2) Le deuxième départ

Après ce premier départ, qui marque l’arrachement à une première forme d’aliénation, celle de la prison, Philon décrit le deuxième départ qu’il faut effectuer, en présentant une deuxième forme d’aliénation, celle qui est due aux sens. Ce deuxième départ est construit en deux temps qui se répondent, comme dans le premier départ, mais celui-ci est construit sur une symétrie très appuyée. Il partage également avec le précédent l’introduction d’une nouvelle image, surprenante, qui est ici celle du prêt : elle exprime une nouvelle servitude, moins radicale mais tout aussi dangereuse. Ce court développement présente un caractère complexe : il faut expliquer l’image du prêt, mais aussi le glissement qui semble s’opérer autour de l’identification de la parenté, et rendre compte de la manière dont Philon joue à la fois sur des références scripturaires et sur un registre philosophique qui paraît ouvrir sur une polémique contre l’épicurisme.

‘[10] Ἄπελθε κἀκ τῆς συγγενοῦς αἰσθήσεως· νυνὶ μὲν γὰρ κέχρηκας ἑκάστῃ σεαυτὸν καὶ γέγονας ἀλλότριον τῶν δεδανεισμένων ἀγαθὸν ἀποβεβληκὼς τὸἴδιον. Οἶδας δέ, κἂν πάντες ἡσυχάζωσιν, ὡς ὀφθαλμοί σε ἄγουσι καὶὦτα καὶἡἄλλη τῆς συγγενείας πληθὺς ἅπασα πρὸς τὰ φίλα ἑαυτοῖς. [11] Ἐὰν δὲἐθελήσῃς κομίσασθαι τὰ σαυτοῦ δάνεια καὶ τὴν ἰδίαν κτῆσιν περιβαλέσθαι μηδὲν αὐτῆς διαζεύξας ἢἀλλοτριώσας μέρος, εὐδαίμονος μεταποιήσῃ βίου, χρῆσιν καὶἀπόλαυσιν οὐκ ὀθνείων ἀλλʼ οἰκείων ἀγαθῶν εἰς ἀεὶ καρπούμενος.
[10] Pars aussi de la sensation qui est apparentée : maintenant, en effet, tu t’es livré toi-même à chacune et tu t’es aliéné à celles qui t’ont emprunté, en rejetant ton bien propre. Tu sais, même si tous sont en repos, que les yeux te conduisent ainsi que les oreilles et tout le reste de leur abondante parenté vers ce qui leur est cher. [11] Mais si tu veux remporter le prêt que tu as fait de toi-même et endosser la possession qui t’est propre, sans t’être séparé ni aliéné d’aucune de ses parts, tu te feras à la place une vie heureuse, retirant le fruit de l’usage et de la jouissance de biens non pas étrangers, mais particuliers, pour toujours.’

L’association des sensations et du vocabulaire de l’emprunt 529 est sans équivalent chez Philon. En dehors des discussions légales autour de la notion de prêt, Philon ne se sert de ce vocabulaire, de façon figurée, que pour présenter toutes les choses possédées par les créatures comme de simples emprunts à Dieu (Her., 103-104), ou encore pour reprendre une image platonicienne (voir Timée, 42 e 5-43 a 6) afin de parler de la constitution du corps comme d’un ensemble d’emprunts aux quatre éléments (Her., 281-283, où Philon ajoute le cinquième élément, l’éther ; Poster., 5). Ce développement paraît donc véritablement original. En lui-même, il s’explique, dans la continuité des développements précédents, par l’idée que les sensations présentent pour l’intellect le risque de se laisser posséder par elles : intellect et sensations sont apparentés, mais se situent dans deux registres distincts, que l’intellect ne doit pas ignorer sous peine de se laisser posséder par ce qui n’est pas lui-même. Il ne semble pas néanmoins que cette image se suffise à elle-même pour être parfaitement claire et justifier sa présence dans ce passage : les seuls éléments que Philon donne sur les sensations elles-mêmes se trouvent dans la deuxième phrase où il décrit le mouvement des différents organes des sens et reprend le terme de « parenté », selon des modalités sur lesquelles nous aurons à revenir. Il n’y a pas d’explication précise sur la manière dont il peut y avoir une forme de prêt de soi-même de la part de l’intellect en direction des sensations, mais seulement une mention de « leurs propres biens » (τὰφίλαἑαυτοῖς).

Philon insiste au contraire sur la notion d’aliénation, et construit ce court développement de façon parfaitement symétrique autour de la question de la possession de son bien propre, qui est l’intellect lui-même. À κέχρηκαςrépond χρῆσιν, à σεαυτὸν répond σαυτοῦ, à ἀλλότριον répond ἀλλοτριώσας, à ἀγαθόν […] τὸἴδιον répondent τὴνἰδίαν κτῆσιν et οἰκείωνἀγαθῶν, à ἀποβεβληκώς répondent κομίσασθαι et περιβαλέσθαι, et enfin, aux deux extrêmes, à νυνί répond εἰςἀεί. L’enjeu premier du passage est de montrer le passage d’un état d’asservissement à un état de libération par un renversement systématique des termes de l’aliénation.

Le propos de Philon ne paraît donc pas tant être de développer la représentation des sensations comme des « emprunteuses » (τῶνδεδανεισμένων), que d’en montrer les effets aliénants pour l’intellect, et la nécessité pour lui de retrouver sa pleine liberté à leur égard pour « retirer à jamais les fruits des biens qui lui appartiennent en propre » (οἰκείων ἀγαθῶν εἰς ἀεὶ καρπούμενος). Le changement de vie (μεταποιήσῃβίου) apparaît comme une reformulation de la notion de migration, avec un nouveau jeu sur le terme de μετανάστασις, dont le premier préfixe est ici repris. Par un effet de paradoxe sans doute voulu, le départ de sa terre procure des biens non pas étrangers, mais particuliers (οὐκ ὀθνείων ἀλλʼ οἰκείων) : le départ est déjà une forme d’arrivée dans une autre demeure (οἶκος).

Cette manière de présenter les choses peut trouver une nouvelle fois sa justification profonde dans les paroles de l’Écriture qui s’appliquent au contexte de l’Exode et de l’entrée future du peuple hébreu dans la terre que Dieu lui a promise. Deux passages presque identiques du livre du Deutéronome lient en effet la notion de prêt à la servitude du peuple : δανιεῖς ἔθνεσιν πολλοῖς, σὺ δὲ οὐ δανιῇ, καὶἄρξεις σὺἐθνῶν πολλῶν, σοῦ δὲ οὐκ ἄρξουσιν (« tu prêteras à des nations nombreuses, mais toi tu n’emprunteras pas, et tu domineras des nations nombreuses, mais elles ne te domineront pas » ; Dt 15, 6) ; καὶ δανιεῖς ἔθνεσιν πολλοῖς, σὺ δὲ οὐ δανιῇ, καὶἄρξεις σὺἐθνῶν πολλῶν, σοῦ δὲ οὐκ ἄρξουσιν (« et tu feras des prêts à des nations multiples mais toi, tu n’emprunteras pas, et tu commanderas à des nations multiples, mais toi, elles ne te commanderont pas » ; Dt 28, 12).

Le contexte est bien le même chez Philon : le lien entre prêt et servitude, ce qui empêche l’intellect d’être roi (βασιλεύς) et de commander (ἄρχειν), comme Philon a rappelé qu’il devait le faire (§ 8). Toutefois, à la lettre, la relation entre le prêt et la servitude est inversée entre le passage de Philon et les prescriptions du Deutéronome, puisque ce dernier proscrit d’emprunter aux étrangers, tandis que Philon montre le danger pour l’intellect de se prêter lui-même aux sensations. Peut-être, néanmoins, peut-on reconstruire le point de vue de Philon d’une manière un peu différente, comme une réélaboration de l’interdiction du Deutéronome. Le risque encouru par l’intellect selon Philon est de perdre son autonomie vis-à-vis des sensations, en laissant ses propres biens être aliénés par elles, et en les laissant le conduire vers ce qui leur est cher (ἄγουσι[…] πρὸς τὰ φίλα ἑαυτοῖς), plutôt que vers ses biens propres (οἰκείωνἀγαθῶν). De ce fait, il se retrouve asservi à elles et dépossédé de ses biens comme s’il s’était lui-même donné en prêt. Le danger pour l’intellect n’est pas de prêter aux sensations, mais de se prêter lui-même. Philon pourrait donc ici avoir en mémoire l’interdiction faite au peuple hébreu d’emprunter pour ne pas se retrouver commandé par des peuples étrangers, et superposer l’image de la servitude et celle du prêt, en l’appliquant à l’intellect lui-même, qui devient l’objet même de l’aliénation, plus encore que ses biens.

Ce développement peut aussi entrer en tension avec une autre prescription, celle d’accorder largement des prêts à ses frères : Ἐὰν δὲ γένηται ἐν σοὶἐνδεὴς τῶν ἀδελφῶν σου […] οὐκ ἀποστέρξεις τὴν καρδίαν σου οὐδ’ οὐ μὴ συσφίγξῃς τὴν χεῖρά σου ἀπὸ τοῦἀδελφοῦ σου τοῦἐπιδεομένου (« s’il y a chez toi un homme dans le besoin parmi tes frères […] tu ne cesseras pas d’aimer dans ton cœur, et tu ne fermeras pas ta main à ton frère qui se trouve dans le besoin » ; Dt 15, 7). Cette exigence relève du reste d’une nécessaire attention à soi-même (πρόσεχε σεαυτῷ ; Dt 15, 9), précepte dont Philon a rappelé plus haut le caractère central. Or, il a été dit précédemment que « la sensation est parente et sœur de l’intelligence » (αἴσθησις δὲ συγγενὲς καὶἀδελφόν ἐστι διανοίας ; § 3) : la relation de parenté est renversée dans ce nouveau passage, elle devient une relation inégale dans laquelle l’intellect ne doit pas se laisser asservir. Il est singulier que le terme même de parenté (συγγενείας) paraisse finalement s’appliquer dans ce passage tout d’abord au corps, si l’utilisation de l’adjectif συγγενής, sans complément exprimé, renvoie au terrestre évoqué dans le premier départ, puis à la relation entre les sensations elles-mêmes, puisque Philon parle des yeux, des oreilles, et de « tout le reste de leur abondante parenté » (ἡἄλλη τῆς συγγενείας πληθὺς ἅπασα). Il ne paraît plus être question d’une relation entre les sensations et la partie rationnelle de l’âme. Les sensations semblent avoir pris la place des « peuples étrangers », des nations (ἔθνη) dont parle le Deutéronome, et leurs biens, qu’elles veulent imposer à l’intellect, sont de fait des biens « étrangers » (ὀθνείων).

La récapitulation de l’exégèse dans la perspective du départ, combinée à une évocation sous-jacente de l’Exode, semble donc conduire Philon à un déplacement des relations précédemment établies entre sensations et partie rationnelle de l’âme : la proximité devient un risque de confusion et d’aliénation, de telle sorte que la notion de parenté est reportée sur la relation des sensations entre elles, lesquelles sont considérées, comme des étrangères pour l’intellect, susceptibles de l’empêcher de jouir de ses biens propres, comme les peuples étrangers font courir le risque au peuple hébreu de ne pas pouvoir retirer les fruits (καρπούμενος) de la terre où il doit s’installer. Ce n’est donc pas seulement le jugement porté sur une réalité donnée qui change (les sensations sont désormais vilipendées) : le fond de l’exégèse elle-même est déplacé. L’identification des sensations qui reposait sur la notion de parenté avec l’intellect devient rigoureusement impossible : la parenté désigne désormais les différents sens dans leur caractère collectif, d’une façon qui fait peut-être écho au rassemblement du paragraphe précédent contre lequel il faut rassembler ses forces.

La question des relations entre l’intellect et les sensations nous ramène à un problème strictement philosophique. À cet égard, le texte de Philon paraît renvoyer à des problèmes philosophiques bien déterminés. La libération et la migration de l’intellect constituent « le passage à une vie heureuse » (εὐδαίμονος μεταποιήσῃ βίου) : le thème de la vie heureuse, du bonheur, peut faire référence à la fin de la philosophie épicurienne 530. Or, ce passage traite du rapport aux sensations d’une manière qui peut précisément constituer une polémique contre l’épicurisme. Le développement sur le premier départ affirmait la nécessité de s’arracher aux désirs et aux plaisirs. Ce développement-ci concerne l’état qui découle de cette première libération : κἂν πάντες ἡσυχάζωσιν (« même si tous sont paisibles »), « tous » désignant les sens à travers lesquels s’expriment désirs et plaisirs. Or, même dans cet état de tranquillité, expose Philon, les sens ne sont pas véritablement en repos, et continuent à entraîner l’intellect (ἄγουσι) à leur suite, n’étant jamais véritablement immobiles.

Cette présentation diffère de celle du De Abrahamo où Philon rappelait que les yeux, à la différence de l’âme à laquelle ils sont pourtant apparentés, connaissent des périodes où ils sont en repos (ἡσυχάζουσιν ; Abr., 154). La perspective de Philon est ici négative et polémique 531 : il rappelle que les sens ne sont en réalité jamais parfaitement en repos, mais demeurent toujours stimulés par ce qui leur parvient, de sorte qu’ils attirent en cette direction l’intellect qui n’est pas vigilant. Contre l’idée d’un possible repos des sens, libérés des plaisirs et des désirs, Philon affirme la nécessaire prise de distance entre l’intellect et les sensations, la vie de celles-ci devant être strictement distinguée de la vie de celui-là. Le bonheur, la « vie heureuse » (εὐδαίμονος […] βίου) n’est donc pas dans le repos des sens, libérés des passions et des désirs, ce que serait le « calme » (ἡσυχία), ou pour reprendre un vocabulaire épicurien, l’ « absence de trouble » (ἀταραξία) : en effet ce repos n’existe pas, mais constitue un piège où l’intellect peut se laisser entraîner par l’activité propre des sens vers ce qui leur est cher (πρὸς τὰ φίλα ἑαυτοῖς), en rejetant son bien propre (ἀγαθὸν ἀποβεβληκὼς τὸἴδιον) et en se perdant lui-même.

Ce passage paraît donc recevoir sa consistance d’une conjonction entre un développement philosophique et un éclairage scripturaire. Le cas particulier du départ d’Abraham rejoint l’histoire générale du peuple hébreu durant son exode, mais s’intègre dans le même temps à un développement philosophique et polémique : la réalité du départ, pour Abraham comme le peuple qui descend de lui, se joue dans un mouvement de l’intellect par rapport aux sens. Ce que l’Écriture décrit correspond à la vie de l’âme, le récit de la vie d’Abraham renvoie au parcours que doit semblablement suivre l’intellect vers la vertu et vers le « salut intégral » (εἰς σωτηρίαν παντελῆ ; § 2). Une parole donnée de l’Écriture concernant Abraham doit être éclairée et développée dans une perspective scripturaire pour en faire apparaître la portée philosophique latente. Ce faisant, Philon peut prendre position dans un débat spécifiquement philosophique et polémiquer contre une vision qui contredirait les exigences de la véritable vie spirituelle, ici celle de l’épicurisme qui voudrait trouver le salut dans un équilibre de la vie des sens que Philon juge illusoire, au nom d’une distinction entre la vie des sens et la vie de l’intellect, en laquelle se joue le salut véritable.

Philon parvient ainsi à tenir deux discours différents, celui de l’Écriture et celui de la philosophie, pour élaborer son propre discours qui n’est ni une exégèse purement scripturaire, ni un développement strictement philosophique, mais emprunte aux deux en même temps. Cette caractéristique, déjà présente dans le premier des trois paragraphes récapitulatifs, est encore présente dans le troisième.

Notes
529.

Que ce soit avec δάνειον ou δάνεισμα (« prêt »), δανείζω (« prêter ») ou encore δανειστής (le « prêteur »).

530.

Dans sa lettre à Ménécée, Épicure distingue, parmi les plaisirs, ceux qui sont naturels de ceux qui ne le sont pas, puis parmi ceux sont naturels ceux qui sont nécessaires, et parmi ceux-là, ceux qui le sont pour le bonheur (τῶν ἐπιθυμιῶν[…] τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μὲν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι), avant de dire à propos de la santé du corps et de l’absence de trouble de l’âme (τὴν τοῦ σώματος ὑγίειαν καὶ τὴν τῆς ψυχῆς ἀταραξίαν), que « c’est la fin de la vie bienheureuse » (τοῦτο τοῦ μακαρίως ζῆν ἐστι τέλος ; 127, 8-128, 3). Les expressions de Philon, « être en repos » (ἡσυχάζωσιν) et « vie heureuse » (εὐδαίμονος […] βίου) apparaissent comme des synonymes de l’absence de trouble et de la vie bienheureuse mentionnées par Épicure.

531.

Précisons que cette polémique réduirait l’épicurisme à son seul rapport aux sens, alors que les biens nécessaires pour le bonheur, par exemple, ne sont pas liés à la maîtrise de la douleur et du plaisir du corps, mais à la philosophie et à l’amitié (voir C. Lévy, Les Philosophies hellénistiques, op. cit., p. 90-91).