3) Le troisième départ

Le troisième départ porte sur le langage. Philon y développe une opposition entre l’image et la réalité qui concerne à la fois les archétypes et les objets matériels : le langage est à mi-chemin, n’exprimant parfaitement ni les uns ni les autres. Si Philon emprunte pour une part à Platon pour la mise en place du problème, aussi bien aux développements du Cratyle sur le langage qu’aux réflexions de la République sur la différence entre la réalité et l’image, c’est un rapprochement avec la critique scripturaire des idoles qui permet de livrer le sens profond de ce développement. À la suite des deux précédents départs, Philon propose donc un développement très dense où les différentes perspectives sont étroitement entrelacées et produisent un discours à la fois composite dans ses origines, et pourtant remarquablement unifié dans son résultat.

‘[12] Ἀλλὰ μετανάστηθι κἀκ τοῦ κατὰ προφορὰν λόγου, ὃν πατρὸς οἶκον ὠνόμασεν, ἵνα μὴῥημάτων καὶὀνομάτων ἀπατηθεὶς κάλλεσι τοῦ πρὸς ἀλήθειαν κάλλους, ὅπερ ἐστὶν ἐν τοῖς δηλουμένοις πράγμασι, διαζευχθῇς. Ἄτοπον γὰρ ἢ σκιὰν σωμάτων ἢ μίμημα ἀρχετύπων φέρεσθαι πλέον· σκιᾷ μὲν δὴ καὶ μιμήματι ἔοικεν ἑρμηνεία, σώμασι δὲ καὶἀρχετύποις αἱ τῶν διερμηνευομένων φύσεις πραγμάτων, ὧν τὸν ἐφιέμενον τοῦ εἶναι μᾶλλον ἢ τοῦ δοκεῖν χρὴ περιέχεσθαι διοικιζόμενον ἀπʼ ἐκείνων.
[12] Mais émigre aussi du verbe qui est proféré, que [Moïse] a appelé “logement du père”, afin que tu ne te retrouves pas, ayant été trompé par les beautés des verbes et des noms, séparé de la beauté qui conduit à la vérité, qui est précisément dans les réalités qui sont illustrées. En effet, il est absurde que soit accordée plus de considération à l’ombre qu’aux corps, ou à l’imitation plus qu’aux archétypes ; c’est à l’ombre et à l’imitation qu’est semblable l’expression, mais aux corps et aux archétypes que le sont les natures des choses qui sont signifiées, que doit embrasser celui qui désire l’être plus que le paraître, en se séparant de celles-là.’

Le premier élément significatif de ce troisième développement est l’évolution de la formule d’ouverture. Philon ne répète plus l’impératif scripturaire ἄπελθε, mais il y substitue son propre vocabulaire, μετανάστηθι (« émigre »), déjà introduit sous la forme du substantif μετανάστασις (« migration ») dès les premiers mots de son interprétation, pour exprimer la notion de départ (§ 2). De même, la formule qui introduit l’élément scripturaire est étoffée : ὃν πατρὸς οἶκον ὠνόμασεν (« qu’il a appelé “logement du père” »). Elle paraît faire du lemme scripturaire lui-même la reformulation de quelque chose dont la réalité première est d’être « le verbe qui est proféré ». Tout comme il l’avait fait en ouvrant son commentaire, Philon fait ainsi passer la réalité allégorique avant son expression scripturaire, manière de signifier l’importance de voir, au-delà du texte, une réalité plus essentielle que le texte scripturaire illustre en même temps qu’il la dissimule. Cela n’est pas anodin dans un paragraphe où Philon affirme précisément, et immédiatement à la suite, la nécessité de dépasser les « beautés des verbes et des noms » (ῥημάτων καὶὀνομάτων […] κάλλεσι) pour atteindre les réalités (πράγμασι) véritables : la migration demandée à Abraham inclut d’aller au-delà de la manière dont les réalités sont exprimées dans l’Écriture elle-même, et le discours de Philon prend lui-même cette distance nécessaire avec la lettre du texte pour en faire apparaître la signification profonde.

Philon emploie, pour redoubler la référence au « verbe », au langage (λόγος) le terme d’ἑρμηνεία, redoublé par le participe substantivé τῶνδιερμηνευομένων. Ce vocabulaire réfère à la notion d’ « expression », de « style », mais il renvoie aussi à la notion d’ « interprétation », notamment avec le préfixe δια-. Il apparaît donc que le langage de l’Écriture lui-même peut être présenté comme une expression indirecte qui implique elle-même d’être déchiffrée et interprétée. Philon diverge alors de l’éloge de la traduction grecque de l’Écriture qu’il fait dans le De vita Mosis, où il souligne que « les mots propres s’accordaient avec les mots propres sur le même objet, les mots grecs aux mots chaldéens, s’adaptant très bien aux réalités illustrées » (συνενεχθῆναι δʼ εἰς ταὐτὸν κύρια κυρίοις ὀνόμασι, τὰἙλληνικὰ τοῖς Χαλδαϊκοῖς, ἐναρμοσθέντα εὖ μάλα τοῖς δηλουμενοις πράγμασιν ; Mos. II, 38). Il ne faut pas y voir à proprement parler une contradiction : nous avons vu dans les Quaestiones in Genesim que Philon prêtait à l’Écriture elle-même le souci de dissimuler son sens profond pour les âmes non initiées (QG IV, 8). L’adéquation du langage de l’Écriture aux « réalités qu’il illustre » (τοῖς δηλουμενοις πράγμασιν) n’implique pas nécessairement une pure transparence entre le mot et la chose. Il y a nécessairement une distance dans l’expression, qui n’est pas un défaut, mais un caractère constitutif de ce langage : il est une manière de dire les choses, qui implique une dimension interprétative. Cela n’interdit pas par principe qu’il ait une signification précise et unique : seulement, celle-ci n’est pas immédiatement transparente.

Le principe de cette représentation du langage est qu’il est l’expression de réalités d’un autre ordre, intelligible. Philon désigne ce langage par l’expression ῥήματα καὶὀνόματα, « verbes et noms ». Elle est fréquente chez lui 532 pour désigner le langage dans ses deux composantes principales, « verbes » et « noms », dont il rappelle la signification technique précise à plusieurs reprises 533. Le passage du « verbe », ou « langage » (λόγος), aux « verbes et aux noms » (ῥήματα καὶὀνόματα), indique ainsi l’amorce d’une analyse sur la nature du langage. Philon ne joue pas ici sur l’hébraïsme de la Septante, qui traduit par ῥῆμα le mot dabar, signifiant à la fois une parole et une action ou un événement (par exemple, μετὰ δὲ τὰῥήματα ταῦτα : « après ces événements » ;Gn 15, 1), mais utilise ce vocabulaire dans un sens très classique. On retrouve en effet dans son œuvre la distinction traditionnelle dans la pensée grecque entre la parole et les actes (ὅσα ἂν λέγῃὁ θεός, οὐῥήματά ἐστιν ἀλλʼ ἔργα : « tout ce que dit Dieu, ce ne sont pas des paroles, mais des actes » ; Decal., 47) 534. La distinction présente ici recouvre plus spécifiquement celle entre les mots et les réalités qu’ils expriment, que ces réalités soient concrètes (εἰ μὴἄρα […] ἀληθέστερα […] πραγμάτων ῥήματα : « à moins que les mots ne soient plus vrais que les choses » ; Mos. I, 274), ou que Philon cherche à exprimer une distinction de registre entre les réalités intelligibles et les mots, par des expressions telles que : οὐμόνονἡδιάνοιαἀλλὰκαὶτὰῥήματα (« non seulement l’intelligence, mais encore les paroles » ; Leg. III, 123) ou encore : νοημάτων οὐῥημάτων (« des idées, non des paroles » ; Her., 4). Ces usages impliquent un emploi de ῥῆμα plus large que la seule catégorie grammaticale de « verbe », mais ils correspondent à la même distinction que celle que Philon opère dans notre passage.

Il procède par un jeu d’oppositions systématiques entre deux ordres de réalités : aux beautés des verbes et des noms (ῥημάτων καὶὀνομάτων […] κάλλεσι) s’oppose « la beauté qui se trouve dans les réalités illustrées » (τοῦ […] κάλλους, ὅπερ ἐστὶν ἐν τοῖς δηλουμένοις πράγμασι) : or, les premières sont liées à l’idée de tromperie (ἀπατηθείς), la seconde conduit « vers la vérité » (πρὸς ἀλήθειαν). Le ton de Philon continue d’être particulièrement sévère, dénonçant l’attachement à l’ « ombre » (σκιάν) et à l’ « imitation » (μίμημα), ou la séparation entre « l’être » (τὸ εἶναι) et « le paraître » (τὸ δοκεῖν) d’une façon qui pourrait rappeler Platon et la théorie des idées si dans le même temps Philon ne relativisait la valeur du langage à la fois par rapport aux « corps » (σωμάτων) et aux « archétypes » (ἀρχετύπων) : il joue donc simultanément sur la distinction entre les mots et les choses, et sur la distinction entre mots et idées. La critique du langage n’est pas liée à la séparation entre une réalité sensible et une réalité intelligible, mais porte spécifiquement sur le statut du langage lui-même à l’égard de l’une et de l’autre, ou pour le dire autrement sur le problème de sa référentialité, imparfaite, à l’égard des « natures des choses qui sont signifiées » par lui (αἱ τῶν διερμηνευομένων φύσεις πραγμάτων).

Le vocabulaire de Philon s’inscrit en grande part dans la suite des réflexions du Cratyle sur le langage : l’expression « les noms et les verbes » y figure également (τά τε ὀνόματα καὶ τὰῥήματα ; Crat., 425 a 1 535), mais c’est surtout la question de la valeur référentielle du langage et de sa capacité à « nommer » (ὀνομάζειν) les choses, à leur donner un « nom » (ὄνομα), qui fait l’objet du traité 536. L’enjeu premier, que l’on retrouve chez Philon, est de déterminer l’adéquation du nom à l’objet qu’il désigne, à sa nature 537. Ainsi, à propos des deux noms de Zeus (Ζῆνα et Δία), il est écrit que « rassemblés en un, ils montrent la nature du dieu, ce qu’il convient justement, avons-nous dit, que le nom soit capable de faire » (συντιθέμενα δ’ εἰς ἓν δηλοῖ τὴν ϕύσιν τοῦ θεοῦ, ὃ δὴ προσήκειν ϕαμὲν ὀνόματι οἵῳ τε εἶναι ἀπεργάζεσθαι ; 396 a 4-5 538). Le vocabulaire de l’imitation (μίμημα, qui figure aussi chez Philon, mais également μίμησις et μιμεῖσθαι) fait l’objet d’une discussion spécifique entre Socrate et Cratyle (423 b 9-433 b 7, notamment en 430 a 6-431 a 7), mais il glisse progressivement vers le vocabulaire de l’ « image » (εἰκών, à partir de 431 d 5 ; voir notamment 439 a 1-3) et de la « représentation » (δήλωμα, à partir de 433 b 3). Le terme précis d’ « imitation » ne constitue donc qu’une étape de la réflexion, dans un dialogue qui, de plus, met en cause la pertinence du vocabulaire de l’ « imitation » pour qualifier le rapport entre les mots et les choses. Cela étant, on retrouve chez Philon la vocabulaire de la « représentation », de l’illustration (ἐντοῖςδηλουμένοιςπράγμασι), mais avec une moindre insistance.

Surtout, malgré des points communs qui permettent de penser que Philon fait bien référence à des problèmes posés par le Cratyle, et à la manière même dont ils sont posés, sa réflexion paraît relever d’une perspective différente, reprenant le dualisme de la théorie des idées plus que le vocabulaire des enquêtes sur le langage. Le terme d’ « ombre » (σκιά), en particulier, appliqué aux apparences qui ne sont que des images dégradées des réalités, renvoie plus sûrement à la République, et plus particulièrement au mythe de la caverne. Après avoir été employé dans le cadre de l’exposition du mythe (515 a 7 ; b 9 ; c 2 ; d 1 ; 516 a 6 ; e 8), le terme revient encore dans l’application systématique au réel qui est faite à partir du mythe (517 d 9 539). Par ailleurs, Philon parle d’ « archétypes » (ἀρχετύπων ; ἀρχετύποις), un terme qui n’est pas en lui-même platonicien, mais constitue une reformulation, extrêmement fréquente chez lui 540, de la théorie des idées. La référence au mythe de la caverne peut permettre de comprendre pourquoi Philon parle d’être « trompé » (ἀπατηθείς) par la beauté de ce qui paraît dans le langage, par opposition à celle qui réside dans les réalités elles-mêmes (ἐντοῖς […]πράγμασι), de la même façon que les ombres projetées sur le mur constituent une image trompeuse des réalités qui se trouvent hors de la caverne. Philon livre donc une critique du langage dans un registre qui relève de façon plus large de la critique platonicienne de la μίμησις, plutôt que de la seule interrogation cratylienne sur le rapport entre les mots et les choses.

Il faut encore noter que le vocabulaire de l’expression (ἑρμηνεία) est absent du Cratyle. Son introduction, avons-nous suggéré, peut recouvrir une référence à l’Écriture qui, en tant que langage humain, participe de ses imperfections. Le passage du participe δηλουμένοις au participe διερμηνευομένων, pour exprimer la manière dont le langage exprime des réalités (πράγμασι ; πραγμάτων) suggère en effet, avons-nous dit, l’introduction d’une référence à l’Écriture. Celle-ci, qui est une « expression » (ἑρμηνεία) du réel, c’est-à-dire une ombre (σκιᾷ), une imitation (μιμήματι), peut néanmoins « signifier » (διερμηνευομένων) le réel, en donner une « interprétation » ou une « explication », pour reprendre le sens premier du verbe διερμηνεύω.

Plusieurs emplois différents du terme se rencontrent néanmoins chez Philon. Le De posteritate Caini s’ouvre par une réflexion semblable à celle de notre passage : νυνὶ διαπορῶμεν, εἰ χρὴ τῶν ἐν ταῖς διερμηνευθείσαις βίβλοις ὑπὸ Μωυσέως τροπικώτερον ἀκούειν, τῆς ἐν τοῖς ὀνόμασι προχείρου φαντασίας πολὺ τἀληθοῦς ἀπᾳδούσης (« maintenant, nous nous interrogeons pour savoir s’il faut entendre d’une façon plus imagée ce qui se trouve dans les livres exposés par Moïse, l’image immédiatement présente dans les noms s’éloignant beaucoup de la vérité » ; Poster., 1 541). Dans ce passage, le verbe διερμηνεύω renvoie uniquement à l’action d’exposer un contenu, et la lettre de ces écrits constitue une simple « image » (φαντασία), « très éloignée de la vérité » (πολὺ τἀληθοῦς ἀπᾳδούσης). Cette activité est une caractéristique du « verbe » (λόγος). Ce peut être, comme dans le De opificio mundi, le verbe divin (θείου λόγου), qui « donne une explication de la genèse » (τοῦ διερμηνεύσαντος τὴν γένεσιν) de la « lumière invisible et intelligible » (τὸἀόρατον καὶ νοητὸν φῶς), qui est une image (εἰκών ; Opif., 31) de lui-même. C’est également la tâche propre du verbe humain, dans le De confusione linguarum, lui qui « a exposé » (διηρμήνευσεν), tandis que « la sensation a perçu » (ἡ αἴσθησις ᾔσθετο) et que « la passion a disposé » (τὸ πάθος διέθηκεν ; Confus., 53). Ce rôle d’exposition est encore confirmé dans la suite du De migratione Abrahami, lorsque Philon fait du λόγος à la fois une source (πηγῇ) et un ruisseau (ἀπορροῇ ; Migr., 71), parce qu’il lui appartient de « susciter des pensées de façon pure et de les exposer sans erreur » (τοῦ τε ὑποβάλλοντος τὰἐνθυμήματα καθαρῶς καὶ τοῦ διερμηνεύοντος αὐτὰἀπταίστως ; Migr., 73 542).

Le sens neutre d’ « exposition », qui du reste relève du verbe divin comme de Moïse, n’est pas exempt d’un sens plus spécifique d’interprétation. C’est le cas, de façon technique, entre traduction et interprétation, dans les Legum allegoriae, à propos du nom d’Isaac : γέλως γὰρ ψυχῆς καὶ χαρὰ καὶ εὐφροσύνη διερμηνεύεται οὗτος : « celui-ci en effet se traduit par le rire de l’âme, la joie et le contentement » (Leg. III, 87 ; pour des emplois similaires, voir Deus, 144 et Migr., 81) 543. C’est aussi le cas dans un sens plus large des « interprètes des rêves » (τοῖς ὀνείρων κριταῖς) dont Philon dit qu’ils « interprètent et prophétisent » (διερμηνεύουσι καὶ προφητεύουσι ; Ios., 95), ce qui oriente de nouveau vers Moïse, interprète et prophète 544. Il faut encore relever un sens intermédiaire entre celui d’exposé et celui d’interprétation : il se rencontre dans le De sobrietate, où Philon oppose à une lecture simplement littérale sa propre exposition ou interprétation (διερμηνεύσωμεν ; Sobr., 33) 545. L’emploi de ce verbe renvoie donc au problème de la transcription, dans le langage, d’une réalité, et en même temps, en sens contraire, à la manière dont un bon exposé permet de remonter de l’expression à la réalité.

L’emploi du verbe διερμηνεύω correspond donc bien à l’enjeu de notre passage : il peut à la fois désigner de façon neutre l’exposition par le langage d’un fait ou d’une chose, et renvoyer au nécessaire travail de traduction ou d’interprétation qui seul permet de comprendre certaines réalités à travers les mots qui les expriment. Il est ainsi question d’une médiation par laquelle, si elle est adaptée, il est possible d’accéder aux corps et aux archétypes (σώμασι […] καὶἀρχετύποις). Philon sort du cadre du Cratyle, en introduisant avec ce vocabulaire des éléments de réflexion supplémentaires sur la médiation du langage et les questions d’interprétation, mais aussi en développant le problème de la référentialité du langage non seulement envers les réalités sensibles mais encore envers les archétypes intelligibles. Le langage apparaît comme doté d’une nature intermédiaire, ni sensible ni intelligible, mais expression de l’une et de l’autre nature.

Ce développement de Philon semble donc nourri, malgré des évolutions par rapport à elle, d’une vision platonicienne qui excède la seule réflexion du Cratyle, pour rejoindre des préoccupations sur la distinction entre le monde sensible et le monde intelligible, et le caractère trompeur et séducteur de l’imitation que constitue le langage par rapport aux réalités intelligibles auxquelles il réfère.

Une fois encore, il paraît toutefois également possible de rattacher ces développements à une réflexion scripturaire, dont le contenu premier n’est pas le langage, mais que Philon peut lui appliquer, en cherchant à éclairer de nouveau cette migration par l’Exode du peuple hébreu. Cette réflexion est celle qui concerne les idoles, telle qu’elle est formulée dans deux passages du Pentateuque. Le premier est l’énoncé de l’une des Dix Paroles, qui figure dans les mêmes termes dans le livre de l’Exode (Ex 20, 4) et dans celui du Deutéronome (Dt 5, 8) : οὐ ποιήσεις σεαυτῷ εἴδωλον οὐδὲ παντὸς ὁμοίωμα, ὅσα ἐν τῷ οὐρανῷἄνω καὶὅσα ἐν τῇ γῇ κάτω καὶὅσα ἐν τοῖς ὕδασιν ὑποκάτω τῆς γῆς (« Tu ne feras pas pour toi d’idole, ni de ressemblance de rien de ce qui est dans le ciel, en haut, ni de ce qui est sur la terre, en bas, ni de ce qui est dans les eaux, au-dessous de la terre »). Cette parole interdit la représentation et notamment celle des idoles. Elle est précisément suivie, dans le livre de l’Exode, par le récit de la fabrication du veau d’or par Aaron à la demande du peuple, en l’absence de Moïse (Ex 32), ce qui constitue l’une des épreuves rencontrées par le peuple hébreu dans sa sortie d’Égypte, lorsqu’il substitue à Dieu une simple idole d’or. Une « ressemblance » (ὁμοίωμα) est donc l’occasion pour le peuple hébreu de s’égarer, plutôt que de rester fidèle à Dieu, qui est celui qui les a guidés hors d’Égypte, contrairement à ce qu’Aaron affirme : Οὗτοι οἱ θεοί σου, Ισραηλ, οἵτινες ἀνεβίβασάν σε ἐκ γῆς Αἰγύπτου (« Voici tes dieux, Israël, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte » ; Ex 32,4). Si le salut invoqué par Philon en ouverture du traité (σωτηρίαν : § 2) se trouve dans l’Exode, celui-ci doit venir de Dieu, et non d’idoles, de « ressemblances ».

Il paraît significatif que le même terme de « ressemblance », ὁμοίωμα, auquel peut faire écho chez Philon μίμημα, se retrouve dans un passage du Deutéronome sur la manifestation de Dieu au Sinaï : καὶἐλάλησεν κύριος πρὸς ὑμᾶς ἐκ μέσου τοῦ πυρός, φωνὴν ῥημάτων ὑμεῖς ἠκούσατε καὶὁμοίωμα οὐκ εἴδετε, ἀλλ’ ἢ φωνήν (« Et le Seigneur vous a parlé du milieu du feu : et vous avez entendu un bruit de paroles et vous n’avez pas vu de forme, seulement un bruit » ; Dt 4, 12). Or, le terme est aussitôt repris dans le verset 15 dans le même sens (καὶ φυλάξεσθε σφόδρα τὰς ψυχὰς ὑμῶν, ὅτι οὐκ εἴδετε ὁμοίωμα ἐν τῇἡμέρᾳ, ἧἐλάλησεν κύριος πρὸς ὑμᾶς : « et vous garderez bien vos âmes, car vous n’avez pas vu de forme le jour où le Seigneur vous a parlé » ; Dt 4, 15), avant d’être répété en anaphore dans les versets suivants, cette fois-ci pour faire référence aux idoles :

‘μὴἀνομήσητε καὶ ποιήσητε ὑμῖν ἑαυτοῖς γλυπτὸν ὁμοίωμα, πᾶσαν εἰκόνα, ὁμοίωμα ἀρσενικοῦἢ θηλυκοῦ, ὁμοίωμα παντὸς κτήνους τῶν ὄντων ἐπὶ τῆς γῆς, ὁμοίωμα παντὸς ὀρνέου πτερωτοῦ,ὃ πέταται ὑπὸ τὸν οὐρανόν, ὁμοίωμα παντὸς ἑρπετοῦ, ὃἕρπει ἐπὶ τῆς γῆς, ὁμοίωμα παντὸς ἰχθύος, ὅσα ἐστὶν ἐν τοῖς ὕδασιν ὑποκάτω τῆς γῆς (« ne commettez pas d’iniquité et ne vous faites pas de forme sculptée, quelque image que ce soit, forme de mâle ou de femelle, forme d’aucune bête, de celles qui sont sur la terre, forme d’aucun oiseau ailé qui vole sous le ciel, forme d’aucun reptile qui rampe sur la terre, forme d’aucun poisson, de rien de tout ce qui vit dans les eaux au-dessous de la terre » ; Dt 4, 16-18).’

Le Deutéronome emploie donc le même terme pour parler d’une « forme », celle que Dieu ne prend pas lorsqu’il parle à Israël, et pour désigner les idoles. Dieu ne possède donc pas d’ὁμοίωμα, tandis que les idoles ne sont autre chose que des ὁμοιώματα. En fabriquant un veau d’or, le peuple hébreu a choisi une « ressemblance » et voulu y voir un dieu. L’idole présente donc un double aspect : d’une part, elle n’est que l’imitation d’une réalité physique, et non la réalité elle-même, fût-elle en or comme l’idole fabriquée par Aaron ; d’autre part, elle est considérée comme un dieu, alors que le seul vrai Dieu n’a pas de forme même lorsqu’il se manifeste à son peuple. Or, ce caractère double est précisément celui que Philon assigne au langage : les mots et les verbes, rappelle-t-il, ne sont ni des corps (σώματα), ni des archétypes (ἀρχέτυποι), n’étant que des ombres du monde sensible, et des imitations des archétypes. Cette distinction, qui ne trouve pas de justification particulière dans des références à Platon, correspond de façon précise à la double dimension trompeuse des idoles. Or, le rapport entre la représentation des idoles et une réflexion sur le langage n’est pas arbitraire : il est notable que le premier verset du Deutéronome que nous avons cité associe, comme le fait Philon, « un bruit de paroles » (φωνὴν ῥημάτων) et le problème de l’absence de forme (ὁμοίωμα). Philon peut s’autoriser directement de ce verset pour amorcer une réflexion sur la parole en des termes liés à la question de l’idolâtrie : la véritable parole divine ne connaît pas de forme, de ressemblance, tandis que le langage humain n’est qu’imitation, et fait de la sorte courir le risque de choisir la ressemblance plutôt que la réalité qu’il ne fait qu’exposer.

Il faut encore souligner que la critique des idoles se retrouve exprimée dans le livre de la Sagesse, à peu près contemporain de Philon et en tout cas issu du même milieu, dans des termes proches de ceux que Philon applique au langage, notamment lorsqu’il est écrit, dans un passage qui ouvre une vive critique de l’idolâtrie :

‘ἀλλ’ ἢ πῦρ ἢ πνεῦμα ἢ ταχινὸν ἀέρα ἢ κύκλον ἄστρων ἢ βίαιον ὕδωρ ἢ φωστῆρας οὐρανοῦ πρυτάνεις κόσμου θεοὺς ἐνόμισαν. Ὧν εἰ μὲν τῇ καλλονῇ τερπόμενοι ταῦτα θεοὺς ὑπελάμβανον, γνώτωσαν πόσῳ τούτων ὁ δεσπότης ἐστὶ βελτίων, ὁ γὰρ τοῦ κάλλους γενεσιάρχης ἔκτισεν αὐτά (« Maisc’estlefeu, oulevent, oul’airrapide, oulavoûte étoilée, oul’eauimpétueuse, oulesluminairesduciel, qu’ilsontconsidéréscommedesdieux, gouverneursdumonde ! Que si, charmés de leur beauté, ils les ont pris pour des dieux, qu’ils sachent combien leur Maître est supérieur, car c’est la source même de la beauté qui les a créés » ; Sg 13, 2-3 546).’

Pour l’auteur du livre de la Sagesse comme pour Philon, la beauté des objets est trompeuse, et éloigne de la connaissance de Dieu, véritable auteur de la création. La distinction entre une beauté trompeuse et une beauté qui mène à la vérité est également présente, mais sous une forme différente, dans la suite du passage de la Sagesse : ἐκ γὰρ μεγέθους καὶ καλλονῆς κτισμάτων ἀναλόγως ὁ γενεσιουργὸς αὐτῶν θεωρεῖται (« car la grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur » ; Sg 13, 5). L’auteur du livre de la Sagesse ne distingue pas deux beautés, mais deux attitudes face à la beauté des créatures : rester charmé par elle, ou s’élever par elle jusqu’à son auteur, mais on peut trouver une convergence avec l’affirmation de Philon qu’il existe une beauté qui conduit à la vérité (τοῦ πρὸς ἀλήθειαν κάλλους).

Il paraît donc possible de conclure que, de la même manière que Philon a repris le thème scripturaire du prêt pour rendre compte de l’aliénation possible de l’intellect aux sensations, il exprime l’imperfection du langage dans des termes empruntés aux livres du Pentateuque, et donc inscrits dans la trame générale de l’Exode, et qui ont fait l’objet dans la tradition juive alexandrine de développements qui paraissent faire écho aux formulations choisies par Philon. Si le passage possède une cohérence philosophique réelle, inspirée notamment de Platon malgré quelques infléchissements, il semble bien qu’il n’en possède pas moins un ancrage scripturaire et spirituel discret et pourtant profond. L’exclamation de Philon devant l’absurdité (ἄτοπον) d’une confusion entre ombres et corps, ou entre imitations et archétypes, est du même ordre que la diatribe du livre de la Sagesse contre ceux qui s’attachent aux créatures et aux idoles au lieu de s’attacher à Dieu. Ce n’est pas un simple constat rationnel, mais également une charge contre les impies : Philon et l’auteur du livre de la Sagesse témoignent ainsi d’une même recherche d’une véritable sagesse à la fois reçue de Dieu et inscrite dans l’ordre des choses. Cette sagesse scripturaire est approfondie en étant appliquée par Philon au langage, intégrant plus profondément que ne le fait la Sagesse une démarche authentiquement philosophique et une fidélité à l’Écriture reçue de Moïse pendant l’Exode, tout en suggérant un problème herméneutique, celui des modalités d’interprétation de l’Écriture, langage humain imparfait et pourtant porteur d’une représentation des corps, c’est-à-dire du monde, et des archétypes, c’est-à-dire des réalités intelligibles, reçue de Dieu par Moïse.

La particularité de cette conception du langage a été évoquée par David Dawson, qui souligne : « As an allegorical reader of scripture, Philo shares with his Hellenistic culture a paradoxical fascination with both the promise and the limits of linguistic representation » 547. Il ajoute encore, à propos du statut du langage employé par Moïse :« Unfortunately, the only language available to Moses is a postlapsarian language with all the deficiencies noted above. […] Moses is forced to use ordinary language to express his extraordinary insights. As a result, his message is always clear and determinate once it is perceived, but it lies hidden in very indirect linguistic expressions marked by various forms of semantic indeterminacy » 548. La portée herméneutique de cette représentation du langage scripturaire est importante : « Readers must be sensitive to the peculiar dual character of Moses’ allegorical writing : they must be aware of scripture’s lack of reliable representation on a first reading, but confident in the certainty of scripture’s representation on a second » 549.

À la lecture de la récapitulation des trois départs que l’intellect doit opérer, il apparaît néanmoins que l’exégèse que Philon apporte à l’Écriture est plus complexe que ce que présente David Dawson, qui opère des distinctions seulement binaires. C’est ce que nous voudrions montrer en reprenant de façon systématique les acquis de cette première partie de l’exégèse menée par Philon.

Notes
532.

16 occurrences : Leg. I, 10 ; III, 120 ; Cher., 42 ; Sacrif., 65 et 70 ; Confus., 83 ; Migr., 49.79 ; Her., 282 ; Congr., 53 et 100 ; Mutat., 63 ; Somn. II, 238 ; Mos. II, 37 ; Legat., 206 ; QE, frg. 8 (éd. Petit).

533.

Agric., 136 ; Migr., 49 ; Congr., 149.

534.

Voir encore Praem., 23 : ἔργοις, οὐ ῥήμασιν (« par des actes, non par des paroles »).

535.

Voir également 425 a 1 ; 431 b 6.

536.

Les termes de la famille d’ὄνομα apparaissent plus de 360 fois dans le dialogue.

537.

Notons toutefois que la question proprement dite de la valeur des « verbes » (ῥήματα) est mentionnée, mais en passant, comme une simple extension du problème des noms (431 b 2-5).

538.

Traduction de L. Méridier (CUF). Voir aussi 394 a 2-3 : ῎Εοικεν δέ γε καὶ τῷ πατρὶ αὐτοῦ κατὰ ϕύσιν τὸ ὄνομα εἶναι (« Et il semble que son père aussi a un nom selon sa nature ») ; ou encore un passage où il s’agit de penser que « le nom a été donné de façon correcte et selon la nature » (τοὔνομα ὀρθῶς καὶ κατὰ ϕύσιν τεθῆναι ; 395 d 4).

539.

Voir encore 532 b 7 pour un rappel condensé des termes du mythe.

540.

Le terme apparaît 79 fois dans son œuvre.

541.

Voir aussi, pour l’exposition des Lois faite par Moïse, Spec. IV, 132.

542.

Sur ce sens général d’ « exposer », voir Ios., 189 ; Legat., 353. Dans le cadre d’un couple avec la pensée, voir Spec. II, 256.

543.

Le sens précis de traduction est employé à propos des traducteurs de la Septante : διερμηνεύσοντας et διερμηνεύειν (Mos. II, 31 et 34).

544.

Citons encore Balaam, qui, lui reproche-t-on, « se fait l’interprète des paroles d’un autre » (διερμηνεύοιτὰἑτέρου ; Mos. I, 286).

545.

Pour un emploi proche, voir Her., 63. Le développement d’une interprétation de l’Écriture se rencontre également dans le De vita contemplativa (Contempl., 31).

546.

Pour cette citation et la suivante, traduction de la Bible de Jérusalem, op. cit.

547.

D. Dawson, op. cit., p. 90.

548.

Ibid., p. 92.

549.

Ibid., p. 94.