un mot composé : dans le contexte de notre passage, où l’exégèse paraît s’effacer derrière l’exhortation faite à l’intellect, dans un registre protreptique qui s’apparente à la diatribe, comme Épictète en livrera d’autres exemples dans ses Entretiens, il n’est pas surprenant de constater la recherche d’une expression plus saisissante, qui permet de redonner toute sa force à l’imagerie traditionnelle.
C’est ce que confirme l’utilisation d’un mot aussi violent et recherché que παμμίαρον, littéralement « pleinement impur », ou « totalement répugnant ». Le terme est rare chez Philon (quatre occurrences) ; il se retrouve également dans une violente diatribe contre ceux qui veulent se faire un nom par eux-mêmes (Confus., 116 sur Gn 11, 4), ou encore pour invectiver, à la fin du De migratione Abrahami, Sichem, parce que celui-ci, dans sa « folie » (ἀφροσύνην), son « impudence » (ἀναισχυντίᾳ) et sa « hardiesse » (θράσει), « a entrepris de souiller et de détruire les jugements de l’intelligence » (τὰ κριτήρια τῆς διανοίας μιαίνειν[…] καὶ φθείρειν ; Migr., 224). Le dernier emploi du terme, de façon très significative, s’applique aux gardiens de prison, dans un passage du De Iosepho, où Philon explique que, conduits par leur fréquentation de criminels, ils « accomplissent un mal confus et totalement répugnant » (ἀποτελοῦσιπάμφυρτονκαὶπαμμίαρονκακόν ; Ios., 84). La diatribe s’exprime donc ici dans des termes qui rejoignent les développements sur la prison de Joseph, autour d’une figure similaire du geôlier.
La fin de la phrase, qui enjoint au harcèlement et à l’usage de la force contre la masse des ennemis, est tout d’abord un écho de la prescription énoncée précédemment de savoir se montrer le roi. Dans un contexte philosophique, c’est un prolongement de la nécessaire maîtrise du sage. Ainsi est-il rappelé, dans le Banquet de Platon, que la définition de la « tempérance » (σωϕροσύνη), c’est de « maîtriser les plaisirs et les désirs »(τὸ κρατεῖν ἡδονῶν καὶἐπιθυμιῶν ; Symp., 196 c 4-5 527), définition qui est répétée de façon assez proche dans la République : ἡ σωϕροσύνη ἐστὶν καὶἡδονῶν τινων καὶἐπιθυμιῶν ἐγκράτεια (« la tempérance est la maîtrise de certains plaisirs et des désirs » ; Resp., 430 e 6-7). Cependant, l’affirmation d’une nécessaire maîtrise des désirs et des plaisirs, si elle peut jouer un rôle ici, ne saurait suffire à expliquer le ton de violente diatribe adopté par Philon dans ce passage, qui ne parle pas de maîtrise, mais d’une véritable guerre continue : la référence à Platon et à une définition classique de l’une des vertus du sage n’est que l’un des éléments qui sont intégrés dans ce passage.
Il peut être intéressant, à titre d’hypothèse, de regarder alors de nouveau, après la mise en lumière des échos avec l’histoire de Joseph, du côté de l’Écriture elle-même. En l’occurrence, il est possible de prendre en considération la figure d’Amalêk et des Amalécites, dont la première apparition notable, en dehors de deux brèves évocations dans le livre de la Genèse (Gn 14, 7 ; 36, 12 et 16), se situe dans le livre de l’Exode (Ex 17, 8-16), où s’ouvre une guerre entre Dieu et Amalêk « de génération en génération » (ἀπὸ γενεῶν εἰς γενεάς ; Ex 17, 16). De fait, l’hostilité entre le peuple hébreu et Amalêk est constante, pendant l’Exode comme après. Ainsi, Amalêk remporte une victoire sur le peuple hébreu dans le livre des Nombres (Nb 14, 45). Balaam, dans ses bénédictions sur Israël, annonce que « le commencement des nations est Amalêk, et leur descendance sera exterminée » (Ἀρχὴἐθνῶν Αμαληκ, καὶ τὸ σπέρμα αὐτῶν ἀπολεῖται ; Nb 24, 20), annonçant une destruction encore lointaine. La nécessaire destruction d’Amalêk est prescrite au peuple hébreu dans le livre du Deutéronome, après un rappel de toutes les embûches qu’il a dressées sur le chemin de l’Exode et l’annonce de l’arrivée dans la terre promise : « il adviendra… que tu effaceras le nom d’Amalêk de la terre qui est sous le ciel ; n’oublie pas ! » (καὶἔσται[…]ἐξαλείψεις τὸὄνομα Αμαληκ ἐκ τῆς ὑπὸ τὸν οὐρανὸν καὶ οὐ μὴἐπιλάθῃ ; Dt 15, 19). Dans le livre des Juges, Amalêk fait partie des ennemis constants d’Israël dans la tentative de celui-ci de s’établir sur la terre promise (Jg 3, 13 ; 6, 3 ; 6, 33 ; 7, 12 ; 10, 12). C’est enfin un enjeu essentiel de la royauté de Saül (1 R 14, 48), mais aussi la raison de sa disgrâce, lorsqu’il refuse de vouer tout Amalêk à l’anathème comme Dieu le demandait (1 R 15). David à son tour conduira des expéditions contre les Amalécites (1 R 27, 8 ; 1 R 30-2 R 1 ; 2 R 8-12).
Aucun terme du texte de Philon ne paraît repris d’un des passages scripturaires que nous avons cités. Toutefois, la mention d’ennemis qu’il faut frapper « tous, dans leur ensemble, collectivement » (πάντα ἀθρόα συλλήβδην) peut renvoyer à Amalêk, dans la mesure où ce dernier est associé à l’idée d’une multitude qu’il faut détruire, en trois occasions. La première se trouve dans la bénédiction de Balaam que nous avons rappelée. La deuxième se trouve dans le livre des Juges : καὶ Μαδιαμ καὶ Αμαληκ καὶ πάντες οἱ υἱοὶἀνατολῶν παρεμβεβλήκεισαν ἐν τῇ κοιλάδι ὡς ἀκρὶς εἰς πλῆθος, καὶ ταῖς καμήλοις αὐτῶν οὐκ ἦν ἀριθμός, ἀλλ’ ἦσαν ὥσπερ ἡἄμμος ἡἐπὶ τὸ χεῖλος τῆς θαλάσσης εἰς πλῆθος (« Et Madian, Amalêk et tous les fils de l’orient étaient répandus dans la plaine comme la sauterelle en masse, et leurs chameaux étaient innombrables, ils étaient comme le sable au bord de la mer, en masse » ; Jg 7, 12). Enfin, Dieu ordonne à Saül de vouer à l’anathème tout Amalêk, en punition de son hostilité pendant l’Exode :
‘Νῦν ἐκδικήσω ἃἐποίησεν Αμαληκ τῷ Ισραηλ, ὡς ἀπήντησεν αὐτῷἐν τῇὁδῷἀναβαίνοντος αὐτοῦἐξ Αἰγύπτου, καὶ νῦν πορεύου καὶ πατάξεις τὸν Αμαληκ καὶ Ιεριμ καὶ πάντα τὰ αὐτοῦ καὶ οὐ περιποιήσῃἐξ αὐτοῦ καὶἐξολεθρεύσεις αὐτὸν καὶἀναθεματιεῖς αὐτὸν καὶ πάντα τὰ αὐτοῦ καὶ οὐ φείσῃἀπ̓ αὐτοῦ καὶἀποκτενεῖς ἀπὸἀνδρὸς καὶἕως γυναικὸς καὶἀπὸ νηπίου ἕως θηλάζοντος καὶἀπὸ μόσχου ἕως προβάτου καὶἀπὸ καμήλου ἕως ὄνου (« Maintenant je vais tirer vengeance de ce qu’a fait Amalêk à Israël lorsqu’il s’est avancé contre lui sur le chemin tandis qu’il montait d’Égypte. Et maintenant, va et tu frapperas Amalêk et Iérim et tout ce qui est à lui, et tu ne préserveras rien de lui et tu l’extermineras et tu le voueras à l’anathème, lui et tout ce qui est à lui, et tu ne l’épargneras pas, et tu tueras de l’homme à la femme, du petit enfant au nourrisson, de veau au mouton et du chameau à l’âne » ; 1 R 15, 2-3) 528.’La figure d’Amalêk est ainsi liée, au moment de l’Exode comme dans la période où Israël cherche à s’installer sur la terre promise, aux embûches qui retardent sa progression, de même que dans notre passage Philon évoque la nécessité d’opérer un départ qui s’accompagne d’une vigilance constante contre les ennemis qui voudraient empêcher cette libération. Philon l’interprète d’une façon convergente lorsqu’il explique la première bataille livrée contre Amalêk, dans le livre de l’Exode : ὁ νοῦς ἐπειδὰν μὲν ἐξάρῃ αὑτὸν ἀπὸ τῶν θνητῶν καὶ μετεωρισθῇ, ῥώννυται τὸὁρῶν τὸν θεόν, ὅπερ ἐστὶν Ἰσραήλ, ἐπειδὰν δὲ καθῇ τοὺς ἰδίους τόνους καὶἐξασθενήσῃ, αὐτίκα τὸ πάθος ἰσχύσει, ὁἈμαλήκ, ὃς ἑρμηνεύεται λαὸς ἐκλείχων (« lorsque l’intellect s’élève lui-même loin des choses mortelles et est placé en hauteur, il renforce ce qui voit Dieu, c’est-à-dire Israël, mais lorsqu’il relâche ses propres forces et s’affaiblit, aussitôt la passion reprend de la vigueur : Amalêk, qui se traduit “le peuple qui lèche” » ; Leg. III, 186). La figure d’Amalêk est mentionnée encore par Philon dans le De ebrietate, où il s’attaque à l’ascète, c’est-à-dire Israël, comme une figure opposée à celle d’Abraham (Ebr., 24, sur Dt 25, 18), mais aussi dans le De migratione Abrahami, pour évoquer l’assaut subi par celui qui s’affaiblit sur le chemin de la vertu (Migr., 143-144). Enfin, dans le De congressu eruditionis gratia, Philon rappelle qu’Amalêk représente « l’assaut irrationnel et immodéré de la passion » (τήν[…] ἄλογον καὶἄμετρον ὁρμὴν τοῦ πάθους ; Congr., 55).
Tous ces traits convergent avec le texte de Philon, pour présenter une figure similaire à ce que doit être la destruction totale de ce qui entrave la réalisation d’une totale libération, ici la masse des réalités corporelles qui voudraient empêcher la sortie de l’intellect. On peut encore relever que la nécessité de faire montre d’énergie contre Amalêk, notamment, qui est rappelée dans la suite du traité, peut expliquer l’emploi d’un verbe particulièrement expressif, et placé en évidence en fin de phrase, ἐπανατείνομαι, qui signifie littéralement « étendre et lever », « brandir », donc éventuellement menacer. L’image peut être un écho de l’épisode de bataille de l’Exode que nous avons rappelé, et glosé par Philon dans les Legum allegoriae, où le peuple hébreu emporte la victoire contre Amalêk aussi longtemps que Moïse tient son bâton levé, dans un geste identique à celui décrit par Philon. Enfin, l’expression παντὶσθένει καὶ πάσῃ δυνάμει peut constituer quant à elle un écho scripturaire de la grande prescription du livre du Deutéronome : καὶἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου ἐξ ὅλης τῆς καρδίας σου καὶἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς σου καὶἐξ ὅλης τῆς δυνάμεώς σου (« et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme et de tout ton pouvoir » ; Dt 6, 5). La tournure n’est pas la même (datif de manière chez Philon, construction avec ἐκ et le génitif dans le texte scripturaire ; emploi de πᾶς chez Philon, ὅλος dans le texte scripturaire), mais le jeu de répétitions et l’emploi comme dernier terme de δύναμις sont communs. Or, autant Israël doit aimer le Seigneur son Dieu, autant il doit repousser et combattre tout ce qui l’empêche de connaître la libération promise. Il pourrait donc y avoir un écho de la grande prière « Écoute Israël », mettant en relief sur un ton semblable le caractère essentiel de la sortie de la prison du corps.
Ainsi, Philon paraît intégrer à sa vive diatribe imagée une dimension proprement scripturaire, décrivant les conditions dans lesquelles le départ doit se faire, dans une lutte constante contre les désirs et les plaisirs qui menacent d’empêcher la migration. Derrière la prison peut se lire en filigrane l’histoire de Joseph, qui illustre les maux de l’emprisonnement, tandis que le harcèlement constant des ennemis renverrait à l’Exode lui-même et aux difficultés d’obtenir une véritable libération. Une fois encore, la lettre de l’Écriture nourrit et illustre la réflexion philosophique et morale, dans la mesure où ses différents passages peuvent être rapprochés les uns des autres comme constitutifs d’une signification commune. La migration propre d’Abraham peut être présentée à travers l’Exode de l’ensemble du peuple hébreu, comme la suite du traité va du reste le montrer de façon plus explicite.
Nous traduisons l’ensemble des citations du Phédon que nous donnons dans ce passage.
Le couple plaisirs-désirs en tant que tel (à l’exclusion de l’utilisation des termes notamment dans des listes de passions plus larges) revient à de très nombreuses reprises chez Platon : Phd., 81 b 4 (où ils sont associés directement au corps) ; Symp., 193 c 5 ; Laches, 191 d 7 ; Gorg., 484 d 5 ; 491 d 11 ; 497 c 7 ; Resp., 328 d 4 ; 431 d 5 ; 559 c 9 ; 571 b 4 ; Leg., 643 c 7 ; 647 d 4 ; 714 a 4 ; 782 e 5 ; 802 c 1 ; 886 b 1.
Deus, 115 ; Mutat., 173 ; Ios., 81.84.85.123.
On trouve aussi bien des usages propres que des emplois allégoriques (par exemple Her., 68).
On en recense 85 occurrences dans la littérature grecque des origines jusqu’au i er s. de notre ère.
Traduction d’A. Pelletier (CUF).
J. Chevalier, Étude critique du dialogue pseudo-platonicien l’Axiochos sur la Mort et sur l’immortalité de l’âme, Paris, Alcan, 1915, p. 115.
Traduction de J. Souilhé (CUF).
On ne trouve cet usage figuré chez aucun autre auteur de la période, que ce soit au premier siècle avant notre ère ou au premier siècle de notre ère.
Nous traduisons cette citation et la suivante.
Il est singulier de noter que dans ce même passage, Saül enjoint au Kinéen, d’une façon qui peut rappeler notre passage : Ἄπελθε καὶ ἔκκλινον ἐκ μέσου τοῦ Αμαληκίτου, μὴ προσθῶ σε μετ’ αὐτοῦ, καὶ σὺ ἐποίησας ἔλεος μετὰ τῶν υἱῶν Ισραηλ ἐν τῷ ἀναβαίνειν αὐτοὺς ἐξ Αἰγύπτου (« Pars et détourne-toi du milieu de l’Amalécite de peur que je ne t’ajoute en même temps que lui : toi, tu as fait miséricorde aux fils d’Israël quand ils montaient d’Égypte » ; 1 R 15, 6).